II. APRÈS LE MIRAGE DES BÉNÉFICES DE LA MODERNISATION DES PROCÉDURES, LA NÉCESSITÉ DE DONNER DES MOYENS AUX SERVICES ET DE PRIORISER RÉELLEMENT LES MISSIONS
A. LA DÉLIVRANCE DE TITRES, DES MISSIONS RÉGALIENNES POUR LESQUELLES LA DÉFAILLANCE DE L'ÉTAT EST INACCEPTABLE
1. La délivrance de cartes nationales d'identité et des passeports, une défaillance grave de l'État
a) Le plan préfectures nouvelle génération, une réforme qui intéresse largement la délivrance de titre
Engagé par la directive nationale d'orientation (DNO) des préfectures et sous-préfectures 2016-2018, le plan « préfecture nouvelle génération » (PPNG) visait deux objectifs, à savoir mettre en oeuvre la dématérialisation des titres et renforcer certaines missions prioritaires 17 ( * ) en mobilisant les effectifs déchargés par cette dématérialisation.
Le premier volet de la réforme concernait la délivrance des titres et s'est traduit par la fermeture des guichets d'accueil dans les préfectures et par l'ouverture de 58 centres d'expertise et de ressources titres (CERT). Ces derniers sont consacrés à l'instruction des demandes de titres d'identité (cartes d'identité et passeport), et aux permis de conduire et certificats d'immatriculation des véhicules (CIV).
À l'occasion des demandes de cartes nationales d'identité et de passeports, les usagers doivent dans la plupart des cas valider leur pré-demande en ligne 18 ( * ) , avant d'obtenir un rendez-vous en mairie, pour déposer les pièces et pour le recueil des données biométriques. Les dossiers sont ensuite instruits par les CERT avant la mise en production.
Répartition géographique des différents CERT
Source : ministère de l'Intérieur
La nouvelle organisation prévue par le plan PNG, une fois pris en compte les redéploiements de personnel vers les missions prioritaires, devait permettre de générer une économie de 1 300 emplois .
Il est rapidement apparu que les gains de productivité avaient été surévalués e t que les objectifs initiaux du plan ne pourraient pas être atteints . La création de nouvelles procédures et leur dématérialisation ne se sont pas traduites par une réduction aussi importante qu'attendue des besoins en moyens humains.
Dès le lancement de la réforme, le Gouvernement a été contraint de mettre en oeuvre des « plans de renfort exceptionnel en agents non titulaires ». Au printemps 2022, alors que les demandes de titres étaient en forte hausse, les CERT dédiés aux cartes nationales d'identité et aux passeports ont dû être très nettement renforcés.
Ainsi, entre 2021 et 2022, les effectifs non titulaires au sein des CERT CNI/passeport ont été multipliés par 4,5 afin de faire face à la hausse du nombre de demandes.
La rapporteure spéciale ne peut, de ce point de vue, qu'être alignée avec la position de la Cour des comptes, suivant laquelle « on ne saurait se satisfaire de ce que l'emploi public devienne un vecteur de précarité pour les titulaires de ces contrats courts. La solution passe avant tout par la fin du pilotage par le schéma d'emplois et par des cibles d'évolution d'effectifs plus réalistes ». En l'occurrence, un meilleur pilotage des effectifs en fonction de l'évolution des demandes de titres est primordial, et le projet de loi de finances pour 2023 n'apporte pas même un début de réponse sur ce sujet.
Évolution des effectifs CERT
dédiés
aux cartes nationales d'identité et aux
passeports
(en ETPT)
Source : commission des finances du Sénat
b) Face à la hausse du nombre de demandes de cartes nationales d'identité et de passeports, l'État demande aux mairies de faire plus avec moins
La hausse des demandes de titres d'identité en 2022 a été très nette . Ainsi, par rapport à 2021 19 ( * ) , les demandes de cartes nationales d'identité et de passeport ont augmenté de 52 %. Même en considérant les chiffres d'avant la crise sanitaire, la hausse demeure élevée, à hauteur de 21,5 % par rapport au nombre de demandes réalisées en 2019.
L'augmentation des demandes de titres a été à l'origine d'un allongement sans précédent des délais d'obtention de cartes nationales d'identité et de passeports pour nos concitoyens, qui a été largement relayé dans les médias.
Une telle situation est extrêmement préoccupante, alors que les titres d'identité sont devenus indispensables à un certain nombre de démarches et que les passeports sont nécessaires pour se déplacer dans nombre d'États étrangers . Des libertés fondamentales de nos concitoyens peuvent alors se trouver mises en cause.
Au plus fort de la crise, à savoir fin mai 2022, une personne souhaitant obtenir un passeport ne pouvait, en moyenne, espérer en disposer avant la mi-septembre.
Délai moyen d'obtention d'une carte nationale d'identité ou d'un passeport 20 ( * )
(en jours)
Source : commission des finances du Sénat, d'après les réponses au questionnaire budgétaire et les réponses de l'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS)
De plus, la rapporteure spéciale tient à rappeler que les droits de timbre payés à l'occasion des demandes de passeports donnent lieu à des rentrées fiscales pour l'État. Ainsi, en 2022, la hausse des demandes de passeport a conduit à reverser 120 millions d'euros au budget général, et environ 100 millions d'euros le seront en 2023 21 ( * ) . Ces moyens mériteraient d'être massivement réinvestis pour permettre à nos concitoyens de disposer de leurs titres d'identité dans des délais raisonnables.
En effet, la situation ne devrait pas vraiment s'améliorer dans les mois à venir : d'après les projections de l'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS), la hausse des demandes de titres serait structurelle. Ainsi l'agence estime à 14 millions de titres le nombre de cartes nationales d'identité et de passeports demandés chaque année à compter de 2023.
L es demandes sur ce type de titres seraient en hausse de 72 % par rapport à 2021 , sans que les moyens associés ne suivent véritablement. Malgré les annonces de renforcement des déploiements de dispositifs de recueil ceux-ci ne sont pas corrélées à la hausse globale des demandes de titres projetée par l'ANTS.
Par rapport à 2019, la hausse du nombre de demandes en 2023 serait de l'ordre de 44,7 % soit un niveau bien supérieur à l'augmentation du nombre de dispositifs de recueil, qui connaissent une hausse de 17 % en début d'année 2023, et qui, d'après les dernière annonces, devrait atteindre 29,5 % en fin d'année .
Ces difficultés sont d'autant plus criantes qu'il convient d'ajouter la gestion du « stock » de demandes de rendez-vous, alors que les délais d'obtention sont encore relativement longs à ce jour.
Évolution du nombre de dispositifs de recueils
comparée à l'évolution du nombre de demandes de
titres
(à gauche, nombre de demandes de titres,
à
droite, nombre de DR disponibles)
Source : commission des finances du Sénat, d'après les réponses au questionnaire budgétaire
En réalité , il résulte de cette situation que les communes devront être capables d'absorber la hausse des demandes, sans que la hausse des moyens accordés par l'État ne soit en phase avec celle-ci.
La rapporteure spéciale relève qu'en parallèle, la dotation titres sécurisés, portée par la mission « Relation avec les collectivités territoriales », n'augmente pas non plus dans les mêmes proportions que la hausse des demandes de titres. Ainsi, la dotation prévue dans le cadre du projet de loi de finances pour 2023 s'élève uniquement à 52 millions d'euros, contre 43 millions d'euros en 2019.
Les collectivités devront faire face à l'augmentation de près de 45 % des demandes . Un amendement du Gouvernement sur la mission « Relations avec les collectivités territoriales » a été retenu dans le texte sur lequel il a engagé sa responsabilité et prévoit une prime exceptionnelle sur la DTS. Ainsi, 20 millions d'euros supplémentaires sont prévus pour accompagner les collectivités, ce qui représente une augmentation de l'ordre de 40 % par rapport à la dotation initialement prévue. Il s'agit d'un début de réponse, mais seul le renforcement du nombre de DR disponibles pourra permettre de garantir véritablement l'accès à des rendez-vous.
Outre la densification relative du parc des dispositifs de recueil, le Gouvernement compte sur la mise en place de solutions de prises de rendez-vous en ligne, qui devrait empêcher de prendre plusieurs rendez-vous et libérer les créneaux annulés par les personnes ne pouvant finalement se rendre au rendez-vous fixé initialement. Cette solution est soutenue par l'Association des maires de France (AMF) qui considère que « ce dispositif est effectivement indispensable [...] et devra prévoir, très vite, la suppression des doublons de rendez-vous . » 22 ( * )
Ces solutions ne sauraient manifestement suffire à absorber l'évolution structurelle de la demande de titres et la rapporteure spéciale appelle à réagir en urgence pour garantir l'accès de l'ensemble de nos concitoyens, dans des délais raisonnables, à des titres d'identité .
2. Les services « étrangers », un défi pour la République
Dans son rapport d'information sur les services de l'État et l'immigration, déposé le 10 mai dernier notre collègue M. François-Noël Buffet, relève que « face à une demande en perpétuelle croissance et à des moyens insuffisants » les services séjour sont saturés 23 ( * ) . Plus largement, ce sont tous les services en charge de l'accueil et de l'instruction des demandes de titres « étrangers » qui rencontrent aujourd'hui de grandes difficultés .
En réponse aux nombreuses problématiques de ces services, le ministre de l'intérieur, M. Gérald Darmanin a indiqué, dans un entretien auprès du journal Le Figaro, « je veux que, d'ici à un an, les files d'attente devant les préfectures - qui choquent légitimement tout le monde - disparaissent » 24 ( * ) .
Alors que les étrangers sont aujourd'hui les derniers publics à avoir accès aux accueils des préfectures, l'accès aux guichets est aujourd'hui loin d'être garanti.
En particulier, le service de prise de rendez-vous en ligne a souvent été saturé et les étrangers ont du mal à obtenir un créneau . Ces rendez-vous font d'ailleurs l'objet de trafics. D'après les éléments transmis par le directeur général des étrangers en France, « cette situation est prise très au sérieux par le ministère de l'Intérieur et les préfectures concernées ».
Ainsi, en Île de France, une nouvelle procédure a été mise en oeuvre pour les prises de rendez-vous, consistant à demander aux usagers de transmettre un formulaire, au titre duquel la préfecture communiquera elle-même un rendez-vous à l'usager, en fonction de sa situation.
Par ailleurs, le programme « administration numérique des étrangers en France » (ANEF) poursuit ses développements. Ce programme consiste à mettre en service un portail internet dédié aux démarches dématérialisées pour les étrangers en France. Ce portail doit constituer un point d'entrée unique pour l'ensemble des opérations effectuées auprès de la DGEF et de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII).
Plusieurs volets ont déjà été mis en oeuvre, dont les demandes :
- de validation du visa long séjour valant titre de séjour (VLS-TS) ;
- de titre de séjour étudiant ;
- d'autorisation de travail pour recruter un salarié étranger ;
- de « Passeport talent » 25 ( * ) ;
- de carte de séjour temporaire « visiteur » ;
- de duplicata et de changement d'adresse ;
- de titres de voyages ;
- de document de circulation pour étrangers mineurs ;
- de titre de voyage pour étranger bénéficiaire de la protection internationale (TVE) ;
- de titre de séjour « bénéficiaire de la protection internationale (BPI) ».
Les dernières étapes de déploiement ont été retardées par la décision du Conseil d'État du 3 juin 2022, qui relève que dès lors que le recours à un téléservice est imposé, il incombe au pouvoir réglementaire de prévoir les modalités d'accompagnement des personnes, ainsi que de garantir la possibilité de recourir à une solution de substitution « pour le cas où certains demandeurs se heurteraient, malgré cet accompagnement, à l'impossibilité de recourir au téléservice pour des raisons tenant à la conception de cet outil ou à son mode de fonctionnement » . Il a donc été nécessaire, au sein du projet ANEF, de renforcer les fonctionnalités dédiées aux agents des préfectures.
Les évolutions prescrites par la décision
du Conseil d'État du 3 juin 2022
« Eu égard aux caractéristiques du public concerné, à la diversité et à la complexité des situations des demandeurs et aux conséquences qu'a sur la situation d'un étranger, notamment sur son droit à se maintenir en France et, dans certains cas, à y travailler, l'enregistrement de sa demande, il incombe au pouvoir règlementaire, lorsqu'il impose le recours à un téléservice pour l'obtention de certains titres de séjour, de prévoir les dispositions nécessaires pour que bénéficient d'un accompagnement les personnes qui ne disposent pas d'un accès aux outils numériques ou qui rencontrent des difficultés soit dans leur utilisation, soit dans l'accomplissement des démarches administratives. Il lui incombe, en outre, pour les mêmes motifs, de garantir la possibilité de recourir à une solution de substitution, pour le cas où certains demandeurs se heurteraient, malgré cet accompagnement, à l'impossibilité de recourir au téléservice pour des raisons tenant à la conception de cet outil ou à son mode de fonctionnement . »
Source : décision du Conseil d'État, Section, 03/06/2022, 452798, Publié au recueil Lebon
Les derniers déploiements de l'ANEF devraient intervenir en 2023 et devraient permettre :
- la généralisation des portails usagers et agents d'accès à la nationalité française ;
- l'ouverture des modalités d'échange avec les nouveaux systèmes d'information européens et la rationalisation des contrôles sécuritaires ;
- le développement des portails usagers et agents « vie privée et familiale ».
Alors que l'ANEF avait été présentée à la rapporteure spéciale lors des exercices précédents comme un gisement potentiel d'économies d'emplois, le ministère de l'intérieur est heureusement revenu sur cette appréciation .
En effet, dans la lignée des engagements pris par le ministre de l'Intérieur dans son entretien au Figaro du 3 août 2022, la dématérialisation et « les «back-offices» de préinstruction [...] permettront de libérer des agents pour offrir un accueil personnalisé à partir de 2023 . » Ainsi, la consigne a été passée aux services de mobiliser les marges en effectifs dégagées grâce au projet ANEF pour améliorer la qualité de l'accueil et du traitement des dossiers.
La rapporteure spéciale considère surtout que le plan de renforts triennal pour la période 2022-2024, à hauteur de 570 ETPT constitue une avancée (soit 190 ETPT par an). Elle déplore néanmoins le choix de ne recourir qu'à des vacataires, alors ce type de contrats courts fragilise déjà les services « étrangers » . La complexité du droit des étrangers suppose en effet des délais de formation relativement importants, et, compte tenu du coût d'entrée, il aurait été préférable de recourir à des effectifs titulaires, qu'il aurait été pertinent de fidéliser dans l'intérêt des services.
En tout état de cause, la rapporteure spéciale estime qu'il faut envisager un soutien pérenne pour les services « étrangers » : le recours à des renforts temporaires, en parallèle de la montée en charge de l'ANEF, laisse craindre qu'une fois le système d'informations pleinement opérationnel, les vacataires ne seront pas renouvelés au-delà de 2024.
Alors que la priorité devrait être à consolider des services et à fidéliser des compétences, le Gouvernement fait encore une fois le choix de recourir à des vacataires, qui traduit bien la volonté de désengager, à moyen terme, des effectifs pourtant essentiels à la réalisation de ses missions .
* 17 Ces missions étaient alors la sécurité et l'ordre public, la coordination des politiques publiques, le renforcement des moyens du contrôle de la légalité et la lutte contre la fraude documentaire.
* 18 Et procéder au paiement pour les passeports.
* 19 Les données n'étant disponibles que jusqu'à fin septembre 2022, les comparaisons ne portent que sur les neuf premiers mois de l'année.
* 20 Il s'agit d'un délai moyen « fictif », dans la mesure où le délai de délivrance de la carte d'identité ne commence à courir qu'une fois le rendez-vous obtenu. Ainsi pour une demande début mai, il faudrait tenir compte des délais moyens de délivrance du mois d'août. Le graphique permet néanmoins de montrer l'évolution des deux variables au cours des derniers mois.
* 21 Prévisions du tome 1 des Voies et moyens annexé au projet de loi de finances.
* 22 Contribution de l'Association des maires de France, envoyée à la rapporteure spéciale.
* 23 Services de l'État et immigration : retrouver sens et efficacité, Rapport d'information n° 626 (2021-2022) de M. François-Noël BUFFET, fait au nom de la commission des lois, déposé le 10 mai 2022
* 24 Gérald Darmanin: «Une lutte plus intraitable que jamais contre les délinquants étrangers», le 3 août 2022.
* 25 Titre pour personne hautement qualifiée, créateur d'entreprise, investisseur en France ou artiste.