B. LA FUTURE LOI DE PROGRAMMATION DEVRA INTÉGRER DAVANTAGE DE DISPOSITIFS D'ÉVALUATION ET DE SUIVI DE LA GESTION DES CRÉDITS
Ainsi, alors que la justice ploie , il est primordial de soutenir le renforcement de ses moyens, en contrepartie de progrès en termes de gestion, de suivi et d'évaluation.
1. Une loi de programmation pour donner de la visibilité à l'ensemble des acteurs
Les représentants de l'Union syndicale de la magistrature et du syndicat de la magistrature ont expliqué en audition que, sur le terrain, les magistrats et professionnels en juridiction avaient encore du mal à percevoir les effets de la hausse très significative des crédits depuis deux ans. Ils ont également insisté, à l'instar des responsables de programme, sur le besoin de visibilité à moyen et long terme concernant tant les emplois que les crédits pour les dépenses d'immobilier ou d'informatique .
Une loi de programmation a pour mérite à cet égard de donner une base de discussion pour apprécier les efforts du ministère. Par définition, et au regard du principe constitutionnel d'annualité du budget, les cibles qu'elle fixe peuvent être ajustées et dépassées, soit pour tenir compte des faits intervenus en cours de gestion, soit pour intégrer de nouvelles priorités. Ainsi, sur la période 2018-2022, les crédits alloués à la mission « Justice », hors contribution au CAS « Pensions », s'élèveraient à 38,7 milliards d'euros, contre 38,2 milliards d'euros initialement prévus dans la loi de programmation.
D'après les informations transmises en audition, un nouveau projet de loi de programmation serait envisagé au premier semestre de l'année 2023 . Il est à cet égard opportun que le Gouvernement n'ait pas fait le choix de précipiter l'examen de ce projet au début de l'année 2022, ce qui aurait à la fois été peu appréciable à l'approche des élections législatives et présidentielles et peu constructif en l'absence de toute possibilité d'intégrer les conclusions des États généraux de la Justice.
2. Une loi de programmation qui ne pourra faire l'économie d'un renforcement des dispositifs de gestion, de suivi et d'évaluation
Telle que la conçoit le rapporteur spécial, une loi de programmation ne consiste pas simplement en la définition d'indicateurs de performance et de lignes de crédits et d'emplois. Elle doit être l'occasion pour le ministère concerné de s'interroger sur le sens des politiques publiques qu'il mène, sur la qualité du service public qu'il soutient et sur sa propre gestion des moyens, budgétaires comme humains . Il est difficilement envisageable de concevoir la poursuite d'une trajectoire budgétaire aussi dynamique que celle envisagée pour la justice sans évaluation de l'efficacité de la dépense publique ainsi engagée.
En gestion, des progrès ont été accomplis sur la période 2018-2022. Par exemple, l'augmentation des restes à payer ne résulte plus de sous-dotations initiales mais de retard sur les projets engagés.
Des efforts doivent en effet encore être menés pour effectivement consommer les crédits informatiques et immobiliers ouverts en loi de finances . La direction du budget a expliqué en audition que, s'il avait été tenu compte des importants retards sur ces deux postes, le volume des crédits ouverts en 2021 et en 2022 aurait été bien inférieur à celui inscrit dans la loi de programmation des moyens de la justice. D'ailleurs, une grande partie de la hausse de ces budgets en 2023 s'explique par un effet de rattrapage, pour essayer de combler les retards des années précédentes .
Dans sa communication sur le plan de transformation numérique (PTN) du ministère de la justice, remis à la demande de la commission des finances du Sénat 15 ( * ) , la Cour des comptes expliquait ainsi avoir rencontré d'importantes difficultés pour reconstituer les dépenses exécutées au titre du PTN. Ce constat traduit « l'insuffisance du suivi budgétaire des projets et du plan dans son ensemble » alors que le ministère ne semble pas non plus pouvoir totalement maîtriser la comptabilisation des logiciels produits en interne 16 ( * ) .
Plus généralement sur les projets informatiques, la Cour des comptes notait que « la difficulté du ministère à fiabiliser l'évaluation des besoins et le suivi budgétaire crée des situations d'impasse où l'ensemble des actions prévues dans les projets ne sont pas intégrées aux prévisions de crédits ». C'est ainsi que le coût de généralisation du « portail détenu », avec l'installation de tablettes dans toutes les cellules de certaines maisons d'arrêt, est passé de 22 millions d'euros à 55 millions d'euros en prévisionnel, les frais de sécurisation n'ayant par exemple pas été intégrés dans le coût initial.
Certains projets n'ont par ailleurs été accompagnés d'aucun indicateur pour mesurer les dépassements , conduisant de fait à ce que les dérapages de coûts ne soient constatés qu' a posteriori . C'est seulement à la fin de l'année 2020 que le service numérique (SNUM) du ministère a mis en place un outil de comptabilité analytique pour suivre le coût des projets.
En matière de suivi et d'évaluation ensuite, il existe une vraie difficulté sur la remontée des informations. D'après la direction du budget, les informations existent, les outils statistiques ont été mis en place, mais ils ne sont pas pleinement exploités pour construire et améliorer le service public de la justice. Par exemple, les juges n'ont pas forcément connaissance de la valeur financière de leurs dossiers, faute de disposer des données pertinentes sur les saisies opérées par l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc).
Ainsi, alors que le ministère produit beaucoup de données, il ne se montre pas encore pleinement capable de les utiliser pour piloter son activité . Cette insuffisance est également dommageable au regard de l'évaluation des politiques publiques : il ne faut pas craindre, même sur un sujet régalien, de procéder à des évaluations incluant une dimension économique .
Un exemple est celui de la comparaison du coût complet de la journée de détention - 114,78 euros en 2021 - par rapport au coût complet des aménagements de peine - 12,79 euros pour un bracelet électronique, 49,62 euros pour un placement extérieur avec facturation, 112,47 euros pour un centre de semi-liberté. Ce constat ne veut pas dire qu'il faut moins emprisonner, mais invite à prendre en compte cette dimension pour apprécier la politique pénale française et évaluer les choix opérés par le législateur en la matière. Les données économiques permettent de disposer d'un nouvel angle d'approche, à condition qu'elles puissent être rapprochées d'un objectif de politique publique, à savoir, notamment, la prévention de la récidive.
Dans un ministère longtemps aussi sous-administré que celui de la justice 17 ( * ) , c'est au secrétariat général de se construire un rôle plus important dans le pilotage et dans l'évaluation. Une fois les données collectées, l'enjeu est celui de la diffusion d'une culture de l'exploitation des données , qui permettra en retour aux magistrats et aux personnels non magistrats de mieux comprendre l'objectif des processus de collecte d'informations.
Les indicateurs de performance ne sont pas suffisants s'ils ne sont pas accompagnés d'évaluations plus qualitatives sur le service public de la justice. Par exemple, ce qui est vraiment attendu de la politique publique en matière de justice des mineurs, c'est bien leur protection et leur réinsertion, de même pour les adultes avec la prévention de la récidive.
Or il n'existe pas d'évaluations permettant de faire le lien entre les actions des différents services et métiers du ministère et ces grands objectifs de politique publique , en dépit d'efforts en ce sens. La sous-direction de la statistique du secrétariat général a ainsi conduit une étude sur le phénomène de réitération des jeunes majeurs, mais elle ne permet pas de faire le lien avec l'action des services de la protection judiciaire de la jeunesse ou de l'administration pénitentiaire. L'application « Parcours » est aujourd'hui incapable de fournir des données sur le parcours complet des mineurs pris en charge.
Comme le relève le groupe de travail « justice pénitentiaire et de réinsertion » des États généraux de la Justice, « l'absence d'interopérabilité réelle entre les systèmes d'information « justice » fait qu'il est impossible pour le ministère d'évaluer en toute rigueur certaines réformes, en particulier de mesurer leurs impacts sur la trajectoire des personnes mises en cause par la justice à travers l'application de méthodes quantitatives scientifiquement éprouvées . » 18 ( * ) Le rapporteur spécial considère que le Parlement, mais aussi les magistrats et les justiciables seraient en droit de disposer de telles évaluations, alors que la justice, civile comme pénale, fait régulièrement l'objet de réformes.
* 15 Cour des comptes, communication à la commission des finances du Sénat - « Améliorer le fonctionnement de la justice - Point d'étape du plan de transformation numérique du ministère de a justice » (janvier 2022).
* 16 Ibid.
* 17 Pour reprendre un constat du comité des États généraux de la justice pratiquement partagé par l'ensemble des personnes entendues par le rapporteur spécial.
* 18 États généraux de la Justice. Groupe de travail sur la justice pénitentiaire et de réinsertion .