N° 253
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025
Enregistré à la Présidence du Sénat le 22 janvier 2025
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission des lois constitutionnelles,
de législation, du suffrage universel, du Règlement et
d'administration générale (1) sur la proposition de loi visant
à sortir la France
du piège du narcotrafic
(procédure accélérée) et sur la
proposition de loi organique fixant le statut du
procureur national
anti-stupéfiants
(procédure
accélérée),
Par Mme Muriel JOURDA et M. Jérôme DURAIN,
Sénateurs
(1) Cette commission est composée de : Mme Muriel Jourda, présidente ; M. Christophe-André Frassa, Mme Marie-Pierre de La Gontrie, MM. Marc-Philippe Daubresse, Jérôme Durain, Mmes Isabelle Florennes, Patricia Schillinger, Cécile Cukierman, MM. Dany Wattebled, Guy Benarroche, Michel Masset, vice-présidents ; M. André Reichardt, Mmes Marie Mercier, Jacqueline Eustache-Brinio, M. Olivier Bitz, secrétaires ; MM. Jean-Michel Arnaud, Philippe Bas, Mme Nadine Bellurot, MM. François Bonhomme, Hussein Bourgi, Mme Sophie Briante Guillemont, MM. Ian Brossat, Christophe Chaillou, Mathieu Darnaud, Mmes Catherine Di Folco, Françoise Dumont, Laurence Harribey, Lauriane Josende, MM. Éric Kerrouche, Henri Leroy, Stéphane Le Rudulier, Mme Audrey Linkenheld, MM. Alain Marc, Hervé Marseille, Mme Corinne Narassiguin, MM. Georges Naturel, Paul Toussaint Parigi, Mmes Anne-Sophie Patru, Salama Ramia, M. Hervé Reynaud, Mme Olivia Richard, MM. Teva Rohfritsch, Pierre-Alain Roiron, Mme Elsa Schalck, M. Francis Szpiner, Mmes Lana Tetuanui, Dominique Vérien, M. Louis Vogel, Mme Mélanie Vogel.
Voir les numéros :
Sénat : |
735 rect. (2023-2024), 197, 254 et 255 (2024-2025) |
L'ESSENTIEL
Créée en novembre 2023 à l'initiative du groupe Les Républicains, la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier a remis son rapport « Un nécessaire sursaut : sortir la France du piège du narcotrafic » en mai 2024.
Elle a dressé un état des lieux préoccupant de la menace liée au narcotrafic : ce phénomène délétère s'étend désormais sur l'intégralité du territoire national, depuis des outre-mer utilisées comme zones de « rebond » par les trafiquants jusqu'à un hexagone dont tant les métropoles que les territoires ruraux sont désormais gangrénés par le trafic ; il se nourrit par ailleurs de violence, de menaces, de corruption et de blanchiment et en est venu à menacer les intérêts fondamentaux de la Nation.
C'est pour reprendre les principales recommandations de la commission d'enquête qu'Étienne Blanc et Jérôme Durain, respectivement rapporteur et président de cette commission, ont déposé la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic et la proposition de loi organique fixant le statut du procureur national anti-stupéfiants.
I. DES ACTEURS INSUFFISAMMENT ARMÉS FACE À L'AGGRAVATION CONTINUE DE L'ÉTAT DE LA MENACE LIÉE AU NARCOTRAFIC
L'impact du narcotrafic sur la France n'est que trop souvent, et dramatiquement, illustré par l'actualité. La commission d'enquête a permis d'établir un diagnostic qui atteste non seulement de la gravité de l'emprise du trafic sur notre pays, mais aussi de l'asymétrie entre les trafiquants et les services répressifs nationaux.
Ce constat a été corroboré par les auditions menées par les rapporteurs, Muriel Jourda et Jérôme Durain, qui, tout en confirmant la remarquable implication des acteurs de la lutte contre le narcotrafic (police, gendarmerie, douane, juridictions...), ont mis au jour son poids inquiétant sur l'ensemble du territoire national.
A. LE NARCOTRAFIC, UNE MENACE POUR LES INTÉRÊTS FONDAMENTAUX DE LA NATION
Phénomène mondial, le narcotrafic a des répercussions lourdes sur la situation sécuritaire de la France. À raison, la commission d'enquête sénatoriale a dépeint une « France submergée par le narcotrafic » ; ce constat a été repris par toutes les personnes auditionnées par les rapporteurs, qui ont rappelé que l'aggravation du trafic depuis une dizaine d'années est largement le fruit de la « démocratisation » de la cocaïne, produit tout aussi dangereux que rentable. Cette évolution a contribué, d'une part, à l'importation sur le sol français des techniques des cartels sud-américains, qui reposent sur la corruption et sur un usage débridé de la violence et, d'autre part, à la mise en danger des territoires ultramarins, notamment la Guyane et les collectivités des Antilles, utilisés par les trafiquants comme des portes vers l'Europe en raison de leur proximité avec les zones de production.
Principaux flux de cocaïne identifiés entre 2015 et 2019
Source : ONUDC/COFGC
Ingénieux, les narcotrafiquants sont particulièrement adaptables et emploient tous les leviers à leur disposition pour exporter les produits, en garantir la distribution, en assurer la promotion et la vente (y compris sur les plateformes numériques), et surtout pour blanchir les sommes issues de ce commerce, estimées pour la France entre 3,5 et 6 milliards d'euros par an, dont 80 % seraient imputables au cannabis et à la cocaïne, ce qui représente un doublement du « chiffre d'affaires » du trafic depuis 20101(*). Il en résulte une « offre accessible, attractive et disponible sur tout le territoire » pour tous types de produits, avec de surcroît une diversification de l'approvisionnement des consommateurs sous l'effet de l'ubérisation du trafic2(*).
La puissance financière considérable des réseaux leur permet de déjouer les mesures mises en place par les États pour empêcher la circulation des stupéfiants : le narcotrafiquant est ainsi devenu « un opérateur économique agile, inventif et impitoyable »3(*).
Magistrats et forces de sécurité intérieure ont été unanimes pour décrire aux rapporteurs des réseaux extrêmement bien organisés, dont les « têtes » sont majoritairement réfugiées dans des États peu voire non coopératifs, ayant à leur disposition des moyens technologiques de pointe (notamment des messageries cryptées ad hoc, comme en témoignent les dossiers Encrochat et Sky ECC ou, plus récemment, Ghost4(*)), ne reculant devant aucune forme de violence et dotés d'une inquiétante force de corruption dans leurs secteurs d'intérêt (transport portuaire et aéroportuaire, secteur de la logistique, administrations régaliennes, etc.). L'Office anti-stupéfiants (Ofast) évoque ainsi un « marché français [...] alimenté par des organisations criminelles qui se jouent des limites territoriales » et des réseaux « [structurés] comme des entreprises » mus par l'efficacité et le profit, fût-ce au prix de dizaines de morts - comme en témoignent les 85 victimes (y compris « collatérales ») tuées dans des règlements de comptes en France pour l'année 2023, dont 49 à Marseille.
* 1 Source : Mildeca et Observatoire français des drogues et des conduites addictives (ODFT).
* 2 Selon l'expression employée par la Mildeca et l'OFDT.
* 3 Rapport de la commission d'enquête sénatoriale sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier.
* 4 Infiltrées puis démantelées par Europol en lien avec les autorités françaises, ces trois messageries reposaient sur un système de cryptage et sur l'utilisation de terminaux ad hoc particulièrement sécurisés et onéreux. Censées garantir leurs utilisateurs contre tout risque de découverte de leur identité, elles constituaient des outils de choix pour les criminels du « haut du spectre ». Le démantèlement de Ghost a été annoncé en septembre 2024.