EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE
Article unique
Abrogation de l'article 40 de la Constitution
La présente proposition de loi tend à abroger l'article 40 de la Constitution, qui prévoit l'irrecevabilité des amendements et propositions de loi « formulés par les membres du Parlement lorsque leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l'aggravation d'une charge publique. »
Conformément à la position constante du Sénat comme de l'Assemblée nationale, la commission a rejeté cette initiative. Soucieuse de l'équilibre des comptes publics et des institutions, la commission a souhaité le maintien dans la Constitution de cette disposition que la plupart des régimes comparables à notre République partagent et dont l'application est désormais parfaitement connue des parlementaires.
La commission n'a également pas jugé souhaitable de retenir les amodiations de l'article 40 de la Constitution qui sont parfois formulées, les jugeant hasardeuses, satisfaites par le droit ou la pratique en vigueur, ou relevant du seul règlement des assemblées.
Au bénéfice de ces observations et sur proposition du rapporteur, la commission n'a pas adopté l'article unique de la proposition de loi constitutionnelle.
I. UNE GARANTIE PROCÉDURALE DONT L'APPLICATION EST CRITIQUÉE
A. UNE GARANTIE PROCÉDURALE JUGÉE NÉCESSAIRE PAR LE CONSTITUANT DE 1958
1. Une restriction du droit d'amendement qui s'inscrit dans le temps long des institutions républicaines
a) Sous la IIIème République, une rationalisation progressive du droit d'amendement des députés
Alors que les lois constitutionnelles régissant le fonctionnement de la IIIème République2(*) ne faisaient nulle mention du droit d'amendement, une première restriction de ce dernier en matière financière est introduite par l'adoption à la Chambre des députés d'une résolution le 16 mars 1900, visant à apporter une solution à « deux grands dangers : l'augmentation constante des dépenses dans une proportion effrayante pour l'avenir et la paralysie presque complète du mécanisme législatif en tout ce qui ne peut pas être rattaché au vote du budget »3(*). Fruit de l'entente entre les députés Maurice Rouvier et André Berthelot4(*), cette résolution prévoit une restriction du droit d'amendement des seuls députés5(*), auxquels est alors retiré le droit d'ajouter au projet de loi de budget par amendement ou article additionnel des dépenses publiques n'étant pas déjà prévues par des lois en vigueur.
Cette première limitation est systématisée et élargie à l'ensemble des initiatives des députés par une résolution adoptée à la Chambre le 27 mai 1920, à l'initiative de Charles de Lasteyrie, prévoyant qu'aucune « proposition de loi ou de résolution, aucun amendement tendant à imposer une dépense nouvelle ou une augmentation de dépense aux budgets de l'État, des départements, ou des communes, ne pourront être discutés en séance publique et soumis à un vote de la Chambre s'ils n'ont fait au préalable l'objet d'un rapport ou d'un avis de la part de la commission des finances6(*). »
Comme le souligne Bruno Baufumé, cette résolution est donc remarquable à deux titres : d'une part, « elle concerne toutes les catégories de textes et pas seulement les lois de finances » et, d'autre part, « elle propose des règles qui fondent le mécanisme actuellement en vigueur » de l'article 40 de la Constitution, la sanction associée à l'augmentation de dépense publique n'étant néanmoins pas l'irrecevabilité mais la disjonction et le renvoi en commission de la disposition contestée7(*). Sans entériner la création d'irrecevabilités financières8(*), les révisions successives du règlement de la Chambre des députés ont ainsi procédé à une restriction progressive du droit d'amendement des députés visant le double objectif de l'efficacité des débats et de la maîtrise de la dépense publique.
b) Sous la IVème République, l'institutionnalisation des irrecevabilités financières
Les restrictions ainsi posées n'ont néanmoins été jugées suffisantes ni par le constituant de 1946, ni par le législateur sous la IVème République.
En premier lieu, la Constitution de 1946 procède à une double limitation de l'initiative parlementaire en matière financière. D'une part, elle prévoit en son article 14 une irrecevabilité explicite quant aux propositions de loi des membres du Conseil de la République - la chambre haute sous la IVème République. L'article précité, qui dispose de l'initiative concurrente des lois au président du Conseil et aux parlementaires, prévoit ainsi que les propositions de loi - non les amendements - déposées par les membres du Conseil de la République « ne sont pas recevables lorsqu'elles auraient pour conséquence une diminution de recettes ou une création de dépenses. » D'autre part, l'article 17 octroie aux députés à l'Assemblée nationale « l'initiative des dépenses », mais son second alinéa assortit ce droit d'une réserve s'inscrivant dans l'esprit de la résolution du 16 mars 1900 : « aucune proposition tendant à augmenter les dépenses prévues ou à créer des dépenses nouvelles ne pourra être présentée lors de la discussion du budget, des crédits prévisionnels et supplémentaires. »
En second lieu, la pratique des institutions de la IVème République a conduit à renforcer la restriction du droit d'amendement des parlementaires en matière financière. La loi n° 48-1973 a ainsi posé le principe, repris pour chaque exercice suivant, des « maxima », en vertu duquel « aucune mesure législative ou réglementaire susceptible d'entraîner, au-delà des maxima prévus, une dépense nouvelle ou d'accroître une dépense déjà existante ne pourra intervenir sans faire l'objet d'une ouverture de crédits préalable au chapitre budgétaire intéressé et sans qu'aient été dégagées en contrepartie soit des économies, soit des recettes nouvelles d'un montant correspondant9(*). » Ces dispositions ont permis le développement de la pratique dite des « opérations compensées », par lesquelles la diminution d'une recette ou l'aggravation d'une charge pouvait être compensée par l'inscription à due concurrence d'une augmentation de recette ou diminution de charge équivalente.
Face à l'échec relatif de l'application de ces dispositions et poursuivant l'objectif de « donner à la discussion de la loi de finances l'ampleur qu'elle mérite »10(*), l'article 10 du décret organique n° 56-601 du 19 juin 1956 déterminant le mode de présentation du budget de l'État, « prélude à l'article 40 de la Constitution de 1958 »11(*), étend le champ d'application de cette interdiction en y incluant notamment les pertes de recettes.
2. Un choix délibéré du constituant de 1958 : le renforcement de l'irrecevabilité financière des initiatives parlementaires
Comme le souligne Bruno Baufumé, « l'article 40 de la Constitution de 1958 n'est donc pas une innovation totale » et « l'irrecevabilité financière s'inscrit ainsi dans une continuité institutionnelle manifeste »12(*). Favorable à la rationalisation du parlementarisme propre aux IIIème et IVème Républiques, le constituant de 1958 a néanmoins fait le choix délibéré de renforcer l'irrecevabilité financière des initiatives parlementaires.
En effet, l'avant-projet de Constitution des 26-29 juillet 1958, soumis au comité consultatif constitutionnel, retenait une rédaction différant significativement de la rédaction retenue in fine par le constituant13(*).
Extraits de l'avant-projet de Constitution soumis
au
comité consultatif constitutionnel le 29 juillet 1958
« Art. 35. - Les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement ne sont pas recevables lorsque leur adoption serait contraire aux dispositions de l'article 3314(*) ou à la délégation prévue à l'article 3415(*) ou lorsqu'elle aurait pour conséquence, soit une diminution des ressources, soit une aggravation des charges publiques.
« En cas de désaccord sur la recevabilité, entre le Gouvernement et le président de l'Assemblée intéressée, le Conseil constitutionnel est appelé à statuer à la demande de l'un ou de l'autre. »
Cet avant-projet, qui n'est pas modifié dans le projet de Constitution adopté par le conseil interministériel le 19 août 1958, présentait ainsi deux originalités16(*) :
- l'existence, en cas de litige sur une déclaration d'irrecevabilité, d'un mécanisme d'appel devant le Conseil constitutionnel ;
- la mention d'une aggravation « des charges publiques », un pluriel qui n'a pas été repris dans la rédaction finale de l'article 40 de la Constitution de 1958.
Cette rédaction, qui ouvre la voie à la compensation d'une aggravation ou d'une création de charges, a été retenue par les avant-projets précédant la formalisation de celui transmis le 29 juillet 1958. En témoigne par exemple le projet d'articles relatifs au Parlement du 27 juin 1958, dont l'article 13 prévoyait que « les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement ne sont toutefois pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence une diminution des ressources ou une aggravation des charges de l'État ».
L'examen de cet avant-projet devant le Conseil d'État a néanmoins conduit à l'amender significativement. Les échanges de la commission constitutionnelle du Conseil d'État sur le sujet témoignent ainsi d'une double intention particulièrement claire :
- la volonté de retenir une acception large des charges concernées : comme le rappelait le rapport de Philippe Marini en 201417(*), Gilbert Devaux, commissaire du Gouvernement et directeur du budget, insistait devant la commission constitutionnelle du Conseil d'État pour qu'il soit « noté » par les rapporteurs que la notion de « charge » répondait à la définition des charges donnée par l'article 10 du décret-loi organique du 19 juin 195618(*) ;
- l'interdiction, « à tout le moins dans le domaine des dépenses », des opérations compensées, le terme de « charge publique » étant au singulier. Gilbert Devaux avait particulièrement éclairé les travaux de la commission, en soulignant l'asymétrie entre charges et ressources à cet égard, soulignant que « le Parlement aurait donc, dans ce système la possibilité de proposer un impôt à la place d'un autre impôt ; mais il ne pourrait pas proposer une augmentation de dépenses en compensation d'une diminution de dépenses » et ajoutant : « je crois donc que le texte est bon tel qu'il est. »
Les débats en assemblée générale du Conseil d'État les 27 et 28 août 1958 sont ensuite l'occasion de réaffirmer le renforcement de l'irrecevabilité financière admise sous la théorie des « maxima ». Le commissaire du Gouvernement Raymond Janot estime ainsi que la scission de l'article 35 en deux articles distincts, l'un relatif à l'irrespect par le législateur du domaine de la loi et l'autre relatif à l'irrecevabilité financière des initiatives législatives des parlementaires, présente l'intérêt de « faire apparaître, au moins en la forme, comme une espèce de guillotine relativement brutale ce qui a trait aux maxima. » Ces mêmes débats conduisent également à supprimer la mention d'un appel devant le Conseil constitutionnel au motif, selon Raymond Janot, que ses « compétences seront plus juridiques, ou politiques, que financières » et que, « comme le système de la loi des maxima fonctionnait jusqu'à ce jour sans intervention d'un Conseil constitutionnel, il a paru qu'il n'y avait pas d'inconvénient à ce qu'il continue de fonctionner ainsi. »
Le projet issu des discussions devant le Conseil d'État ne connaît ensuite plus de modification et devient l'article 40 de la Constitution, ainsi rédigé : « Les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l'aggravation d'une charge publique. »
* 2 Voir à cet égard la loi du 25 février 1875 relative à l'organisation des pouvoirs publics, la loi du 24 février 1875 relative à l'organisation du Sénat ainsi que la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics, consultables sur le site du Conseil constitutionnel.
* 3 Ainsi André Berthelot, auteur de la première proposition de résolution sur le sujet, présentait-il son intention devant la Chambre des députés le 15 mars 1900. Le compte rendu de cette séance est consultable sur Gallica.
* 4 André Berthelot avait proposé lors de la séance du 15 mars 1900 l'insertion d'un article additionnel au projet de loi de budget disposant que celui-ci prévoyait et autorisait, pour chaque exercice, les seules dépenses publiques « résultant de lois antérieures » ; le même amendement prévoyait que toute inscription de crédits devant en conséquence être préalablement autorisé en vertu d'une loi antérieure. Lors de la séance du lendemain, Maurice Rouvier proposait de compléter le règlement de la Chambre pour prévoir qu'en « ce qui touche la loi du budget, aucun amendement ou article additionnel tendant à augmenter les dépenses ne peut être déposé après les trois séances qui suivent la distribution du rapport dans lequel figure le chapitre visé ». André Berthelot compléta cette première proposition d'une seconde, tendant à inscrire dans le règlement de la Chambre les dispositions initialement contenues dans son amendement au projet de loi de budget, rédigées comme suit : « aucune proposition tendant à [l'augmentation de diverses dépenses publiques] en dehors des limites prévues par les lois en vigueur ne peut être faite sous forme d'amendement ou d'article additionnel au budget. »
* 5 Le projet d'amendement initial d'André Berthelot s'imputant sur le projet de budget et non sur le règlement de la Chambre, il tendait à limiter le droit d'amendement du Gouvernement comme des députés. Une telle disposition résultait au demeurant d'une intention explicitement affirmée de M. Berthelot, qui soulignait que sa proposition « a pour caractère d'instituer une méthode de travail qui sera la même pour le Gouvernement et pour la Chambre » et souhaitait ainsi répondre à une objection constitutionnelle éventuelle, en relevant que l'initiative des lois appartenant concurremment au Président de la République et aux membres des deux chambres, « il sembl[ait] que l'esprit de la Constitution soit l'établissement d'une parité complète entre la manière dont s'exercent l'initiative » de chacun.
* 6 Voir le compte rendu des débats.
* 7 Voir Le droit d'amendement et la Constitution sous la Cinquième République, thèse de doctorat de Bruno Baufumé sous la direction de Jacques Robert, LGDJ, 1993, p. 78.
* 8 Le projet avorté de réforme de l'État porté par le président du Conseil Gaston Doumergue dans le sillage des événements du 6 février 1934 visait pourtant à compléter l'article 8 de la loi du 14 février 1875 relative à l'organisation du Sénat pour prévoir qu'en « dehors de l'initiative du gouvernement, aucune proposition de dépense n'est recevable, si elle n'a pas été précédée du vote par les deux chambres d'une recette correspondante. » Sur les raisons de l'échec de cette tentative de rationaliser le parlementarisme propre à la IIIème République, voir Charles Christopher, « " Héros de la normalité" et circonstances inhabituelles : l'incapacité de Gaston Doumergue à réformer l'État à la suite du 6 février 1934 », Revue française de droit constitutionnel, vol. 64, no. 4, 2005, pp. 685-702.
* 9 Article 16 de la loi précitée.
* 10 Rapport annexé au décret précité.
* 11 Tallineau, Lucile, « Le décret de 1956 et l'ordonnance de 1959 : leurs conséquences sur la gestion financière de l'État » in. Bezesý, Philippe, et al., L'invention de la gestion des finances publiques. Volume II : Du contrôle de la dépense à la gestion des services publics (1914-1967), Paris, Institut de la gestion publique et du développement économique, 2013, pp. 519-555.
* 12 Voir Baufumé, Bruno, op. cit., p. 79.
* 13 L'ensemble des éléments mobilisés sur les intentions du constituant de 1958 sont consultables dans les Documents pour servir à l'Histoire de l'élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, vol. 1 à 4, publiés par le comité national chargé de la publication des travaux préparatoires des institutions de la Vème République.
* 14 L'article 33 de l'avant-projet prévoyait le caractère réglementaire de l'ensemble des dispositions ne relevant pas du domaine de la loi visé à l'article 31 et la modification par voie réglementaire de textes législatifs intervenus en matière réglementaire. En d'autres termes, il constitue l'article précurseur de l'article 37 de la Constitution.
* 15 L'article 34 de l'avant-projet, qui prévoyait la délégation du pouvoir législatif du Parlement au Gouvernement, s'apparentait ainsi à l'article 38 de la Constitution dans sa rédaction finale.
* 16 L'on note également, à titre plus subsidiaire, l'absence de mention de la création de charges publiques, les aggravations étant seules visées.
* 17 « La recevabilité financière des amendements et des propositions de loi au Sénat », rapport d'information n° 263 (2013-2014) de Philippe Marini, déposé le 7 janvier 2014.
* 18 Le Conseil constitutionnel s'appuie d'ailleurs sur ces éléments pour considérer que « l'expression "charge publique" doit être entendue comme englobant, outre les charges de l'État, toutes celles antérieurement visées par l'article 10 du décret du 19 juin 1956 sur le mode de présentation du budget de l'État et, en particulier, celles des divers régimes d'assistance et de Sécurité sociale ». Voir à cet égard le considérant n° 2 de la décision n° 60-11 DC du 20 janvier 1961.