B. LE GOUVERNEMENT EXPLOITE AVEC EXCÈS LES TECHNIQUES SPÉCIALES DE GESTION BUDGÉTAIRE

Si la loi de finances initiale ouvre aux ministres un montant de crédits qui constitue un plafond pour les dépenses de l'année, ce montant est en pratique complété par différentes procédures : d'une part avec l'intervention du Parlement, qui adopte des lois de finances rectificatives ou ratifie des décrets d'avance, d'autre part sans son intervention, avec des versements de fonds de concours et différentes procédures réglementaires (notamment les décrets de transferts et virements). Enfin, une fraction de plus en plus importante des crédits non consommés en fin d'année sont désormais reportés à l'exercice suivant et viennent donc compléter les crédits mis à disposition des ministres.

L'ensemble de ces procédures permettent à la consommation de crédits, en autorisations d'engagement comme en crédits de paiement, d'être nettement supérieure à celle autorisée en loi de finances initiale.

Autorisation et exécution budgétaire sur le budget général

(en milliards d'euros)

Source : commission des finances, à partir des documents budgétaires. Autorisations et crédits de paiement bruts

Principalement utilisées sur le budget général, ces techniques ont pour conséquence de modifier de manière significative les crédits ouverts. Elles réduisent grandement la lisibilité des crédits et la portée de l'autorisation parlementaire, d'autant que, sur certains points, les votes relatifs à l'usage des crédits n'ont été que partiellement respectés en exécution.

1. Les ouvertures de crédits en cours d'année concernent majoritairement les mesures d'aide face à l'inflation et la charge de la dette

Trois missions du budget général représentent la majorité des ouvertures de crédits et donc des surcroîts de consommation de crédits par rapport à la loi de finances initiale.

La mission « Écologie, développement et mobilité durables » a fait l'objet d'ouvertures de crédit importantes dès le décret d'avance du 21 avril 2022, puis dans les lois de finances rectificatives qui ont suivi, afin de financer les aides aux ménages face à l'inflation.

La mission « Engagements financiers de l'État » a subi les conséquences de la hausse de la charge de la dette.

La mission « Économie », dotée en loi de finances initiale de 3,4 milliards d'euros en autorisations d'engagement et de 4,0 milliards d'euros en crédits de paiement, a vu ses crédits complétés de plus de 16 milliards d'euros afin de financer la nationalisation d'EDF et d'assurer le financement de diverses aides aux entreprises touchées par la hausse des prix de l'énergie et les conséquences de la guerre en Ukraine.

Comparaison des crédits exécutés et des crédits prévus
(écarts supérieurs à 1 milliard d'euros)

(en milliards d'euros)

Note : Les chiffres correspondent à la différence entre le montant des crédits de paiement exécutés (projet de loi de règlement) et des crédits de paiement prévus en loi de finances initiale, y compris fonds de concours et attributions de produits.

Source : commission des finances, à partir des documents budgétaires

Les ouvertures de crédits sur la mission « Travail et emploi » ont porté sur la prolongation des primes exceptionnelles et une subvention à France Compétences, une nouvelle fois en difficulté pour équilibrer ses ressources et ses dépenses.

L'ensemble des ouvertures et des consommations de crédits sont présentées en détail dans les rapports des rapporteurs spéciaux de la commission des finances, annexés au présent rapport.

2. Les votes des lois de finances rectificatives n'ont été que partiellement respectés

Le Sénat a adopté les deux lois de finances rectificatives pour 2022, moyennant le vote de certains amendements qui ont été retenus à l'issue de la commission mixte paritaire.

Or certains de ces votes, portant sur des modifications de crédit, n'ont pas été suivis d'une mise en oeuvre satisfaisante.

En premier lieu, la première loi de finances rectificative pour 2022 a, sur la proposition du Sénat27(*), créé un programme intitulé « Carte vitale biométrique » dans la mission « Santé », doté de 20 millions d'euros en autorisations d'engagement et en crédits de paiement, afin de mettre en place les premiers crédits permettant de lancer dès l'automne 2022 le chantier de la mise en place d'une carte Vitale biométrique, permettant de lutter contre la fraude.

Cependant, les crédits n'ont été consommés qu'à hauteur de 4,3 millions d'euros pour de simples travaux préparatoires28(*), qui auraient peut-être été conduits même sans cette ligne budgétaire spécifique. La loi de finances initiale pour 2023 a même supprimé ce programme, alors que le Sénat avait voté en faveur de son maintien29(*) puisque la réalisation d'un tel projet est nécessairement pluriannuelle. Le Gouvernement s'était opposé au vote de ce dernier amendement en indiquant qu'une mission de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) était en cours et qu'il serait possible, le cas échéant, d'« utiliser les crédits ouverts en 2022 ». Or les crédits non consommés en 2022 n'ont pas été reportés, leur annulation étant proposée par le présent projet de loi de règlement.

De manière comparable, la commission mixte paritaire relative à la seconde loi de finances rectificative a retenu partiellement, pour un montant de 100 millions d'euros en autorisations d'engagement et en crédits de paiement, deux amendements adoptés par le Sénat qui tendaient, sur la proposition du rapporteur général au nom de la commission des finances, à financer à parts égales le réseau routier et les ouvrages d'art des collectivités30(*).

Si 50 millions d'euros ont bien été confiés au Cerema pour financer les ouvrages d'art des collectivités, les 50 autres millions d'euros, qui devaient être affectés au réseau routier de ces mêmes collectivités, ont été réorientés en gestion par l'exécutif sur le financement des ouvrages d'art du réseau routier national.

Le rapporteur général constate et déplore, sur ces deux points, que les crédits votés n'aient pas été utilisés conformément à l'intention du Parlement et que, de ce fait, les accords passés entre les deux assemblées ne soient pas respectés.

3. Le Gouvernement utilise les reports de crédits de manière généralisée...

Les reports de crédits non consommés en 2021 vers 2022 ont atteint un niveau exceptionnel de 29,3 milliards d'euros, dont 23,2 milliards d'euros sur les missions du budget général.

Si ce niveau est inférieur à celui des crédits de 2020 reportés à 2021, qui était de 36,7 milliards d'euros sur le budget général, il n'en demeure pas moins tout à fait exceptionnel par rapport aux pratiques antérieures. En outre, contrairement à l'année précédente, ces reports sont répartis sur un grand nombre de programmes du budget général. Il en est de même des crédits non consommés en 2022 et reportés vers 2023, qui sont encore d'un niveau très élevé, à savoir 18,7 milliards d'euros.

Principaux reports de 2021 vers 2022 et de 2022 vers 2023

(en milliards d'euros)

Source : commission des finances, à partir de l'annexe 1 au projet de loi de règlement. Seules les missions du budget général dont les reports sont supérieurs à 200 millions d'euros au cours de l'une des deux années au moins sont représentées

Le montant des crédits de paiement annulés sur le budget général par le présent projet de loi de règlement n'est que de 9,8 milliards d'euros. Le Gouvernement fait donc le choix de reporter la majorité des crédits non consommés, alors que ces crédits devraient être annulés en application du principe d'annualité budgétaire, et réouverts en cas de nécessité dans la loi de finances initiale de l'année suivante.

L'article 15 de la LOLF limite les reports de crédits de paiement à 3 % des crédits ouverts et ne prévoit une possibilité de déroger à ce plafond que sur autorisation explicite en loi de finances : or le Gouvernement a pris l'habitude, dans chaque loi de finances, de demander une dérogation pour plusieurs dizaines de programmes budgétaires, souvent fortement dotés, ce qui vide en pratique de sa substance la limitation des reports31(*).

4. ... y compris pour équilibrer artificiellement un décret d'avance qui a en réalité entraîné un creusement du déficit budgétaire

Une pratique particulièrement contestable, en 2022, a été le report de plusieurs milliards d'euros de crédits pratiqué à seule fin d'équilibrer artificiellement le décret d'avance du 21 avril.

En effet, comme l'avait remarqué alors le rapporteur général32(*), le projet de décret d'avance présenté à la commission des finances le 25 mars 2022 prévoyait l'annulation de crédits qui n'existaient pas encore. En particulier, il annulait 3,5 milliards d'euros de crédit sur les programmes de la mission « Plan d'urgence face à la crise sanitaire », qui à cette date n'était pourvue que de 1,3 milliard d'euros33(*), eux-mêmes issus d'un report de crédits réalisé plus tôt dans l'année34(*).

Afin de rendre opérationnel le décret d'avance, le Gouvernement a pris en toute dernière minute, les 26 et 30 mars 2022, deux arrêtés permettant le report de 1,2 milliard d'euros de crédits de paiement sur le programme 35635(*), 1,0 milliard d'euros sur le programme 357, 2,3 milliards d'euros sur le programme 358 et 0,5 milliard d'euros sur le programme 36036(*) de cette même mission. La date limite pour la prise des arrêtés de report était en effet le 31 mars37(*).

Ces crédits ont été utilisés pour « gager » le décret d'avance, c'est-à-dire annuler des crédits équivalents à ceux ouverts sur d'autres programmes, afin qu'il soit neutre sur le plan budgétaire.

Cet équilibre était purement formel et les dispositions du décret d'avance ont bien eu pour effet indirect de creuser le déficit budgétaire.

D'une part, les crédits annulés sur les programmes de la mission « Plan d'urgence face à la crise sanitaire » provenaient, comme on l'a vu, de crédits reportés qui n'auraient de toute manière pas été consommés. Le décret d'avance a ainsi permis, en quelque sorte, un report croisé de crédits, autorisés en 2021 pour le plan d'urgence, vers des mesures relevant d'autres politiques, alors que ces crédits non consommés auraient été annulés en loi de règlement si le décret d'avance n'avait pas été pris.

D'autre part, d'autres annulations de crédits destinés à couvrir les ouvertures prévues par le décret d'avance ont porté sur un grand nombre de programmes du budget général mais avec l'objectif affiché de les ouvrir à nouveau dès la loi de finances suivante : cela a effectivement été le cas avec la loi de finances rectificative du 16 août 2022. Ces crédits, bien qu'annulés par le décret d'avance, ont ensuite été en grande partie consommés.

5. Des notions aussi fondamentales que les autorisations d'engagement ou les restes à payer sont contournées par une application contestable

Le volume des autorisations d'engagement consommées sur le budget général en 2022 a été de 779,0 milliards d'euros, contre 608,4 milliards d'euros en 2021, soit une augmentation de 169,6 milliards d'euros ou + 28,0 %.

Cette augmentation extraordinaire correspond en réalité, en quasi-totalité, à l'ouverture en loi de finances initiale d'un montant de 165 milliards d'euros d'autorisations d'engagement sur le nouveau programme 369 « Amortissement de la dette de l'État liée à la covid-19 » de la mission « Engagements financiers de l'État ».

Comme l'avaient alors indiqué le rapporteur général38(*) et le rapporteur spécial de cette mission39(*), ce programme est un pur artifice budgétaire : si ces crédits de paiement sont affectés à la Caisse de la dette publique afin de réduire la dette publique, ils sont nécessairement imputés sur le déficit budgétaire, comme tous les crédits ouverts sur le budget de l'État, et donc sur le besoin de financement. L'impact sur la dette est nul et entraîne même plutôt certains frais de gestion.

La notion d'autorisation d'engagement est ainsi détournée de son objectif.

L'article 8 de la LOLF précise que « les autorisations d'engagement constituent la limite supérieure des dépenses pouvant être engagées ». Cette notion concerne par exemple les opérations d'investissement, sur lesquelles un engagement juridique pris l'année N oblige l'État à verser des montants au cours des années ultérieures, au fur et à mesure de la réalisation du projet.

Or il est difficile de déterminer quel est l'engagement juridique à l'origine de la consommation des autorisations d'engagement du programme 369. La « dette de l'État liée à la Covid-19 » est en réalité le résultat d'un calcul par lequel a été estimé le surcroît de dette lié aux interventions de l'État pendant la crise sanitaire mais, sur le plan juridique, les émissions de dette réalisées par l'Agence France Trésor permettent de satisfaire le besoin de financement général de l'État, qui comprend à la fois le déficit budgétaire de l'année (qui résulte aussi bien des dépenses liées à la crise sanitaire que des autres dépenses) et le remboursement des dettes arrivées à échéance.

D'ailleurs l'article 159 du décret GBCP précise que « Les autorisations d'engagement sont consommées par la souscription des engagements à hauteur du montant ferme pour lequel l'État s'engage auprès d'un tiers ». Or la « dette Covid-19 », si l'on appelle ainsi le surcroît de dette résultant de la crise sanitaire, était déjà contractée à la fin 2021, c'est-à-dire avant que les autorisations d'engagement du programme 369 soient autorisées et a fortiori consommées.

Ainsi rien ne justifie d'appliquer la notion d'autorisation d'engagement à une partie de la dette de l'État et pas à ses autres composantes.

C'est donc une procédure extrêmement contestable qui a été appliquée, et dont l'effet est de réduire fortement la signification de la notion fondamentale d'autorisation d'engagement.

En outre, elle modifie également la signification du solde budgétaire, puisque les versements effectués chaque année à la Caisse de la dette publique, soit 1,9 milliard d'euros en 2022 et, selon la loi de finances initiale, 6,6 milliards d'euros en 2023, accroissent tout aussi artificiellement le déficit budgétaire.

Cet effet est durable car cette dette est censée être « amortie » progressivement jusqu'en 2042, ce qui supposera le versement annuel, en moyenne, de plus de 8 milliards d'euros par an jusqu'à cette date.

Comme on l'a vu supra, cette ouverture d'autorisations d'engagements artificielle a aussi pour effet une explosion des restes à payer, qui sont multipliés par plus de 2, sans que cette obligation de remboursement se distingue de l'obligation générale de remboursement de la dette de l'État, qui n'est normalement pas comptabilisée dans les restes à payer. Cette notion budgétaire est donc, elle aussi, vidée de son sens.


* 27  Amendement n° 153 rect. bis, adopté par le Sénat lors de l'examen en première lecture du premier projet de loi de finances rectificative pour 2022.

* 28 Rapport annuel de performances de la mission « Santé », annexé au projet de loi de règlement pour 2022.

* 29  Amendement n° II-212 rect., adopté par le Sénat lors de l'examen en première lecture du projet de loi de finances pour 2022.

* 30  Amendement n° 34 et amendement n° 35, adoptés par le Sénat lors de l'examen en première lecture du seconde projet de loi de finances rectificative pour 2022.

* 31 La loi organique relative aux lois de finances prévoit toutefois, depuis sa révision du 28 décembre 2021, que le montant total des crédits de paiement reportés ne peut excéder 5 % des crédits ouverts par la loi de finances de l'année. Cette limite représente un montant élevé et, en cas de « nécessité impérieuse d'intérêt national », la loi de finances peut autoriser une dérogation à ce plafond.

* 32 Rapport d'information n° 600 (2021-2022), de Jean-François Husson, fait au nom de la commission des finances sur le projet de décret d'avance relatif au financement du plan de résilience économique et sociale, déposé le 31 mars 2022.

* 33 Hors programme 366 « Matériels sanitaires pour faire face à la crise de la covid-19 ». Ce programme, doté de 200 millions d'euros par la loi de finances initiale pour 2022, n'était pas affecté par les annulations de crédits prévues par le projet de décret.

* 34 Ces crédits de 1,3 milliard d'euros, issus de reports, avaient même été en grande partie consommés à la date du 25 mars 2022.

* 35 Arrêté du 24 mars 2022 portant report de crédits, publié au Journal officiel du 26 mars 2022.

* 36 Arrêté du 26 mars 2022 portant report de crédits, publié au Journal officiel du 30 mars 2022.

* 37 Cette date limite est ramenée au 15 mars à compter de 2023, en application de la loi organique n° 2021-1836 du 28 décembre 2021 relative à la modernisation de la gestion des finances publiques, modifiant l'article 15 de la LOLF.

* 38 Rapport général n° 163 (2021-2022) fait par Jean-François Husson au nom de la commission des finances sur le projet de loi de finances pour 2022, tome I, déposé le 18 novembre 2021.

* 39 Rapport spécial de Jérôme Bascher sur les crédits de la mission « Engagements financiers de l'État », annexé au rapport général n° 163 (2021-2022) précité.