EXAMEN EN COMMISSION
MERCREDI 9 FÉVRIER 2022
M. Laurent Lafon , président . - Nous examinons aujourd'hui le rapport de notre collègue Béatrice Gosselin sur le projet de loi relatif à la restitution ou la remise de certains biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites, adopté à l'Assemblée nationale le 25 janvier dernier, après engagement de la procédure accélérée.
Mme Béatrice Gosselin , rapporteur . - Le texte que nous examinons ce matin vise à faire sortir des collections publiques quinze oeuvres d'art, afin qu'elles puissent être rendues, d'ici à un an, aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites pendant la période du nazisme.
Même si les enjeux de restitution ne nous sont pas inconnus, ce texte se distingue des précédentes lois de restitution par deux aspects. D'une part, la restitution a pour motif la spoliation artistique dont ont été victimes des juifs pendant la période nazie ; d'autre part, les bénéficiaires de ces restitutions ne sont pas des États, mais des personnes physiques, à savoir les familles ou ayants droit des victimes.
Trois des quatre articles du projet de loi restituent aux ayants droit de leurs propriétaires légitimes des oeuvres qui se sont révélées, postérieurement à leur entrée dans les collections publiques - qu'il s'agisse de musées nationaux ou de musées appartenant à des collectivités territoriales - être des oeuvres spoliées.
Le parcours de ces oeuvres a fait l'objet de recherches minutieuses de la part du ministère de la culture et des musées qui les conservent pour s'assurer que les tableaux en question correspondaient bien aux tableaux réclamés.
L'article 1 er restitue aux ayants droit de Nora Stiasny le tableau de Gustav Klimt Rosiers sous les arbres , acquis auprès d'une galerie suisse par l'État français en 1980 et conservé au musée d'Orsay.
À l'origine, les héritiers de Nora Stiasny pensaient que le bien spolié à leur aïeule était le tableau intitulé Pommier II conservé au musée du Belvédère de Vienne, obtenant en 2001 sa restitution par les autorités autrichiennes, mais des doutes subsistaient. Les recherches archivistiques se sont donc poursuivies et ont fini par démontrer que le tableau qui avait été vendu à vil prix pour subsister par Nora Stiasny en août 1938 à Vienne, quelques mois après l'Anschluss et le début des persécutions antisémites, était en fait celui conservé au musée d'Orsay.
L'article 3 restitue à l'ayant droit de Georges Bernheim le tableau de Maurice Utrillo Carrefour à Sannois , acquis par la ville de Sannois pour son musée Utrillo-Valadon au cours d'une vente aux enchères organisée en 2004 par Sotheby's.
Cette oeuvre s'avère avoir été volée au domicile du marchand d'art Georges Bernheim par le service allemand de pillage, l' Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR), en 1940. Le conseil municipal de la ville de Sannois s'est déjà prononcé en 2018 en faveur de cette restitution à l'unanimité de ses membres et attend impatiemment l'adoption de ce projet de loi pour qu'elle soit effective.
L'article 4 vise à restituer aux ayants droit de David Cender le tableau de Marc Chagall Le Père , conservé dans les collections du Musée national d'art moderne et exposé au musée d'art et d'histoire du judaïsme dans le cadre d'un dépôt.
Le parcours de cette oeuvre est tout à fait particulier, puisque les recherches ont montré qu'elle avait été volée en Pologne après l'internement de son propriétaire dans le ghetto de Lodz en 1940. Pourtant, jamais le Musée national d'art moderne n'aurait pu soupçonner qu'il s'agissait d'une oeuvre spoliée, dans la mesure où elle est entrée dans ses collections en 1988 par dation en paiement des droits de succession de l'artiste. Il est difficile de comprendre les conditions dans lesquelles elle s'est à nouveau retrouvée en la possession de Marc Chagall à compter des années 1950. L'hypothèse à laquelle en sont arrivés le ministère de la culture, le Musée national d'art moderne et le comité Marc Chagall, c'est qu'elle aurait pu faire partie de celles qui lui ont été dérobées dans son atelier parisien pendant la Première Guerre mondiale, alors qu'il était reparti en Russie. N'ayant pas déclaré ce vol à son retour en France dans les années 1920, il aurait cherché à en racheter certaines, parmi lesquelles ce tableau, le seul qu'il ait peint représentant son père.
Il est à noter que cet article ne figurait pas dans le projet de loi initialement déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale par le Gouvernement le 3 novembre dernier. L'instruction de la demande de restitution, présentée en septembre 2020 par les ayants droit, s'est achevée il y a seulement quelques semaines. C'est la raison pour laquelle le Gouvernement a introduit cet article par voie d'amendement lors de l'examen en commission en première lecture à l'Assemblée nationale.
L'article 2 se distingue des trois autres articles, puisqu'il vise, non à restituer, mais à remettre aux ayants droit d'Armand Dorville douze oeuvres que l'État avait achetées au cours de la vente aux enchères organisée à Nice en 1942 par sa famille pour disperser une partie de sa collection après son décès.
Pourquoi cette distinction sémantique ? Cet article suit une recommandation de mai dernier de la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations (CIVS), qui a estimé que, même si la vente de 1942 n'avait pas revêtu un caractère spoliateur, l'État aurait dû s'abstenir d'y enchérir parce que le conservateur l'ayant représenté avait eu connaissance des mesures d'aryanisation intervenues après son lancement, notamment la nomination d'un administrateur provisoire chargé de gérer le produit de la vente. Elle a donc préconisé que les oeuvres que l'État avait acquises et qui sont aujourd'hui présentées au musée du Louvre et au musée de Compiègne, soient rendues aux ayants droit pour des motifs d'équité.
L'utilisation du terme « restitution » serait impropre, mais cet article conserve les mêmes effets que les trois autres : la sortie des oeuvres des collections publiques et le transfert de leur propriété aux ayants droit.
Pourquoi une loi est-elle nécessaire pour restituer ces oeuvres ? Ce ne sont pourtant pas les premières oeuvres spoliées aux juifs restituées par la France. La restitution d'oeuvres spoliées conservées dans les collections publiques peut emprunter trois voies.
La première concerne les oeuvres inventoriées « Musées Nationaux Récupération » (MNR), rapportées d'Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. Ces oeuvres n'appartiennent pas au patrimoine de l'État : elles ont seulement été placées sous la garde temporaire de musées nationaux ou de musées territoriaux, dans l'attente de leur restitution à leurs propriétaires. Elles sont donc facilement restituables. Depuis la création de ce statut en 1950, 178 restitutions d'oeuvres MNR sont déjà intervenues, dont trois la semaine dernière. Mais cette voie n'est pas applicable aux oeuvres concernées par le projet de loi, qui ne sont pas des MNR.
La deuxième voie est judiciaire. Une ordonnance du 21 avril 1945, toujours applicable, frappe de nullité tout acte de spoliation commis en France par l'occupant ou par le régime de Vichy et prévoit la restitution des biens considérés au propriétaire originellement dépossédé, même si le bien a changé de main plusieurs fois par la suite, les acquéreurs successifs étant considérés comme « possesseurs de mauvaise foi ».
Sur le fondement de cette ordonnance, le juge peut ordonner, à la demande des ayants droit, la restitution d'une oeuvre appartenant aux collections publiques, sa décision ayant pour effet d'annuler son entrée dans les collections. C'est ce qui s'est produit en 2020 lorsque le musée d'art moderne de Troyes et le musée Cantini de Marseille ont été condamnés à restituer aux héritiers de René Gimpel trois tableaux d'André Derain.
Il faut d'ailleurs savoir qu'une action en justice a été formée par les ayants droit d'Armand Dorville en juillet dernier pour obtenir l'annulation des acquisitions résultant de la vente aux enchères de 1942. Cette affaire n'a pas encore été jugée.
En revanche, cette voie judiciaire n'aurait pas pu être empruntée par les ayants droit de Nora Stiasny ou de David Cender, dans la mesure où l'ordonnance du 21 avril 1945 n'est applicable que pour les spoliations intervenues sur le sol français. En outre, en termes d'image, il est sans doute préférable que l'initiative de la restitution résulte de l'État et non d'une décision de justice, dès lors que la spoliation est avérée ou que le retour du bien se justifie pour des motifs légitimes.
La troisième voie possible de restitution consiste à obtenir l'autorisation du législateur. C'est la voie qui a été retenue pour rendre les quinze oeuvres concernées par ce projet de loi, parce qu'à la différence des MNR, elles appartiennent aux collections publiques et sont, à ce titre, inaliénables. Il faut donc une autorisation du législateur pour les faire sortir des collections, le principe d'inaliénabilité des collections étant de valeur législative.
Peut-être certains d'entre vous s'étonnent-ils, comme moi, qu'il ait fallu attendre plus de soixante-dix ans après les faits pour qu'un texte de ce type soit examiné par le Parlement. Plusieurs facteurs l'expliquent.
D'une part, la réparation des spoliations est un enjeu qui a quitté le devant de la scène entre les années 1950 et le milieu des années 1990. Le climat international de l'époque, avec la Guerre froide, y a sans doute contribué. La manière dont les conservateurs concevaient alors leur mission a pu également jouer un rôle : ils avaient surtout à coeur - et il est difficile de le leur reprocher - de transmettre les collections dont ils étaient les gardiens.
On constate d'ailleurs que cet enjeu est beaucoup plus fort pour les personnes de confession juive à compter de la troisième génération après la Shoah que pour les générations qui les ont précédées. Peut-être la mémoire était-elle encore trop douloureuse, tandis que, pour les générations actuelles, le combat pour la restitution représente une quête identitaire fondamentale.
Par ailleurs, il convient de réaliser à quel point le niveau des connaissances a considérablement progressé au cours des vingt dernières années : les archives publiques se sont ouvertes et sont devenues plus accessibles grâce aux progrès permis par la numérisation, de nombreuses bases de données ont vu le jour, les États ont accru leur coopération dans ce domaine et se sont mis à échanger des informations et les travaux de recherche scientifique se sont multipliés. Un exemple : le répertoire des acteurs du marché de l'art en France sous l'Occupation, projet lancé en 2016 par l'Institut national d'histoire de l'art (INHA) en coopération avec l'Allemagne, pour mettre au jour les trajectoires des hommes et des oeuvres pendant cette période et ainsi faciliter l'identification des oeuvres spoliées. Les premières notices ont été mises en ligne il y a quelques semaines et seront, à terme, accessibles en français, en allemand et en anglais. Les acteurs privés eux-mêmes ont évolué : ils acceptent de plus en plus d'ouvrir leurs archives, même si ce mouvement reste encore timide ; les maisons de vente se mettent à faire des recherches sur les oeuvres qu'elles proposent à la vente pour s'assurer qu'elles ne sont pas entachées d'une suspicion de spoliation.
Tous ces progrès ont contribué à la prise de conscience que certaines des oeuvres appartenant aux collections publiques peuvent constituer des oeuvres spoliées et que le travail d'identification ne doit donc pas se limiter aux seules oeuvres MNR. Mais, cette prise de conscience est récente.
Pourquoi est-il important que nous votions ce texte ?
Même si les spoliations artistiques ne représentent qu'une part minoritaire des spoliations dont ont été victimes les juifs pendant la période nazie - environ 10 % des spoliations selon la CIVS -, elles ont été, quelle que soit la forme qu'elles aient pu prendre - vol, pillage, confiscation, vente sous la contrainte -, l'un des volets de la politique d'anéantissement des juifs d'Europe conduite par le régime nazi. Sans en être l'instigateur, le régime de Vichy a également collaboré à ces crimes de manière active.
Jusqu'ici, leur réparation est restée incomplète. Non seulement l'ensemble des oeuvres spoliées n'a pas été récupéré après-guerre, mais l'ensemble des oeuvres récupérées n'a pas été restitué. Sur un total d'environ 61 000 oeuvres récupérées, 45 500 ont pu être rendues par la Commission de récupération artistique immédiatement après la guerre, 2 000 furent classées comme MNR et 13 500 furent vendues par le service des Domaines, avec le risque de refaire surface à tout moment.
Je considère donc que ce projet de loi revêt une portée majeure du point de vue de la reconnaissance et de la réparation de la Shoah.
J'ai été marquée par les propos d'Emmanuelle Polack, historienne de l'art, que nous avons entendue la semaine dernière et qui a décrit ces oeuvres comme des « témoins silencieux » des crimes qui avaient été commis, susceptibles de prendre le relais des derniers témoins de la Shoah à mesure qu'ils disparaissent. Ces oeuvres sont bien plus que de simples objets matériels. C'est une part de l'identité, de la mémoire et de la dignité de ces hommes et de ces femmes victimes de la barbarie nazie que l'on restitue ; c'est une reconnaissance symbolique de la spoliation et des crimes dont ils ont été victimes. D'où l'importance de ce processus, à la fois pour les familles, mais aussi pour la collectivité nationale, dans son ensemble.
Ce projet de loi vient, en quelque sorte, prolonger la reconnaissance par le Président de la République, Jacques Chirac, le 16 juillet 1995, de la responsabilité de l'État français dans la déportation des juifs de France. Il reconnaît la nécessité de réparer des spoliations dont le régime de Vichy s'est aussi rendu coupable.
Plusieurs des personnes auditionnées ont estimé que ce texte pourrait marquer un tournant dans l'appréhension par la France de l'enjeu des restitutions de biens spoliés. Je crois en tout cas qu'il porte en lui la marque du travail et des progrès réalisés par la France, notamment depuis une dizaine d'années, pour améliorer le traitement des spoliations. David Zivie nous en avait retracé les grands axes lors de son audition le 19 janvier dernier.
D'abord, la France mène désormais des recherches proactives pour identifier et retrouver les ayants droit des MNR. J'indique, à cet égard, le rôle essentiel des généalogistes dans ces recherches souvent très complexes, compte tenu du nombre d'ayants droit susceptibles d'être concernés par une restitution. L'association des généalogistes de France a d'ailleurs assisté le ministère de la culture sur six dossiers de MNR dans le cadre d'un mécénat de compétences entre 2016 et 2022.
Ensuite, l'organisation interministérielle a été renforcée. D'une part, les attributions de la CIVS ont été élargies en 2018 afin de lui permettre désormais de s'autosaisir en ce qui concerne les biens culturels spoliés. D'autre part, il a été créé, au sein du ministère de la culture, un service chargé spécifiquement de piloter la politique de réparation des spoliations artistiques et de faire la lumière sur les biens culturels à la provenance douteuse conservés par les institutions publiques. Il s'agit de la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 que dirige M. Zivie.
Enfin, les musées ont été mis à contribution pour faire des recherches sur la provenance de leurs collections. C'est un travail que le ministère leur demande de mener, depuis 2016, dans le cadre des opérations de post-récolement.
Ces progrès nous permettent, aujourd'hui, au travers de ce texte, d'adresser un signal politique fort de la volonté de la France à « trouver des solutions justes et équitables » pour réparer les spoliations, conformément aux principes de Washington de 1998. J'ai pu constater, en entendant les ayants droit, que la majorité d'entre eux avaient été satisfaits de la manière dont s'était déroulée l'instruction de leurs demandes et de la décision qui était envisagée.
On a longtemps accusé la France d'être en retard par rapport à plusieurs de ses voisins européens en matière de réparation des spoliations. Avec ce texte, elle prouve à la fois qu'elle est prête à se confronter à son passé et qu'elle considère que des biens dont la spoliation est établie n'ont pas leur place dans ses collections publiques. Le geste est particulièrement manifeste avec la restitution du tableau de Gustav Klimt, la seule oeuvre de ce peintre de nos collections publiques.
Pour autant, nous ne pouvons pas nous arrêter là. Ce texte nous oblige à poursuivre les efforts et à les accentuer, pour qu'il marque effectivement un tournant.
C'est bien au niveau des recherches de provenance qu'il faut accélérer le travail. La tâche est immense, car elle nécessite de passer en revue toutes les oeuvres produites avant 1945 entrées dans nos collections depuis 1933. Mais il s'agit d'un travail à fois capital pour améliorer le processus de réparation des spoliations artistiques, crucial pour la réputation de nos musées et urgent face à la disparition progressive des héritiers encore en mesure d'identifier les oeuvres que possédaient leurs ancêtres victimes de spoliations.
Je suis convaincue que plus les musées seront transparents, plus les familles de victimes se sentiront apaisées ; ce sera un grand pas de franchi dans le travail de réparation.
J'ai pu constater combien, ces dernières années, les musées s'étaient emparés de cet enjeu sous l'impulsion du ministère de la culture. Les mentalités des conservateurs ont évolué. La recherche de provenance fait d'ailleurs maintenant partie de leur formation initiale.
Les musées effectuent des recherches très poussées avant toute acquisition de manière à ne pas prendre le risque d'intégrer dans les collections publiques des biens qui pourraient être spoliés. Plusieurs musées ont par ailleurs lancé des travaux de recherche sur les oeuvres de leurs collections. Le Louvre fouille ainsi le parcours des oeuvres entrées dans ses collections entre 1933 et 1945 ; le musée d'Orsay et le Musée national d'art moderne se sont aussi lancés dans des travaux de recherche systématiques et un nombre croissant de musées territoriaux se mobilisent pour faire la lumière sur leurs collections.
Le problème, c'est qu'il s'agit d'un travail chronophage, qui nécessite à la fois des moyens et un personnel spécifique. Or, les musées n'ont pas toujours reçu de budgets pour cela. La mission dirigée par David Zivie peut financer des recherches, mais elle ne dispose elle-même que d'un budget de 200 000 euros à cet effet, sans commune mesure avec le budget que consacre chaque année à cet enjeu le Gouvernement fédéral allemand, de l'ordre de plusieurs millions.
Si nous voulons que le travail en matière de recherche de provenance soit accompli dans des délais raisonnables, il faudra y consacrer des moyens appropriés et former davantage de personnels dédiés. C'est un choix politique qui mériterait d'être discuté à l'occasion de l'examen du prochain budget.
Le dernier point que je souhaiterais aborder, c'est celui de la loi-cadre. Face à une possible multiplication des restitutions dans les années à venir, des voix s'élèvent pour demander l'adoption d'un tel dispositif afin de faciliter les restitutions sans recourir à une autorisation au cas par cas du législateur.
Ce n'est pas le choix retenu par le Gouvernement avec ce projet de loi, mais la ministre de la culture a fait savoir, lors de l'examen du texte à l'Assemblée nationale, que le Gouvernement était favorable au principe d'une loi-cadre et que cette solution s'imposerait.
Pour avoir beaucoup abordé ce sujet au cours de mes quatorze auditions, j'ai constaté que la réflexion n'était pas encore mûre. Elle est sans doute également compliquée par l'enjeu des biens coloniaux, même si je crois préférable de distinguer les deux sujets tant il serait difficile de bâtir un cadre commun à l'ensemble des restitutions : celles des biens coloniaux concernent des relations d'État à État, quand les autres vont aux héritiers des propriétaires victimes.
Deux pistes principales sont évoquées : soit l'adoption d'un cadre législatif général fixant les critères selon lesquels une restitution pourrait être opérée par l'autorité administrative, soit la mise en place d'une procédure judiciaire à l'initiative de l'autorité administrative, en vue d'obtenir l'annulation de l'entrée du bien spolié dans les collections.
Chacune de ces pistes pose de nombreuses questions.
Quels critères faire figurer dans le cadre général ? Le projet de loi que nous examinons nous fournit un exemple de la diversité des cas d'oeuvres spoliées : certaines spoliations résultent d'une vente sous la contrainte, d'autres d'un pillage, d'autres d'un vol, d'autres enfin d'une vente dans un contexte trouble ; certaines spoliations ont été commises en France et d'autres à l'étranger ; certaines spoliations ont été commises pendant l'Occupation, mais d'autres remontent à avant 1939. Dès lors, comment définir des critères qui ne soient ni trop étroits, pour ne pas faire obstacle à des restitutions légitimes, ni trop larges, pour ne pas remettre en cause le principe d'inaliénabilité des collections, qui est un pilier de nos musées auquel il serait dangereux de renoncer ?
Quelle autorité pourrait contrôler le bien-fondé de la restitution et quels seraient son rôle, sa composition et son degré de responsabilité ? Le champ d'action de la CIVS se limite aux spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation.
S'agissant de la deuxième piste, celle du recours au juge, comment faire en sorte que l'annulation de l'entrée dans les collections puisse se traduire par la restitution effective de l'oeuvre spoliée par le précédent propriétaire s'il ne s'agissait pas de la victime ? Sans doute est-ce possible s'agissant des oeuvres spoliées en France, compte tenu de l'ordonnance du 21 avril 1945, mais est-ce compatible avec des législations étrangères ?
J'ajoute enfin que si la loi-cadre rendrait plus aisées les restitutions, elle leur ferait sans doute aussi perdre, par leur automaticité, beaucoup de leur caractère symbolique. Il sera donc impératif d'associer les familles de victimes à la réflexion, afin de déterminer s'il s'agit d'une évolution qui peut les satisfaire.
Quoi qu'il en soit, j'ai le sentiment que ce débat autour d'une loi-cadre ne fait que renforcer la nécessité de progresser en matière de recherche de provenance, tant nous avons besoin de bien connaître la diversité des cas éventuels pour pouvoir éventuellement bâtir un dispositif approprié.
M. Laurent Lafon , président . - Il nous reste à définir le périmètre pour l'application de l'article 45 de la Constitution.
Mme Béatrice Gosselin , rapporteur . - Ce périmètre pourrait comprendre les dispositions visant à faire sortir des collections publiques d'autres oeuvres spoliées aux juifs pendant la période nazie et celles qui ont trait à l'organisation, à la procédure et aux conditions des restitutions de ces biens.
En revanche, je vous propose que nous excluions de ce périmètre les dispositions ayant pour objet la restitution d'oeuvres qui n'entreraient pas dans la catégorie des oeuvres spoliées aux juifs pendant la période nazie.
Mme Catherine Morin-Desailly . - Ce sujet délicat est connu de longue date de notre commission. Merci, madame le rapporteur, de l'avoir remis en perspective avec la restitution des biens coloniaux, tout en soulignant les différences entre les deux cas.
Lors des prochaines lois de finances, nous devons absolument être attentifs aux moyens. Depuis qu'Audrey Azoulay s'est saisie du sujet, le mécanisme a pris beaucoup de temps à se mettre en place et les moyens ne sont pas toujours au rendez-vous. On peut aussi déplorer l'absence de sensibilisation des musées territoriaux. La recherche de provenance doit s'appliquer à l'ensemble des biens.
Faut-il ou non une loi-cadre ? On voit bien toute la difficulté du choix à faire. La définition des critères de la loi-cadre relative aux restes humains a pris beaucoup de temps, avec un groupe de travail dédié. Malgré ce travail scientifique et pluridisciplinaire, ils ont été contestés par le Gouvernement qui n'a pas voulu de la solution de cadre général que nous introduisions dans la proposition de loi relative à la circulation des biens culturels appartenant aux collections publiques. Il est sans doute préférable d'oeuvrer au cas par cas de manière pragmatique.
Je voterai ce texte. Il faudra avancer sur les restitutions et l'instauration d'une entité capable de conduire la réflexion sur ce sujet de manière permanente et de contrôler les décisions.
M. Pierre Ouzoulias . - À mon tour de remercier vivement notre rapporteur. En participant à certaines des auditions, j'ai été impressionné par l'empathie et la très grande humanité avec lesquelles elle les a conduites, alors qu'elles sont parfois émotivement très dures. Je partage ses observations. J'en ajouterai une : la discordance entre le décret de 1999, qui organise l'indemnisation des victimes, et l'arrêté de 2019, qui crée la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés, est regrettable. Le champ de cette mission est bien plus vaste, puisqu'il couvre des biens présents sur le territoire français, mais qui ont pu être spoliés de 1933 à 1945, que ce soit en France ou à l'étranger. Toutes les spoliations liées à des mesures antisémites sont concernées, et pas seulement celles qui sont liées aux législations antisémites. Il serait de bonne politique que le Gouvernement révise le décret de 1999 pour que la CIVS puisse instruire des dossiers qui échapperaient sinon à ses attributions.
La question de la restitution de toutes les archives spoliées reste ouverte. Les archives sont des biens culturels qui entrent dans le champ d'action de la commission de restitution. Or les troupes soviétiques en ont saisi beaucoup au moment de la prise de Berlin. Il faudrait un accord d'État à État pour que les archives puissent être restituées à la France.
Il y a des archives privées comme celles de Marc Bloch, ou de mouvements syndicaux ou autres. Il y a une grande part d'inconnues. La question est compliquée, puisqu'elle intervient dans les relations diplomatiques complexes liant la France et la Russie. Mais sans doute le Président de la République en a-t-il parlé pendant les cinq heures qu'il a passées avec le président Poutine...
M. Lucien Stanzione . - Ce texte traduit dans la loi la restitution de quinze oeuvres spoliées. À mon tour de saluer le travail de notre rapporteur avec qui j'ai participé aux auditions.
La restitution de ces objets représente plus qu'un retour légitime. C'est une question de reconnaissance, de justice et de réparation. Ces oeuvres contribuent à la nécessaire réparation des abominations commises contre le peuple juif. C'est un acte symbolique fort et indispensable.
Le processus reste compliqué, puisqu'il est nécessaire de passer par la loi. Le Carrefour à Sannois , reconnu en 2018 comme provenant d'un pillage de l'ERR ne pourra finalement être restitué que quatre ans après. Il est temps que les délais soient enfin réduits, et qu'une loi-cadre crée un dispositif similaire à celui des MNR.
Reste la question du partage de l'oeuvre, qui a souvent une valeur universelle. Cette question s'était posée à propos de la restitution au Bénin et au Sénégal des oeuvres pillées. Les oeuvres pourraient-elles rester accessibles au plus grand nombre grâce à des photos ou à des reproductions ? Les familles doivent bénéficier d'un cadre juridique rassurant pour envisager un tel partage.
Notre groupe votera ce texte, en espérant que nous pourrons continuer à travailler sur les contours d'une loi-cadre prenant en considération toute la question de la reconnaissance et de la réparation. Comme les auditions l'ont montré - notamment celle de Mme Polack -, c'est autant la reconnaissance symbolique qui est recherchée que la restitution de l'objet.
M. Thomas Dossus . - Merci à Mme le rapporteur pour sa présentation très précise : chaque oeuvre a une histoire particulière. Je salue ce texte nécessaire. Nous avons besoin d'améliorer notre politique de restitution. La recherche de provenance s'est accélérée ces dernières années après une période très ralentie depuis 1950.
Notre ancienne collègue Corinne Bouchoux avait fait un rapport sur le sujet, où elle regrettait que les musées aient souvent des « secrets de famille » sur la provenance de tel ou tel tableau. Ils ont aujourd'hui une attitude plus convenable ; mais il leur faut des moyens. La restitution rétablit le respect et la dignité pour les victimes de la barbarie.
M. David Assouline . - Je salue, moi aussi, le travail effectué. C'est l'honneur du Sénat que d'avoir été le lieu du travail très précurseur de notre collègue Corinne Bouchoux, qui, de façon solitaire, s'est lancée dans une recherche qui nous a fait découvrir l'ampleur du sujet. Notre commission avait alors adopté neuf propositions très concrètes en janvier 2013 grâce auxquelles les choses se sont améliorées. Elles reposaient sur le principe suivant : nous ne pourrons pas tout restituer, mais ce n'est que lorsque nous aurons mis tout en oeuvre pour le faire que nous pourrons, sinon tourner la page, du moins considérer que notre pays a fait ce qu'il fallait.
Je vois bien la complexité d'écrire une loi-cadre. Il serait néanmoins préférable de ne pas avoir à délibérer à chaque fois. Nous pouvons concevoir une réglementation qui, une fois que les choses sont clairement établies conformément aux principes de Washington, nous permettra de restituer les oeuvres.
Mme Béatrice Gosselin , rapporteur . - Mme Morin-Desailly met le doigt avec raison sur les besoins financiers.
Une loi-cadre permettrait d'aller beaucoup plus vite. Elle devrait sans doute être améliorée à chaque découverte, car chaque oeuvre a une histoire différente, tortueuse. Malgré tout, cela accélérerait les restitutions.
M. Ouzoulias a raison sur la restitution des archives. Des milliers de livres et d'archives ont en effet été saisis à Berlin, mais il est très compliqué de travailler avec l'État russe. Il serait cependant souhaitable de travailler à recouvrer ce qui ressort du patrimoine de nos territoires avant-guerre et pendant la guerre.
M. Stanzione propose que des copies restent dans les musées. Mais Emmanuelle Polack et Corinne Hershkovitch l'ont dit, la reconnaissance suffit parfois aux familles pour envisager de faire des dépôts ou des dons aux musées.
Mme Filippetti a effectivement mis en place une équipe sur ces questions après le travail de Mme Bouchoux, qui a incontestablement relancé le travail de recherche sur la provenance des oeuvres.
EXAMEN DES ARTICLES
Article 1 er
L'article 1 er est adopté sans modification.
Article 2
L'article 2 est adopté sans modification.
Article 3
L'article 3 est adopté sans modification.
Article 4 (nouveau)
L'article 4 est adopté sans modification.
A l'unanimité, le projet de loi est adopté sans modification. (Applaudissements)
La réunion est close à 10 h 20.
PROJET DE LOI N° 395 (2021-2022)