B. PROFESSIONNALISER LA GESTION DES RESSOURCES HUMAINES, AU-DELÀ DE L'AUGMENTATION DES EFFECTIFS
La professionnalisation de la gestion des ressources humaines, pour reprendre l'une des recommandations du comité des États généraux de la Justice, doit conduire non seulement à renforcer les effectifs au bon endroit, mais aussi à mieux piloter les ressources humaines. Elle constitue l'une des pistes visant à remédier au « constat d'un manque criant de moyens humains, matériels et budgétaires dans les juridictions et d'une forte perte d'attractivité de beaucoup de métiers judiciaires. » 31 ( * )
1. Des effectifs en forte hausse pour pallier des années de sous-dotations
a) La création de 10 000 postes d'ici 2027
Le ministère de la Justice a annoncé un schéma d'emploi de + 10 016 équivalents temps plein (ETP) sur la période 2023-2027 , avec une première tranche de 2 253 ETP en 2023. La future loi de programmation devrait permettre de donner davantage de visibilité sur la répartition de ces recrutements sur la période , répondant ainsi aux demandes des responsables de programme et des personnels.
200 magistrats seraient recrutés en 2023 : comme le relevait l'une des personnes auditionnées, à ce rythme annuel, il ne faudrait plus que 50 ans à la France pour atteindre la médiane des États membres du Conseil de l'Europe pour le nombre de magistrats professionnels pour 100 000 habitants, contre deux siècles au rythme des années précédentes.
Pour ce qui concerne le périmètre de la justice judiciaire, ces 200 magistrats seraient accompagnés de 191 greffiers, d'une centaine de techniciens informatiques de proximité, de 300 juristes assistants et de 20 assistants spécialisés en matière environnementale et économique et financière.
Plus globalement, sur les 10 000 emplois supplémentaires prévus à l'échelle du quinquennat, 1 500 seraient des magistrats, 1 500 des greffiers et au moins 2 000 relèveraient des personnels techniques et administratifs. Les greffiers constituent un rouage absolument essentiel : certains témoignages entendus en audition font état de délais de frappe de jugements pouvant aller jusqu'à un an. Ils ne pourront supporter à long terme une extension de leurs tâches administratives qui les éloignerait de leur coeur de métier : des emplois spécifiques doivent être créés à cette fin.
La constitution d'une équipe autour du magistrat apparait également essentielle pour alléger sa charge de travail et pour qu'il puisse se concentrer sur son métier premier. Elle implique le recrutement suffisant de greffiers et de juristes assistants, ce qui ne peut se faire sans une réflexion sur leurs statuts et sur la valorisation de ses métiers. Cette réflexion est essentielle, ainsi que le relève la Cepej, « l'existence, aux côtés des juges, d'un personnel compétent exerçant des fonctions bien définies et doté d'un statut reconnu est une condition essentielle au fonctionnement efficace des systèmes judiciaires » 32 ( * ) . Un rapport sur ce sujet a été remis à l'été au garde des sceaux par Dominique Lottin, magistrate, ex-membre du Conseil constitutionnel (2017-2022).
b) Une hausse des effectifs qui ne peut plus faire l'impasse sur une mesure objective de l'activité
Réitérant un constat posé à de nombreuses reprises ces dernières années, le rapporteur spécial souligne que l'évaluation des besoins en effectifs des juridictions reste à construire . Les besoins annuels d'effectifs en juridiction reposent sur le calcul d'un effectif théorique, recensé dans la circulaire annuelle de localisation des effectifs (CLE), qui fait l'objet de négociations entre la direction des services judiciaires et les chefs de cours et de juridictions 33 ( * ) . Toutefois, comme le souligne la Cour des comptes « les deux parties savent que les plafonds d'emplois alloués ne permettent jamais d'atteindre ces plafonds théoriques », ce qui génère un taux de vacance. De plus, « alors que les missions accomplies par la plupart des fonctionnaires affectés dans les juridictions sont comptabilisées de façon détaillée dans OUTILGREF, aucun outil spécifique n'a été mis en oeuvre pour appréhender la charge de travail des magistrats et évaluer les moyens humains nécessaires au fonctionnement des juridiction s ».
Le résultat est celui d'une forte disparité entre l'évolution de l'activité des juridictions et la répartition des moyens. Ainsi, dans les juridictions de première instance du ressort de la cour d'appel de Poitiers et d'Amiens, on compte 4,96 et 6,71 magistrats pour 100 000 habitants, contre 8,23 à Aix-en-Provence, 7,18 à Limoges ou 9,55 à Paris. De même, les magistrats du parquet ont reçu chacun en moyenne 1 114 plaintes en première instance dans le ressort de la cour d'appel de Poitiers, 836 dans celle d'Amiens, mais 818 à Aix-en-Provence, 769 à Limoges et 630 à Paris 34 ( * ) . Le constat est similaire pour les greffiers, avec un nombre de procédures qui peut varier du simple au double. Si ces critères quantitatifs ne peuvent seuls constituer les paramètres d'une répartition des ressources entre les juridictions, ils peuvent mettre en exergue des déséquilibres .
Des travaux ont certes été engagés en 2019 pour essayer de construire un référentiel d'activité plus objectif, mais ils n'ont pas encore abouti. Initialement prévus pour la fin de l'année 2022, ils devraient s'achever à compter du deuxième semestre 2023, à partir de l'expérimentation menée dans plusieurs juridictions.
Lors de son audition, Jean-Marc Sauvé a insisté sur le fait que la professionnalisation de la gestion des ressources humaines passait indubitablement par la construction d'un référentiel d'activité objectif. C'est en effet ce référentiel qui doit permettre de répartir les ressources d'une manière prévisible et équitable, en fonction de la charge de travail des juridictions .
Pour ce faire, et c'est le sens de l'une des propositions du groupe de travail en charge du pilotage des organisations, les systèmes d'information et les nouvelles applications métiers doivent simplifier et homogénéiser la saisie et la remontée des données d'activité des juridictions, pour en garantir la qualité et faciliter leur exploitation. De nouveau, la question des fonctions support se trouve inévitablement liée à celle de l'amélioration du service public de la justice 35 ( * ) , alors que cela fait déjà près de 30 ans que des travaux sont régulièrement conduits par différents acteurs du monde de la justice pour tenter de faire aboutir ce référentiel d'évaluation 36 ( * ) .
Selon les représentants syndicaux, les chefs de cour ont estimé qu'il leur manquait 5 000 magistrats pour pallier leurs besoins, le ministère prévoyant d'en recruter 1 500 d'ici 2027. Interrogé sur ce chiffre, Jean-Marc Sauvé a estimé qu'il s'agissait d'un compromis entre le nombre minimal de recrutements nécessaires pour éviter un écroulement de l'institution judiciaire et le nombre maximal de recrutements pouvant être effectués à qualité de formation constante .
c) Une interrogation sur le vivier de recrutement
Il existe une crainte partagée sur la capacité des directions et du ministère à procéder aux recrutements envisagés . Concernant par exemple l'École nationale de la magistrature (ENM), se pose d'ores et déjà la question du nombre de places et d'un immobilier peu adapté à une forte hausse du nombre d'élèves. L'ENM accueillera 380 auditeurs de justice en 2023, un contingent inédit, avec une partie des classes accueillie dans des bâtiments modulaires. Ces élèves ne seront d'ailleurs pas opérationnels et prêts à être affectés en juridictions avant un an au mieux.
De même, la création des juristes assistants en 2017, si elle a pu remédier à certaines difficultés en allégeant les tâches des magistrats, ne peut pas être exclusivement conçue comme une voie d'accès à la magistrature. Le nombre de places réservées aux juristes assistants au concours de l'ENM se réduit, tous n'ont pas une formation antérieure suffisante et tous n'aspirent pas non plus à devenir magistrats.
2. Au-delà des questions d'effectifs, des enjeux de revalorisation et de statut
a) De nombreuses mesures statutaires et indemnitaires
Au sein du ministère de la justice, du fait de la spécificité et de la diversité des métiers, de multiples grilles coexistent. Toute revalorisation du traitement de certains agents suppose donc la mise en oeuvre de mesures catégorielles ciblées, expliquant que ces dernières soient nombreuses chaque année. Il y en aurait une trentaine en 2023, tenant tant à la fusion des grades qu'au recalage d'échelonnement indiciaire ou encore au versement de primes spécifiques liées aux lieux d'affectation (par exemple la prime « Antilles » pour les services judiciaires). Le coût des mesures statutaires s'élèverait à 9,4 millions d'euros, celui des mesures indemnitaires à 74,6 millions d'euros et celui de l'extension en année pleine des mesures de revalorisation décidées en 2022 à 26,9 millions d'euros, soit un total de 110,9 millions d'euros .
Outre cette stratification indemnitaire, qui mériterait sans doute d'être clarifiée, il faut souligner que, sur le plan de l'attractivité des métiers, les agents du ministère de la justice disposent d'une grille de rémunération en moyenne moins favorable que celles des autres ministères , à emploi et à compétence équivalents. Un axe global de rattrapage, au-delà de mesures catégorielles ciblées sur certains emplois, pourrait donc consister en un alignement progressif de ces grilles. C'était d'ailleurs l'un des points défendus par le Gouvernement dans la réforme de la fonction publique, mais qui tarde encore à se matérialiser pour les agents du ministère.
La principale mesure catégorielle annoncée par le ministère de la justice pour l'année 2023 concerne la hausse de 1 000 euros brut du traitement des magistrats , par le biais de la prime modulable.
La prime modulable des magistrats
Créée par le décret du 26 décembre 2003 relatif au régime indemnitaire de certains magistrats de l'ordre judiciaire, la prime modulable est l'une des deux composantes, avec la prime forfaitaire, de l'indemnité destinée à rémunérer l'importance et la valeur des services rendus et à tenir compte des sujétions afférentes à l'exercice de leurs fonctions par les magistrats. Elle est calculée en pourcentage du traitement indiciaire brut et versée mensuellement.
Elle peut être allouée aux magistrats de l'ordre judiciaire exerçant leurs fonctions en juridiction, à l'inspection générale de la justice et à l'École nationale des greffes. N'y sont en revanche pas éligibles les magistrats exerçant à la Cour de cassation, à l'exception de ceux exerçant les fonctions de premier président d'une cour d'appel, de président du tribunal judiciaire de Paris, de procureur de la République près ce tribunal, de procureur de la République financier près ce tribunal et de procureur de la République antiterroriste près ce tribunal.
Si la prime forfaitaire est attribuée à raison de la fonction exercée, la prime modulable est attribuée en fonction de la contribution du magistrat au bon fonctionnement de l'institution judiciaire, notamment en tenant compte des attributions spécifiques qui lui ont été confiées et du surcroît d'activité résultant d'absences prolongées de magistrats.
Source : décret n°2003-1284 du 26 décembre 2003 relatif au régime indemnitaire de certains magistrats de l'ordre judiciaire
Tout au long de ses travaux, le rapporteur spécial a cherché à disposer de davantage d'informations sur la portée concrète de cette revalorisation et sur ses modalités, mais il semblerait que les services du ministère aient été pris de court par l'annonce du ministre. C'est d'ailleurs peut-être l'une des raisons qui explique que la mesure ne prenne effet qu'au 1 er octobre 2023, laissant ouvert un espace de concertation. L'autre raison tient sans nul doute au coût du dispositif , de 28 millions d'euros en 2023 mais de 112 millions d'euros en année pleine .
Un point est certain, c'est que cette revalorisation se justifie par la nécessité de commencer à combler une divergence indemnitaire, et donc d'attractivité, de plus en plus forte entre les magistrats de l'ordre judiciaire et les magistrats de l'ordre administratif , avec un très fort différentiel de rémunération en début de carrière. Pour parvenir à réaliser cet objectif, la hausse moyenne des 1 000 euros doit tendre à privilégier, dans sa répartition, les magistrats en début de carrière. Le ministère envisagerait effectivement d'échelonner cette revalorisation de 800 euros à 1 200 euros, en privilégiant les jeunes carrières. Pour autant, l'effort de 1 000 euros ne suffira pas à assurer une convergence indemnitaire , d'autant que les magistrats de l'ordre administratif bénéficient désormais de la grille de rémunération du nouveau corps des administrateurs de l'État, ce qui privilégie les jeunes carrières.
Le rapporteur spécial partage également la piste suggérée par les représentants du syndicat de la magistrature, qui souhaiteraient que soit aussi revalorisé le traitement des magistrats en « début de carrière » mais disposant d'une expérience professionnelle antérieure. Remédier à la faiblesse de la valorisation de cette expérience permettrait d'apporter une nouvelle réponse au déficit d'attractivité de la magistrature.
Les auditeurs de justice (ENM) devraient eux aussi bénéficier d'une revalorisation indemnitaire puisque leur indemnité de scolarité serait alignée au 1 er octobre 2023 sur celle des étudiants de l'Institut national du service public (INSP).
Il convient enfin de souligner que, dans le cadre du budget 2023, les greffiers devraient voir leur traitement augmenter de 150 euros en moyenne par mois.
b) La nécessité de revaloriser certains métiers
Les responsables de programme entendus en audition ont indiqué que leurs métiers souffraient d'un déficit d'attractivité , sans même parler du déficit d'attractivité de certaines juridictions ou départements. Si ce déficit est pour partie commun à celui constaté sur le périmètre global de la fonction publique, il se trouve accentué sur certains métiers du ministère de la justice, soumis à d'importantes contraintes . Plus généralement, il est clair pour le rapporteur spécial que la question n'est pas seulement celle de la rémunération des personnels, mais aussi celle de leurs conditions de travail et du sens de leurs missions.
Lors de son audition, le directeur de l'administration pénitentiaire a par exemple souhaité insister sur les deux défis majeurs auxquels son administration devra répondre ces prochaines années. Si le premier concerne la surpopulation carcérale (cf. infra ), le deuxième a trait au recrutement des personnels nécessaires, que ce soit pour couvrir l'ouverture de 15 000 places supplémentaires en prison ou pour assurer les nouvelles missions confiées à la direction de l'administration pénitentiaire (DAP). Parmi ces missions peuvent notamment être citées la prise en charge des détenus en milieu ouvert, les extractions judiciaires, la mise en place d'équipes régionales d'intervention et de sécurité et d'équipes cynotechniques ou encore la montée en charge du service de renseignement pénitencier. Ainsi, sur les 809 emplois créés en 2023 sur le programme 107 « Administration pénitentiaire », 409 emplois viendraient doter les nouveaux établissements pénitentiaires du programme 15 000 places et 320 emplois permettraient à la direction de faire face à ces nouvelles missions.
Or, force est de constater que ces métiers ne sont pas forcément les plus attractifs : 30 % des emplois offerts aux concours de surveillants en 2022 n'ont pas été pourvus. Les métiers de l'administration pénitentiaire ne sont pas valorisés à la hauteur de leur utilité sociale et de leur participation à l'accomplissement d'une mission primordiale du service public de la justice.
C'est pour cette raison que la direction de l'administration pénitentiaire (DAP) porte une réforme statutaire pour retrouver de l'attractivité, et qui passerait notamment par un reclassement des surveillants en catégorie B. Les surveillants sont en effet l'un des derniers métiers techniques de la sphère justice-intérieur à relever de la catégorie C. 2022 a déjà vu la fusion des grades de surveillant et de brigadier 37 ( * ) , ainsi q u' une révision des indices de rémunération en début et en fin de carrière : entre 2017 et 2022, la rémunération d'un surveillant pénitentiaire en début de carrière a augmenté de 200 euros nets par mois, tout comme celle des jeunes brigadiers.
La DAP entend également renforcer sa campagne de communication ainsi que diversifier ses voies de recrutement, par exemple en employant des adjoints aux surveillants, qui pourraient prétendre à horizon cinq ans à une reclassification en surveillant.
D'autres métiers ont pu bénéficier de programmes de revalorisation, à l'instar du Ségur de la santé pour les agents du secteur public de la protection judiciaire de la jeunesse. En année pleine, ces mesures de revalorisation représentent un montant de 18,5 millions d'euros.
Pour autant, la direction de la protection judiciaire de la jeunesse estime qu'elle doit encore renforcer ses efforts pour trouver des solutions aux problématiques de recrutement et de fidélisation des effectifs . Elle travaille ainsi sur une nouvelle stratégie de communication, sur la refonte de sa doctrine pour l'emploi d'agents contractuels - avec toutes les difficultés que cela peut soulever en matière de conditions d'accueil et de pérennité des postes - ou encore sur l'amélioration des conditions de travail.
Il est donc clair que la professionnalisation de la gestion des ressources humaines , qui va au-delà du renforcement des effectifs et de leur recrutement, suppose une revalorisation des métiers en tension , parfois trop peu valorisés au regard des missions essentielles accomplies par les personnels. C'est un chantier que le ministère de la justice doit accompagner à une échelle plus centrale, et ce afin d'éviter que chaque direction ne soit obligée de trouver ses propres « rustines » pour répondre à ces problématiques.
* 31 Synthèse des États généraux de la Justice.
* 32 Partie 1 du rapport de la Cepej publié en 2020, sur les données 2018.
* 33 Pour une information plus détaillée, le lecteur est invité à reporter au rapport de la Cour des comptes « Approche méthodologique des coûts de la justice - enquête sur la mesure de l'activité et l'allocation des moyens des juridictions judiciaires », décembre 2018, communication à la commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire de l'Assemblée nationale.
* 34 L'ensemble des données par cour d'appel est disponible dans le rapport du groupe de travail des États généraux de la justice sur le pilotage des organisations.
* 35 États généraux de la Justice, groupe de travail consacré au pilotage des organisations .
* 36 Ibid. Se reporter au 1.2 pour davantage de détails sur cet historique.
* 37 Il a été procédé à la fusion des deux premiers grades du corps d'encadrement et d'application, à savoir les grades de surveillant et de surveillant principal (1 er grade), et du grade de surveillant brigadier (2 e grade). Le grade unique est désormais dénommé « surveillant et surveillant brigadier ».