III. TABLE RONDE SUR LES PERSPECTIVES DE L'ÉCONOMIE FRANÇAISE ET SES CONSÉQUENCES SUR LES FINANCES PUBLIQUES (18 OCTOBRE 2023)
Réunie le mercredi 18 octobre 2023 sous la présidence de M. Claude Raynal, président, la commission a entendu M. Patrick Artus, conseiller économique de Natixis, Mme Sandrine Duchêne, directrice des risques, du contrôle permanent et de la conformité au Crédit mutuel alliance fédérale et membre du Haut Conseil des finances publiques, et M. Éric Heyer, directeur du département Analyse et prévision de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).
M. Claude Raynal, président. - Nous recevons dans le cadre d'une audition commune consacrée aux perspectives économiques de la France et leurs conséquences pour nos finances publiques, M. Patrick Artus, conseiller économique chez Natixis, M. Éric Heyer, directeur du département analyse et prévision de l'OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques) et Mme Sandrine Duchêne, membre du Haut conseil des finances publiques et directrice des risques, de la conformité et du contrôle permanent de Crédit Mutuel Alliance Fédérale.
Cette audition s'inscrit dans le cadre des travaux de notre commission relatifs à l'examen du projet de loi de finances pour 2024.
Ce texte est construit sur un ensemble d'hypothèses macroéconomiques formulées par le Gouvernement et sur lesquelles notre commission souhaite bénéficier de vos analyses après avoir entendu, le 27 septembre dernier, M. Pierre Moscovici en sa qualité de Président du Haut Conseil des finances publiques.
Le Gouvernement prévoit une croissance du PIB de 1,4 % en 2024. Cela constitue à ce jour une « hypothèse haute » en comparaison du consensus des économistes et qui, logiquement, avec une inflation estimée à 2,6 %, se retrouve dans des prévisions de recettes qui s'en trouvent également rehaussées. Nous aimerions connaître votre sentiment sur le sujet.
Alors que la Banque centrale européenne (BCE) a procédé à un nouveau resserrement des conditions du crédit en septembre dernier, les prévisions macroéconomiques pour 2024 paraissent ainsi plutôt optimistes : l'inflation diminuerait, la consommation des ménages repartirait à la hausse, l'investissement des entreprises ne serait que peu affecté par une politique monétaire pourtant très restrictive, après une année de baisse, l'emploi augmenterait et le chômage diminuerait encore. Que pouvez-vous nous dire de tout cela ? Nous nous interrogeons également sur les conséquences économiques que pourraient avoir tant le renchérissement du pétrole à l'oeuvre depuis cet été, que les tensions géopolitiques au Moyen-Orient depuis début octobre.
Mme Sandrine Duchêne, membre du Haut conseil des finances publiques et directrice des risques, de la conformité et du contrôle permanent de Crédit Mutuel Alliance Fédérale. - Je vais vous donner la teneur des réflexions du Haut conseil des finances publiques, qui ont motivé notre avis sur le projet de loi de finances pour 2024 et le projet de loi de programmation des finances publiques. En méthode, nous avons procédé comme d'habitude, par l'audition des ministères, de quelques instituts indépendants, ainsi que par questionnaires, et nous nous sommes forgés notre avis. Nous avons ainsi constaté un écart significatif entre la prévision de croissance faite par le Gouvernement, et le consensus : un écart de l'ordre de 0,5 point. L'an passé aussi, le Haut conseil avait alerté sur le caractère optimiste des prévisions gouvernementales, mais la croissance a été finalement proche de ces prévisions. Le Haut Conseil ne parie pas, il ne fait pas de prévision de croissance en propre, son rôle est de constater les écarts au consensus et de qualifier la prévision de croissance et de finances publiques élaborée par le Gouvernement.
Cette perspective rappelée, nous constatons, cette année, que l'hypothèse de croissance du Gouvernement résulte de chiffres relatifs aux différents postes de la demande qui se situent dans les fourchettes hautes des instituts. Il y a un biais optimiste d'année en année, qui fonde l'hypothèse de croissance du Gouvernement et qui se traduit sur les finances publiques - c'est pour vous un point saillant. Ce biais optimiste est-il systématique ? C'est une question que l'on peut se poser s'agissant des prévisions sous-jacentes aux lois de finances.
Sur les trajectoires, le Haut conseil pointe que la prévision de recettes fiscales repose sur une croissance élevée et un contenu en emplois taxables assez riche, pour parvenir donc à des recettes dans le haut de la fourchette. Côté dépenses, le Haut conseil a constaté la suppression de certaines mesures de soutien en matière énergétique, et peu d'économies structurelles qui soient documentées. Le Haut conseil relève donc la fragilité de la trajectoire de désendettement à partir de 2024, mais aussi que la baisse du ratio dette/PIB en 2023 est surtout imputable au surgissement de l'inflation.
À court terme, pour 2024, nous voyons peu d'éléments d'accélération macro-économique en France, en Europe et dans le monde. La croissance mondiale est affectée par le ralentissement en Chine. Nos voisins allemands et italiens, dépendants du commerce international, sont perturbés par le ralentissement chinois ; or l'histoire économique nous montre qu'il est rare que la croissance française soit découplée de la croissance allemande et italienne. Il y a donc peu de facteurs d'accélération du côté du commerce extérieur et de la demande adressée à la France. Ensuite, les prix du pétrole ne connaissent pas de tendance baissière, on observe plutôt un regain d'incertitude - et un regain sur les prix de l'énergie, et il faut compter avec le contexte inflationniste. Troisième point, la politique monétaire, avec ce choc historique qu'a constitué la remontée des taux d'intérêt de 450 points de base en 18 mois, c'est inédit depuis 40 ans - avec des effets sur l'investissement, on en constate déjà un effet de freinage sur l'immobilier. Quel est l'impact de la hausse des taux et où en est-on de cet impact - a-t-il déjà eu lieu, ou le principal est-il encore devant nous ? Quatrième point, l'ajustement des finances publiques, avec une orientation consistant à réduire le déficit, en particulier structurel, ce qui va contre l'impulsion budgétaire de la croissance. Et il faut compter avec le choc immobilier, un élément en soi qui pèse sur la croissance, sachant que les précédents historiques ont montré combien les crises immobilières avaient des effets durables sur la croissance.
Ces éléments montrent qu'il n'y a guère d'ingrédient pour accélérer immédiatement la croissance, en France non plus qu'en Europe. Or dans les prévisions du Gouvernement et d'autres instituts, le facteur d'accélération est le pouvoir d'achat, suite au reflux de l'inflation sous l'effet de la politique monétaire.
Au-delà de ces éléments de cadrage, je voudrais souligner trois enjeux forts, liés aux comportements et qui contiennent une part de mystère, alors qu'ils ont un impact sur la croissance.
Le premier mystère, c'est l'emploi. Depuis la crise sanitaire, il y a un surplomb d'emplois très important en France, un ralentissement de la productivité, plus important que ce que l'on observe dans les autres pays européens. Une partie s'explique de façon très précise, mais une autre partie ne s'explique pas - et la question est de savoir ce que l'on en fait. Il y a les deux faces d'une même pièce : plus l'emploi augmente, plus on a de la croissance à court terme et des facteurs de croissance, mais aussi plus il y a sans doute des effets de long terme sur la productivité, donc de croissance potentielle, on ne peut jamais gagner sur les deux tableaux. Que fait-on de ce dilemme ? Nous avons posé la question au ministère.
Deuxièmement, l'épargne est aussi un mystère. La crise sanitaire a entrainé un surplomb d'épargne très important, qu'on a bien documenté et qui s'explique. Ce qui s'explique moins, c'est pourquoi l'épargne reste à un niveau très élevé encore aujourd'hui en France alors que, par exemple, les consommateurs américains ont déjà dépensé leur surplus accumulé pendant la crise sanitaire. Et des facteurs restent favorables à l'épargne l'an prochain, puisque même si le reflux de l'inflation devrait pousser la consommation à la hausse, l'accélération de la hausse du revenu réel entraînerait plutôt une hausse de l'épargne, le chômage favorise aussi plutôt des comportements de précaution, à quoi s'ajoute le contexte d'incertitude, en particulier sur l'avenir avec la réforme des retraites. Le contexte n'est pas propice à une baisse de l'épargne expliquée par les comportements habituels. Il faut donc faire des choix de modélisation ou de comportement pour établir les prévisions. Ce n'est pas un problème, mais il faut alors les expliciter.
Enfin, le troisième mystère, c'est l'investissement, qui reste toujours à un niveau élevé en brut en France, malgré la hausse des taux. Les banques n'ont pas vu s'effondrer les crédits à l'investissement. Je crois, personnellement, que cela ne peut pas continuer et que les effets du choc vont venir - donc qu'il faut les inscrire dans les prévisions. Même chose pour l'investissement en logement, je pense que les effets de la crise sont encore devant nous.
Dans ce contexte, je crois que ce qui compte, c'est la transparence, la documentation des choix, pour que chacun puisse se forger une opinion sur le caractère plus ou moins optimiste des prévisions.
M. Claude Raynal, président. - Monsieur Artus, nous ferez-vous passer du mystère, à la lumière ?
M. Patrick Artus, conseiller économique chez Natixis. - Je vais me demander ce qui doit être l'objet de réflexion lorsqu'on fait une prévision économique à l'horizon 2024-2025 et quels sont les points sur lesquels porte l'essentiel de l'incertitude.
Le premier point sur lequel il faut réfléchir, c'est la productivité. Elle a été très sensible à la façon dont les pays ont réagi à la crise sanitaire. Aux États-Unis, il y a eu des licenciements, en Europe, du chômage partiel indemnisé par l'État. Mais il faut regarder la tendance : la productivité du travail en Europe est légèrement décroissante par rapport à son niveau de 2018-2019 ; aux États-Unis, elle reste sur une tendance de croissance d'à peu près 1,5 % par an. Il y a donc une anomalie européenne à partir de 2018 et particulièrement en France, où la productivité du travail a baissé de 6 % depuis le deuxième trimestre 2018. Cette baisse est une très mauvaise nouvelle, parce qu'elle interdit d'augmenter les salaires réels et qu'elle fait subir à l'État des pertes de recettes fiscales. Nous devons donc savoir si l'on peut suivre la thèse du Gouvernement et de la BCE, d'un retour de gain de productivité assez fort dès l'an prochain, ou pas. C'est décisif, parce qu'entre le scénario de ce retour de gain de productivité, et celui d'une stagnation, il y a une différence de 4 points de PIB en 2027, donc de 2 points de déficit public - soit un déficit de 4,8% en 2027.
Quelles explications au ralentissement de la productivité ? D'abord, la baisse du chômage, car on ne peut avoir un retour sur le marché de salariés peu qualifiés et des gains de productivité rapides. Le taux de chômage des qualifiés étant sous les 4 % en France et dès lors qu'il est peu cyclique, la baisse du taux de chômage concerne surtout les peu qualifiés, d'où une perte de productivité globale. Ensuite, l'apprentissage, qu'on estime responsable entre le quart et le tiers de la perte de productivité. Cependant, si les apprentis sont peu productifs au départ, ils le deviennent par la suite. Troisième explication, l'absentéisme, dont le taux a augmenté de 2,5 points entre 2018 et aujourd'hui. Il est à 6,5 %, contre 3,5 % il y a dix ans. C'est un absentéisme qui est surtout le fait des jeunes salariés de 20 à 35 ans et qui est lié, des enquêtes sociologiques le montrent, à une perte du sens du travail et de l'implication dans le travail.
Ces trois causes me semblent structurelles, ce qui rend très optimistes les hypothèses du Gouvernement et de la BCE d'un redressement rapide de la productivité ; je pense qu'il y a, de ce fait, une surestimation d'au moins 3 points de PIB dans les prévisions officielles pour 2027.
Un point sur l'investissement des entreprises. J'utiliserai d'abord une enquête qui interroge les entreprises sur les facteurs limitant la production. Jusqu'en 2017, elles répondent que le principal facteur qui limite la production, c'est l'insuffisance de la demande, soit un régime keynésien normal ; ensuite, et si on exclut 2020 où il n'y avait pas de demande, les entreprises mentionnent en premier les difficultés d'embauche et l'insuffisance des équipements. On est donc passé d'un régime d'insuffisance de la demande à un régime d'excès de demande par rapport à l'offre, puisqu'il manque du travail et du capital matériel. Cela donne l'occasion de discuter du niveau d'investissement des entreprises françaises ; on constate que leur investissement net diminue depuis 2008 - et donc que leur capital augmente peu, ce qui déprime la croissance. Or, les entreprises françaises brillent par leur niveau d'investissement brut, bien au-dessus des autres entreprises européennes. Pourquoi ? Parce qu'il apparait qu'elles investissent beaucoup en logiciels, qui sont ensuite amortis, mais aussi, et c'est alors un biais d'analyse, parce que l'Insee comptabilise ces investissements en logiciels différemment que ses homologues européennes : l'Insee compte en investissement des logiciels développés au sein de l'entreprise, alors que les autres instituts y font entrer seulement les logiciels achetés par l'entreprise, cela expliquerait 2 points d'écart d'investissement. Je crois donc qu'il ne faut pas avoir trop d'illusion sur le fait que les entreprises françaises investissent beaucoup, l'analyse détaillée montre qu'elles investissent en fait moins que les entreprises de la zone euro et beaucoup moins que les entreprises américaines. Cette enquête sur l'équipement des entreprises montre donc qu'en réalité, on n'a pas assez investi dans les entreprises depuis 2017, c'est une cause d'apparition de ce régime d'excès de demande, qui est inflationniste.
La perspective d'inflation, ensuite, est très différente entre la zone euro et les États-Unis. Outre-Atlantique, l'inflation est de 2,2 % si l'on retranche les loyers imputés aux propriétaires de logement - loyers qui sont curieusement inclus dans le calcul de l'inflation - et même à 1,9 % en retranchant tous les loyers. Les Américains sont donc revenus à la normale. Si on fait le même calcul dans la zone euro, l'inflation hors énergie et alimentation est à 6,5 % d'inflation en septembre : l'écart est important. Ceci pour les causes que j'ai dites : la faible productivité, qui implique qu'en l'absence de croissance, on crée quand même des emplois et le chômage diminue, ce qui ne permet pas de guérir les fortes tensions sur le marché du travail -les difficultés d'embauche en zone euro sont au plus haut, alors que ce n'est plus le cas aux États-Unis ; l'excès de demande, qui incite les entreprises à accroître leur marge bénéficiaire pour investir davantage, ce qui expliquerait pour partie la faible réaction de l'investissement à la conjoncture, les entreprises sachant qu'elles doivent investir pour satisfaire la demande. Le Gouvernement et la BCE tablent sur un retour de l'inflation à 2 % fin 2025, je pense que ce sera au moins un point de plus - l'inflation anticipée à 10 ans dans la zone euro, du reste, est à 2,7%, il me semble donc que la BCE entame sa crédibilité avec ses hésitations sur l'inflation.
Je veux souligner, enfin, la question des taux d'intérêt réels, qui sont décisifs pour l'évolution de la dette publique - plutôt que les taux d'intérêt nominaux. On peut les obtenir en soustrayant du taux d'intérêt nominal à 10 ans - qui doit en ce moment être de 3,7 % - le swap d'inflation à 10 ans. Depuis 2015, les taux d'intérêt réels d'emprunt étaient négatifs, ce qui permet de faire ce qu'on veut avec les déficits publics : le simple fait que les taux d'intérêt réels soient inférieurs à la croissance permet de rembourser la dette publique. Or aujourd'hui, les taux d'intérêt réels dans la zone euro sont légèrement supérieurs à 1 %, ce qui est proche du niveau de croissance potentielle de la zone euro. Si je fais l'hypothèse d'une croissance de long terme en France de 1 %, notre déficit primaire - hors intérêt de la dette - qui est de 3 % du PIB et sera probablement plus proche de 2,3 % l'an prochain, doit disparaitre : le besoin de réduction du déficit public cette année serait donc de 3 points de PIB pour stabiliser notre taux d'endettement public. En effet, à partir de maintenant, l'inflation ne fera plus diminuer le taux d'endettement : nous avons donc devant nous un besoin considérable de consolidation budgétaire.
M. Éric Heyer, directeur du département analyse et prévision de l'OFCE. - Avant tout, une précision : ce que nous disons tous les trois ne tient pas compte de ce qui se passe ces jours-ci, après l'attaque du Hamas sur Israël le 7 octobre.
Mon propos consistera en quatre messages.
Premier message : nous n'anticipons pas une période de récession - à l'exception de l'Allemagne -, mais d'accélération du ralentissement de la croissance. Nous anticipions tous un ralentissement, avec la politique monétaire, les tensions sur le marché immobilier, la persistance de l'inflation ; mais ce ralentissement est plus fort que prévu. Cependant, la France occupe une place particulière puisque là où nos partenaires révisent leurs comptes pour établir l'activité passée - de 2 points de PIB en Grande-Bretagne, d'1,3 point en Espagne, par exemple -, ce qui suggère que le rattrapage a eu lieu et n'adviendra plus, l'Insee n'a révisé nos comptes qu'à la marge. Est-ce à dire que notre institut national est meilleur que ses homologues européens, ou bien que l'ajustement est encore devant nous ? Ce qui, en passant, expliquerait une partie de ce que l'on voit sur la productivité du travail.
Un point de différence avec l'analyse de Patrick Artus : il nous semble, à l'OFCE, que le ralentissement change de nature et que les contraintes d'offre se résorbent tandis que les contraintes de demande reviennent.
Nous démontrons aussi que si la production a retrouvé ses niveaux de 2019 (et de ce point de vue l'Allemagne est en queue de peloton), elle n'atteint cependant pas les niveaux qui auraient été les siens s'il n'y avait pas eu la crise sanitaire - ce calcul se fonde sur des hypothèses, certes, mais le raisonnement tient, et nous y voyons une récession cachée. Cela peut être un élément de croissance demain ; soit on considère que cela est perdu à jamais, soit qu'on va le rattraper, qu'il y a une réserve de croissance - qui est d'ailleurs plus forte en Asie.
Deuxième point, sur les freins à la croissance, et notre analyse diverge encore de celle de Patrick Artus - alors que nous utilisons les mêmes données, c'est intéressant de le relever : en économie, on peut parvenir à des interprétations différentes des mêmes chiffres. Ce que nous voyons, nous, c'est que les problèmes de matériel commencent à se résorber et que c'est plutôt la demande qui redevient un frein à la croissance - tandis que les difficultés de recrutement restent élevées. Et ce frein situé du côté de la demande est plus marqué encore en France, où le moral des entreprises est atone, et où le moral des ménages est déprimé, ce qui rend peu propice qu'ils puisent dans leur épargne pour consommer. Il semble que les carnets de commandes des entreprises se vident et qu'ils ne se renouvellent pas, c'est ce qui nous fait dire que le frein va se situer plus nettement du côté de la demande, donc aussi du pouvoir d'achat.
Deuxième message, l'inflation se diffuse mais ne persiste pas. Elle a commencé dans l'énergie et s'est diffusée dans l'alimentaire, puis désormais dans le sous-jacent, c'est-à-dire les salaires. Cependant, les salaires ne progressent pas comme les prix, il n'y a pas de boucle prix-salaires et nous pensons que cette boucle ne va pas se former parce que les entreprises vont utiliser une partie de leurs marges pour absorber une partie de la hausse des salaires. Nous prévoyons une inflation autour de 3 % l'an prochain avec une convergence des pays développés vers ce taux, mais il faut voir que, si l'on prend pour point de départ 2019, le niveau des prix a moins augmenté en France qu'aux États-Unis, en Allemagne et au Royaume-Uni. Nous constatons que les salaires ont également moins progressé dans notre pays et nous pensons que les salaires, en France, ne vont pas tout à fait rattraper les prix. Si l'évolution des salaires réels est négative, ce n'est pas le cas de celle du pouvoir d'achat. En effet, dans les revenus de ménages, il faut également prendre en compte les revenus du capital, qui progressent fortement. Habituellement, le revenu issu du capital représente 20 % du revenu des ménages, mais ils sont à l'origine de 40 % de la progression. Ce qui a fait augmenter le revenu disponible par unité de consommation, ce sont ces revenus - ce qui peut aussi expliquer pourquoi on a cette surépargne, avec un taux d'épargne passé, au cours de la crise sanitaire, de 15 % à 19 % des revenus, soit une masse de 220 à 230 milliards d'euros, c'est considérable. Nous prévoyons une très légère baisse du taux d'épargne, mais c'est aussi un pari - si on laissait faire une équation « standard », on aurait plutôt tendance à dire l'inverse. On se demande si la référence est 15 ou 19 % mais on a plutôt l'impression que c'est 15.
Autre élément : y a-t-il eu greedflation ? Autrement dit, l'inflation est-elle due aux comportements de marge des entreprises ? L'inflation des prix de production était très élevée en 2022, un peu moins en 2023. La hausse des prix de production est liée à celles des prix des consommations intermédiaires, de la rémunération des salariés, aux comportements de marge et aux taxes nettes des subventions. Habituellement, ce sont plutôt les consommations intermédiaires qui expliquent ces évolutions, mais au deuxième trimestre 2023 - sur un an en cumulé - ce sont plutôt les marges des entreprises. On peut penser que c'est un effet de rattrapage - c'est le cas en partie - mais on voit qu'elles se restaurent progressivement. Ce phénomène est beaucoup plus marqué dans l'industrie que dans les services - le taux de marge a augmenté de 18,5 points dans l'énergie entre 2018 et 2023, et 10 points dans l'industrie en général.
Sur le policy mix, ensuite, nous pensons que les effets de la hausse rapide et forte des taux d'intérêt vont jouer à plein l'an prochain, mais que les effets de la normalisation budgétaire se feront sentir plus tard. D'après nos calculs, la hausse des taux va amputer la croissance française de près d'un point en 2024, et depuis 2022, elle aura eu le même impact que le choc inflationniste, y compris le bouclier énergétique. Sur la politique budgétaire, les économies budgétaires projetées ne nous paraissent pas de nature à qualifier ce budget d'austérité, puisque le niveau de dépenses publiques revient à un niveau d'avant crise, exprimé en pourcentage du PIB. Le déficit public se maintiendrait ainsi à 4,8 % du PIB. Même si je partage l'analyse de Patrick Artus de l'incidence du taux d'intérêt réel sur l'endettement, nous pensons que l'effet inflationniste a encore un effet, qui, à très court terme, va encore, l'an prochain, jouer dans le sens d'un léger allègement de la dette.
Sur la productivité, les 6 points de baisse depuis 2018 représentent 1,3 million d'emplois « en trop ». Soit les salariés seraient 6 % moins productifs qu'il y a cinq ans - auquel cas il faudrait baisser le salaire réel de 6 %, soit il y a d'autres explications. Les voici : le salarié réel a baissé, c'est-à-dire que la rémunération déflatée par les prix de production est bien plus basse aujourd'hui qu'avant la crise. Ce plus faible coût du travail est à l'origine de 130 000 emplois supplémentaires. Les effets relatifs à la durée du travail représentent quant à eux 160 000 emplois : ils sont liés à l'absence au travail - je préfère ce terme à celui d'absentéisme, qui suppose une intention ; il y a l'apprentissage, qui représente 250 000 emplois ; mais il faut aussi prendre en compte toutes les aides, y compris les prêts garantis par l'État (PGE), qui ont sauvé des entreprises - et donc des emplois - et donné de la liquidité à d'autres entreprises qui n'en avaient pas forcément besoin, un ensemble qui, pour nous, représente 300 000 emplois. Au total, on explique donc 70 % de la baisse de productivité - et il reste donc environ 480 000 emplois qu'on ne s'explique pas. L'analyse montre une forte disparité sectorielle : dans les services, il n'y a quasiment pas de perte de productivité inexpliquée - reste à savoir si le phénomène est structurel, ce que je ne crois pas. Mais la situation est très différente dans l'industrie et la construction, et il faut examiner les choses de plus près pour voir ce qu'il s'y passe. En tout état de cause, nous retrouvons bien les 6 points de productivité dont vient de parler Patrick Artus. Nous pensons qu'il y aura un léger rattrapage - et nos hypothèses sont un peu plus optimistes que celles du Gouvernement - mais on est encore très loin de revenir au niveau antérieur. Cela n'est pas sans incidence sur le chômage, dont nous pensons qu'il va repartir à la hausse, accentuant les problèmes de pouvoir d'achat. Ce qui nous fait dire également que même si ce budget n'est pas d'austérité, il supprime des aides au moment où le marché du travail risque de se retourner, ce qui n'ira pas sans tensions sociales supplémentaires.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Nous vous invitons à nous expliquer l'inexplicable, et l'on repart avec de nouvelles questions plutôt que des réponses. Ce n'est pas de nature à nous rassurer à une époque où nos concitoyens nous disent - je l'ai beaucoup entendu pendant la campagne pour les sénatoriales de septembre dernier -, que tout est compliqué, de plus en plus compliqué. Tout cela pèse sur la confiance en l'avenir...
Le taux d'épargne reste élevé, vous l'avez dit, mais pensez-vous que ce soit durable ? C'est important de le savoir, parce que la mobilisation de l'épargne aurait un impact sur la consommation dans notre pays.
Sur l'emploi, ensuite, quelles actions pourrions-nous conduire pour améliorer la productivité ? Pensez-vous qu'il faille rehausser le niveau de qualification générale ou, plutôt, agir sur le temps de travail des plus qualifiés ? Quelles seraient les bonnes orientations en la matière, qui profiteraient à la croissance ?
Je ne constate pas d'économies dans le projet de loi de finances pour 2024, mais plutôt une dégradation assumée des comptes publics : pensez-vous que ce soit tenable avec ce niveau de croissance ?
Enfin, les prévisions de croissance sont-elles crédibles, à court et moyen termes ? Dans ces prévisions identifiez-vous ce qui relève de la consommation des ménages, et des administrations publiques ? Et dans l'investissement, entre ce qui relève des entreprises et des administrations publiques ? Enfin, je ne sais pas pour vous, mais je doute que le commerce extérieur devienne un facteur d'amélioration, comme le prévoit le Gouvernement...
Mme Christine Lavarde. - Ce n'est peut-être pas dans vos missions, mais faites-vous ou bien êtes-vous en mesure de faire un contrefactuel de la prévision macroéconomique du Gouvernement ? Il faudrait croiser les hypothèses que vous avez remise en cause, pour voir leur effet cumulé sur les prévisions. Ensuite, quelle vous paraît la meilleure méthode pour aller chercher l'épargne des ménages et l'injecter dans l'économie ?
Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Le taux d'utilisation des capacités de production tourne autour de 80 %, et il serait en léger recul : n'est-ce pas le signe que l'offre, en tout cas dans la zone euro, serait peu adaptée à l'évolution de la demande ? Sur la productivité, vous parlez des effets du volume et de la structure de l'emploi, mais pas du tout des nouvelles technologies : pourquoi ? Je suis étonnée, aussi, que le problème concerne surtout l'industrie, et pas les services. Je m'interroge, également, sur le poids que vous donnez à l'apprentissage. Enfin, toujours sur la productivité, il y avait déjà, en 2019, une part dite inexpliquée : a-t-elle augmenté depuis ?
M. Éric Bocquet. - L'économie n'est pas l'ennemie de l'oxymore puisque vous nous parlez, à propos de la croissance, d'un ralentissement accéléré. Vous nous dites aussi que l'inflation baisse progressivement, mais que les prix vont continuer à augmenter : qu'est-ce à dire ?
Dans les causes de l'inflation, le FMI et la BCE ont pointé l'augmentation des marges des entreprises, vous le dites aussi - j'en prends bonne note. Je crois qu'il faut aussi parler des profits : on parle beaucoup d'absentéisme, alors que si les salariés s'absentent davantage, c'est probablement que le sens du travail a évolué, et l'on passe un peu sous silence le fait que les profits, eux, se portent bien : 160 milliards d'euros en 2021 pour les entreprises du CAC 40, 152 milliards en 2022 et 2023 devrait être un bon cru puisque les profits y auraient progressé de 13, 3% entre avril et juin - la France a d'ailleurs le record européen sur ce point... Ne faut-il pas réfléchir aussi de ce côté-là ?
France Stratégie a publié le rapport du Comité d'évaluation des réformes de la fiscalité du capital ; il n'a décelé aucun effet de l'ISF sur l'activité des entreprises de taille intermédiaire (ETI), ni d'impact du prélèvement fiscal unique (PFU) sur l'investissement et les salaires : qu'en pensez-vous ?
La Fédération bancaire française estimait, en août dernier, que l'épargne des Français s'élevait, tous produits confondus, à 5 956 milliards d'euros : c'est deux fois la dette publique...
Enfin, il semble que même chez les libéraux, on commence à pointer que les baisses d'impôts, que le Gouvernement s'acharne à continuer, ne sont peut-être pas la meilleure idée quand nous emprunterons 285 milliards d'euros l'an prochain : qu'en pensez-vous ?
M. Thierry Cozic. - L'Allemagne connait une récession : qu'est-ce qui l'explique ? Quelle est, ensuite, l'incidence de l'inflation sur les niveaux de revenus et sur le pouvoir d'achat ?
M. Arnaud Bazin. - Je m'interroge sur le rôle de l'éducation dans l'évolution de la productivité. L'éducation de base se dégrade, nous sommes en queue de classement des comparaisons internationales : avez-vous des éléments sur le lien avec la productivité ?
J'ai ensuite une question sur la compétitivité. On annonce des mesures protectionnistes, avec par exemple la prise en compte du cycle de vie globale des produits, y compris le transport, pour favoriser notre industrie automobile par rapport à celle de la Chine : est-ce que cela a un impact sur vos prévisions ?
M. Michel Canévet. - Un mot sur l'évaluation de la réforme de la fiscalité, que cite Éric Bocquet : le rapport dit aussi que la flat tax a motivé la création d'entreprises, ce qui n'a pas été sans effet sur la croissance et l'emploi.
L'épargne augmente, mais de plus en plus de nos concitoyens nous disent avoir du mal à joindre les deux bouts : il faut voir aussi comment elle est répartie. Il faut la mobiliser davantage, en particulier pour le logement : n'y a-t-il pas lieu de relancer la politique du logement, en mobilisant davantage l'épargne ? Les PGE, ensuite, ne vont-ils pas handicaper les entreprises, qui peuvent connaitre des défaillances pour les rembourser ?
On évoque une baisse de l'endettement public, il augmente pourtant en valeur absolue - et que va-t-il se passer pour nos finances publiques, si les taux d'intérêt continuent d'augmenter ?
Enfin, l'augmentation de l'absentéisme n'est-il pas dû pour partie à l'optimisation des droits par une frange de la population ?
Mme Sylvie Vermeillet. - Avec notre niveau d'épargne record et les perspectives que vous présentez, qui sont moins défavorables en France qu'ailleurs, peut-on espérer que les taux d'intérêt pour nos emprunts publics restent raisonnables ?
M. Claude Raynal, président. - Quelles réponses les tableaux que vous nous présentez appellent-ils sur le plan des politiques publiques ? Comment procéder pour améliorer la productivité ? En somme, quelle mesure prendriez-vous si vous étiez ministre de l'économie ?
Ensuite, quel niveau d'inflation viser, à votre avis : en quoi un peu d'inflation améliore-t-elle les choses ?
M. Éric Heyer. - Peut-on faire un contrefactuel ? Oui, c'est déjà le cas sur le site de l'OFCE, avec ce que nous avons appelé Debtwatch, une application où vous entrez vos hypothèses de croissance, d'inflation, de taux d'intérêt, et elle vous calcule votre dette, votre emploi, votre chômage, parmi d'autres indicateurs, ceci à l'horizon d'un siècle, c'est très facile d'utilisation et je vous invite à y recourir.
Je vous confirme que, pour le calcul de la productivité, nous chiffrons l'apprentissage à l'équivalent de 250 000 emplois, car il y a bien une substitution - temporaire, mais effective - des apprentis à l'emploi.
Explique-t-on l'inexplicable ? Par définition, non, mais, par exemple sur la productivité, nous avons des pistes sur ce qui se passe dans l'industrie. De même, ce n'est pas parce qu'une étude ne voit pas l'effet d'une mesure comme l'ISF sur l'emploi, que ces effets n'existent pas, ils peuvent tout à fait exister sans que nos outils les saisissent. Parmi les hypothèses de ce qui se passe pour la productivité dans l'industrie, nous pensons à une sorte de rétention de la main-d'oeuvre : les industriels ont leur carnet de commande plein mais ils rencontrent des difficultés d'approvisionnement, dès lors ils maintiennent les emplois parce que la main d'oeuvre est une denrée rare, au moins temporairement - parce que cela coûte cher - et nous voyons là une réserve de productivité.
L'inflation étant la vitesse des prix, elle peut ralentir, la hausse des prix peut ralentir mais les prix continuer d'augmenter, de même qu'une automobile qui passe de 100 à 50 km/h, continue d'avancer.
Quand on parle d'utiliser davantage l'épargne, l'objectif n'est pas qu'elle retourne à tout prix à la consommation. Quand cela reste sur les comptes en banque, on peut en être déçu : on peut la guider vers le financement des entreprises ou des administrations publiques. Les Français aiment acheter de l'assurance-vie en euros, parce que c'est le placement le moins risqué, et il s'agit en grande majorité de titres de dette publique : ce faisant, ils soutiennent les finances publiques. Le « quoi qu'il en coûte » a entraîné un surplus d'épargne, lequel se traduit par davantage d'assurance-vie en euros, c'est aussi une manne pour l'État qui la récupère - reste à savoir comment l'utiliser au mieux, d'autant qu'il faut en acquitter les taux d'intérêt.
Comment traduire nos analyses en politiques publiques ? La question est vaste, mais s'agissant de la productivité, par exemple, je ne crois pas que le salarié d'aujourd'hui soit 6 % moins productif qu'en 2019, il faut donc faire entrer d'autres facteurs. Le Gouvernement essaie d'enrichir la croissance en emplois, donc de faire baisser la productivité pour continuer à faire baisser le chômage. La question reste de savoir pourquoi il y a encore des difficultés de recrutement : le logement est la bonne façon de répondre à ces questions. À mon sens, la politique du logement est la grande absente de la politique du Gouvernement. Il existe un lien fort entre les problèmes de logement et l'échec scolaire, l'absence au travail, les difficultés d'insertion professionnelle... Résorbez le mal-logement, et vous faites des progrès sur bien des plans. Les problèmes de difficulté de recrutement sont aussi liés aux problèmes de mobilité et, avec les prix du logement aujourd'hui, vous ne bougez plus de chez vous. C'est pourquoi, et pour répondre sommairement à votre question, je crois qu'il faudrait mettre l'accent sur la politique du logement, cela aiderait à résoudre bien des problèmes.
M. Patrick Artus. - Mesure-t-on les effets de l'intelligence artificielle sur la productivité ? Nous disposons d'études locales, à l'échelle de l'entreprise, qui montrent que l'intelligence artificielle se traduit par une réduction de l'emploi peu qualifié et par des gains de productivité, ceci surtout dans les services. Cependant, nous manquons de données à une échelle plus large, qui nous permettent de prendre en compte des phénomènes plus larges - l'introduction d'internet, par exemple, s'est traduite par une création d'emplois peu qualifiés qu'on n'avait pas identifiée initialement. Je dirais donc que nous ne savons pas mesurer, pour le moment, l'incidence de l'intelligence artificielle sur la productivité, à une échelle globale.
Le taux d'épargne est croissant avec le revenu, il est de 2 % pour les 20 % des revenus les plus faibles, et de 28 % pour les 20 % des revenus les plus élevés. Il faut savoir aussi que les personnes âgées épargnent davantage que les jeunes : ce sont les plus de 70 ans qui épargnent le plus et qui, même, prennent le plus de risque avec l'épargne - il n'est donc pas vrai de dire qu'il faut assurer les personnes âgées contre le risque financier, en réalité leur risque de revenu est moindre que celui des jeunes en raison de la retraite et le vieillissement de la population va accroitre la part d'épargne risquée, ce qui est une bonne nouvelle pour l'économie. Dans les débats sur l'épargne, il faut arrêter de penser qu'il faudrait transformer l'épargne en consommation. Nous avons besoin de plus d'épargne, parce que notre déficit extérieur représente 2 points de PIB et parce que la transition énergétique demande au moins 3 à 4 points de PIB en investissement - et donc si l'on n'épargne pas davantage, on aura 5 à 6 points de PIB de déficit extérieur, ce qui mettra le pays en faillite. Il faut donc transformer de la consommation en épargne, ce qui suppose d'arrêter de subventionner la consommation, ce n'est guère sympathique, mais quand on doit transformer le capital brun en capital vert, il n'y a pas d'autre choix que d'épargner, nous sommes dans une économie de reconstruction. Ensuite, il faut savoir qu'il n'y a pas d'épargne non utilisée : l'épargne finance les entreprises privées et les administrations publiques, les Français épargnent 18,2 % de leurs revenus, cette épargne sert directement à notre économie. Il n'y a pas d'épargne qui soit non utilisée.
Sur le logement, je partage l'avis d'Éric Heyer, les statistiques montrent qu'un recrutement sur deux échoue parce que la personne ne peut pas déménager, la question est stratégique. Comment faire ? Il faut peut-être commencer par s'intéresser au prix de l'immobilier dans notre pays, qui est 40 % plus élevé qu'en Allemagne, et à nos comportements - toujours en Allemagne, les actifs sont locataires, ils deviennent propriétaires plutôt à la retraite, et la propriété appartient beaucoup aux assureurs, ce qui donne lieu à une moindre spéculation.
Sur le « bon » objectif d'inflation, les gouverneurs de banques centrales à qui j'ai eu l'occasion d'en parler, m'ont tous dit qu'ils ne « pousseraient » jamais, ô grand jamais, l'inflation à la hausse. Or, la BCE perd une partie de sa crédibilité en tenant une prévision en-deçà de l'inflation anticipée à long terme, qui est de 2,7% et non de 2%, et comme économistes, nous savons que c'est l'anticipation à long terme qui va l'emporter... D'autant que nous avons bien d'autres raisons encore de penser que l'inflation va prospérer, avec les coûts de la transition énergétique, les obstacles au commerce mondial - le FMI recense 2 500 obstacles au commerce mondial, contre 300 il y a dix ans , les tensions sur le marché du travail, le recul de la population active... Je pense que l'inflation sera plutôt de 3 %, et si la BCE persiste à prévoir 2 %, les taux d'intérêt réels seront au-delà de 1 % - les États-Unis sont déjà à 2,2% -, avec des taux nominaux qui continueront à monter, ce qui est une très mauvaise nouvelle, y compris pour l'immobilier puisque le marché immobilier se règle sur les taux nominaux, via la contrainte de revenu pour les acheteurs.
Dans ces conditions, que faire ? Il y a bien sûr le problème de l'éducation et de la formation professionnelle, leur amélioration est indispensable faire repartir la productivité - laquelle ne progressera pas spontanément puisqu'elle décline depuis 2018, qui était une très bonne année de conjoncture, de même que 2019. Je crois qu'ici, l'explication est du côté de l'attitude envers le travail et de la composition de l'emploi, avec beaucoup plus d'emplois non qualifiés que qualifiés. Savez-vous que quatre Français sur cinq parmi les moins qualifiés, ne reçoivent aucune formation professionnelle dans leur vie ? Il faut aussi réformer France Travail, qui s'occupe d'indemnisation plus que de formation professionnelle... Savez-vous, encore, que la formation professionnelle intervient en moyenne après 6 mois de chômage alors que c'est 3 jours au Danemark ? Nous avons des progrès à faire... Je crois aussi que nous devons investir davantage dans les nouvelles technologies et en recherche et développement, notre niveau est sous la moyenne de la zone euro et deux fois moindre qu'aux États-Unis...
Mon programme serait donc une réforme de l'éducation, une réforme de la formation professionnelle - pour viser les peu qualifiés plutôt que, comme aujourd'hui, les personnes qualifiées des grandes entreprises - et une grande politique de redressement de l'investissement en technologie et de la recherche-développement.
Mme Sandrine Duchêne. - La trajectoire de croissance et de finances publiques est-elle crédible ? Elle me parait peu prudente, parce qu'elle factorise mal les incertitudes d'aujourd'hui - géopolitiques, financières -, alors que les périodes de durcissement monétaire sont généralement suivies d'instabilité financière comme on l'a vu aux États-Unis avec la faillite de quelques banques. Il y aurait intérêt à plus de prudence, pour se donner des marges. Les économies budgétaires, ensuite, sont peu ou pas documentées, alors qu'elles sont ambitieuses - il va falloir le faire, c'est un travail ingrat, une revue de dépenses est en cours, je sais d'expérience combien c'est difficile, mais c'est nécessaire.
Quelle est la dynamique sur l'investissement, à court terme ? Je crois que nous sommes à un tournant sur les défaillances d'entreprises, des entreprises qui ont recouru à des PGE sont en difficulté, des entreprises ont été créées mais sans avoir la surface financière suffisante pour passer la crise sanitaire, nous voyons également un mur d'échéances des Urssaf - je crois que nous entrons dans une période de réajustement du tissu productif, au gré du retrait des aides publiques, mais aussi parce que ce tissu ne correspondait peut-être pas bien à la demande. On le voit par exemple avec les agences immobilières, beaucoup se sont créées ces dernières années, le mouvement se retourne.
Je souscris à ce que dit Patrick Artus sur la politique monétaire. Qui plus est, quel degré de répression financière est-on obligé de s'infliger pour parvenir à 2 % d'inflation ? Faut-il vraiment en passer par là ? C'est un débat de politique économique. Pour passer de 3 % à 2 %, combien d'entreprises va-t-on laisser sur le tapis ?
Nous parlons de mobiliser l'épargne pour alimenter la consommation à court terme, c'est un débat. Le surplus d'épargne covid ne concerne guère les ménages modestes, alors que c'est l'épargne de ces ménages contraints qui abonde la reprise de la consommation. Donc le surplomb d'épargne va probablement durer, car ce ne sont pas les ménages qui doivent consommer qui le peuvent. Il y a déjà des recompositions entre les comptes courants, les comptes à terme et l'assurance vie. Cela circule mais il n'y a pas de désépargne. Par ailleurs, on va avoir besoin d'épargne pour financer la transition écologique, car le risque est existentiel. Que les personnes âgées soient prêtes à prendre plus de risques, c'est une bonne chose, il y a des paris à faire sur des technologies qui n'existent pas encore, l'épargne à risque est une opportunité en complément des finances publiques, qui peuvent aussi mieux se mobiliser qu'elles ne le font dans le cadre de subventions. Il vaut alors mieux apporter des garanties que des subventions.
Nous n'avons pas relevé la prévision de croissance potentielle du Gouvernement. Dans cette prévision, il y a un élément fort : l'emploi, avec l'allongement de la durée de vie au travail, la réforme de l'assurance chômage. Cela figure dans la trajectoire des finances publiques, et cela relève le potentiel d'offre dans la trajectoire de moyen terme. C'est un choix historique relativement consensuel, consistant à mobiliser les ressources en main-d'oeuvre et augmenter le taux d'emploi des jeunes, des seniors et des femmes en particulier.
Sur la productivité, je signale aussi que le fait de réintégrer les travailleurs peu qualifiés par des baisses de charges, au prix d'une baisse de la productivité apparente du travail, est un choix politique de longue date, assumé de manière transpartisane. Je crois qu'il faut continuer dans ce sens, parce que notre chômage structurel est encore élevé, par rapport à d'autres pays - ce qui n'empêche pas, bien au contraire, des efforts sur la formation initiale, continue et tout au long de la vie.
Enfin, nous avons à faire davantage d'investissements de transition, et de formation, qui ne sont pas nécessairement liés à la productivité, et nous devrons assumer cet aspect nouveau des choses.
M. Claude Raynal, président - Merci de vous être rendus disponibles.