EXAMEN EN COMMISSION
Réunie le 20 mars 2024, sous la présidence de M. Cédric Perrin, président, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'examen du rapport de M. Mme Michelle Gréaume sur le projet de loi n° 212 (2023-2024) autorisant la ratification du traité d'entraide judiciaire en matière pénale entre la République française et la République du Kazakhstan.
Mme Michelle Gréaume, rapporteure. - Le projet de loi qui nous est soumis aujourd'hui a pour objet l'approbation de la ratification du traité d'entraide judiciaire en matière pénale entre la République française et la République du Kazakhstan, signé à Nour-Soultan le 28 octobre 2021.
Précisons d'emblée que ce ne sont pas de gros volumes de dossiers qui ont motivé la signature de ce traité.
De fait, avec, depuis 2012, seulement neuf demandes d'entraide de la part de la France, et vingt-neuf de la part du Kazakhstan, la coopération judiciaire entre nos deux pays aurait pu se poursuivre sur la base des principes de réciprocité et de courtoisie internationale, ou sur le fondement de conventions multilatérales. Cela n'aurait pas présenté d'inconvénient majeur, hormis une plus grande lenteur de traitement.
Ce texte correspond à une demande des autorités kazakhstanaises, qui dès 2017, ont sollicité l'ouverture de négociations bilatérales en vue de la signature d'une convention d'entraide judiciaire en matière pénale, assortie d'une convention d'extradition et de transfèrement des personnes condamnées. Il n'avait pas été donné suite, à l'époque, à cette proposition, en raison du faible nombre de dossiers concernés. Mais une nouvelle demande, formulée par les autorités kazakhstanaises en 2019, a reçu de la garde des sceaux de l'époque un avis favorable, pour le seul volet concernant l'entraide judiciaire en matière pénale. Il n'y a donc pas de volet « extradition » dans le traité qui nous est soumis aujourd'hui.
L'unique demande, purement formelle, de la partie kazakhstanaise lors des négociations, avait été que cet accord prenne la forme d'un traité, signé par les chefs d'État, plutôt que d'une convention, signée par les chefs de gouvernement. Ce point, sans conséquence sur la portée de l'accord, n'avait pas soulevé d'objection de la part de la France, et c'est pourquoi c'est bien un traité, et non une convention, qui se trouve soumis à notre approbation aujourd'hui.
Pour une parfaite compréhension de la signification de ce revirement français, il me semble important de replacer ce traité dans un double contexte.
Le premier aspect est l'importance géostratégique majeure de la République kazakhstanaise, poids lourd de l'Asie centrale, dont elle concentre près de la moitié du PIB. Son économie repose, à plus de 60 %, sur ses exportations d'hydrocarbures. Le Kazakhstan est notamment le premier fournisseur de pétrole brut de la France, et, à ce titre, un partenaire commercial majeur pour notre pays. Nos relations économiques bilatérales sont marquées par une forte présence des investisseurs français, qui se classent au troisième rang des investisseurs étrangers dans le pays, avec un stock net de 13,3 milliards de dollars en 2020 dans les secteurs de l'énergie, de l'aéronautique, des transports, de la chimie, des matériaux de construction, de l'agroalimentaire, etc.
Mais au-delà de l'intérêt indéniable de ce partenariat commercial, le Kazakhstan est également un acteur diplomatique crédible dans le contexte international compliqué que nous connaissons depuis l'invasion de l'Ukraine.
Premier état d'Asie centrale élu membre non permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, le Kazakhstan revendique en effet une diplomatie multivectorielle et prône la résolution pacifique des conflits. À cet égard, il paraît être à la recherche d'une position d'équilibre délicate sur le conflit ukrainien, faisant état de sa neutralité, tout en cherchant à affirmer sa souveraineté et son indépendance vis-à-vis de son voisin russe, en évitant toutefois de se l'aliéner.
Ainsi, d'un côté, Moscou demeure pour le pays incontournable, car il s'agit de son premier partenaire commercial, avec lequel il a signé un important accord bilatéral de coopération militaire en 2020.
D'un autre, l'invasion de l'Ukraine suscite de fortes inquiétudes au Kazakhstan, qui partage une frontière terrestre de plus de près de 7 000 kilomètres avec son grand voisin et abrite une importante communauté russe sur son territoire. C'est pourquoi la déclaration du président Tokaïev, le 17 juin dernier, en présence de Vladimir Poutine, selon laquelle son pays ne reconnaîtrait pas les Républiques de Donetsk et de Lougansk, semble être une prise de distance courageuse. Le président Macron, en visite au Kazakhstan en novembre dernier, a salué ce « refus de vassalisation » du pays par la Russie.
Le Kazakhstan apparaît ainsi en quête de partenaires susceptibles de contrebalancer l'influence russe. Il est demandeur d'un approfondissement de sa relation avec l'Union européenne, et avec la France en particulier. Le traité qui est soumis aujourd'hui à notre approbation s'inscrit dans cette logique.
Le second élément de contexte qu'il me paraît indispensable de rappeler concerne les avancées récentes du pays en matière de droits de l'homme.
Depuis son accession au pouvoir en 2019, le Président Tokaïev a conduit une politique de réformes très encadrées. Un premier bloc de réformes, en 2019, a permis l'autorisation de manifestations sur la voie publique, la mise en place d'un statut pour l'opposition parlementaire, la création de nouveaux partis politiques, l'abolition de la peine de mort, ainsi que des mesures de transparence budgétaire, économique et financière. Ces réformes sont entrées en vigueur progressivement depuis lors, selon des modalités qui en restreignent parfois la portée.
La seconde vague de réformes a fait suite aux événements insurrectionnels de janvier 2022 et à leur répression sanglante, après lesquelles le président a affiché la volonté de passer d'un régime « hyper présidentiel » à « une république présidentielle dotée d'un parlement fort ». Ces annonces ont été suivies par l'organisation le 5 juin 2022 d'un référendum constitutionnel, que les Kazakhstanais ont approuvé à plus de 77 %, et qui prévoyait notamment une réduction des pouvoirs du président, l'élection au suffrage universel de certains maires et gouverneurs et la création d'une cour constitutionnelle.
Le système judiciaire kazakhstanais reconnaît les grands principes de procédure pénale et garantit notamment la présomption d'innocence et le droit à être assisté par un avocat dès la première heure de garde à vue.
Le Kazakhstan s'est par ailleurs doté d'un Haut-Commissaire aux droits humains auquel chaque citoyen peut adresser une requête s'il s'estime lésé dans l'exercice de ses droits.
Ces avancées méritent d'être saluées, et vont de pair avec la volonté de construire un partenariat solide avec les démocraties européennes. Force est cependant de constater que malgré ces réels efforts la République kazakhstanaise ne peut être qualifiée d'État de droit, et qu'en dépit de leur affichage, certains droits fondamentaux font encore l'objet d'entraves.
Ainsi, la législation relative aux rassemblements pacifiques est passée d'un régime d'autorisation à un régime de déclaration, mais les manifestations représentant un problème pour les autorités demeurent interdites sous justification d'une menace à l'ordre public.
La société civile existe, mais son expression est limitée et ne peut opérer que dans des sphères déterminées par les autorités : lutte contre les violences domestiques, contre l'extrémisme religieux.
L'enregistrement des partis politiques, prérogative du ministère de la justice, est régi par le principe d'autorisation, de sorte que depuis 2023 seuls sept partis ont pu être légalement enregistrés.
Enfin le système judiciaire demeure sujet à une importante corruption, et l'indépendance des juges n'est pas totale.
L'ONG Reporters sans frontières classe en 2023 le Kazakhstan 134e sur 180 pays, ce qui donne une idée du chemin restant à parcourir en matière de droits de l'homme. Cependant, en 2010, il était classé 162e sur 175.
On pourra préférer voir ici le verre à moitié vide, ou le verre à moitié plein : c'est la partie la plus discutable de ce débat. Cette situation fait en tout cas l'objet d'un dialogue approfondi avec l'Union européenne, et la diplomatie joue pleinement son rôle pour encourager et accompagner le processus en cours.
Après ces rappels contextuels, je vais à présent vous présenter le contenu du traité.
Composé de trente-deux articles, ce texte met en place une coopération judiciaire en matière pénale, incluant notamment toutes les techniques modernes de coopération, en matière d'obtention d'informations bancaires ou d'utilisation de la vidéoconférence pour les auditions.
Le contenu du texte, qui a été rédigé par les services français, correspond tout à fait aux standards nationaux et internationaux en matière d'entraide judiciaire et pénale. Il apporte toutes les garanties usuelles pour prévenir toute demande abusive.
De manière classique, sont exclues du champ du traité l'exécution des décisions d'arrestation et d'extradition, l'exécution des condamnations pénales et les infractions pénales strictement militaires. Le traité stipule également que l'entraide doit être refusée si la partie requise « a des raisons sérieuses de croire que [celle-ci] a été demandée aux fins de poursuivre ou de punir une personne pour des considérations de sexe, de religion, de nationalité, d'origine ethnique, d'appartenance à un groupe social déterminé, d'idéologie ou d'opinions politiques, ou que la situation de cette personne risque d'être aggravée pour l'une de ces raisons ». L'entraide sera également refusée si la personne mise en cause doit être jugée par une juridiction d'exception n'assurant pas les garanties fondamentales de procédure et de protection des droits de la défense.
À titre de précaution, il n'a pas été prévu de procédure accélérée, entre autorités judiciaires, comme c'est souvent le cas pour les conventions de ce type ; toutes les demandes devront transiter par l'autorité centrale.
Les infractions fiscales figurent dans le périmètre du traité, qui précise, de manière notable, que le secret bancaire ne peut être invoqué comme motif de refus.
Enfin, le traité garantit la protection des données personnelles, conformément à la réglementation européenne du règlement général sur la protection des données (RGPD).
Mes chers collègues, compte tenu de ces éléments, je vous propose d'approuver ce texte, qui viendra consolider un partenariat stratégique que la France comme le Kazakhstan appellent de leurs voeux.
L'Assemblée nationale l'a quant à elle adopté le 13 décembre dernier, après débat en séance publique.
Son examen en séance publique au Sénat est prévu le mercredi 3 avril prochain, selon une procédure simplifiée, ce à quoi la Conférence des présidents, de même que votre rapporteur, a souscrit.
Suivant l'avis de la rapporteure, la commission a adopté, à l'unanimité, le rapport et le projet de loi précité.
Conformément aux orientations du rapport d'information n° 204 (2014-2015) qu'elle a adopté le 18 décembre 2014, la commission a autorisé la publication du présent rapport synthétique.