TRAVAUX EN COMMISSION
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020
M. Laurent Lafon , président . - Chers collègues, nous examinons aujourd'hui le rapport de Monique de Marco sur la proposition de loi relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion, adoptée par l'Assemblée nationale le 13 février dernier.
Mme Monique de Marco , rapporteure . - Mes chers collègues, à la demande de mon groupe, nous examinerons le 10 décembre prochain une proposition de loi relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion.
Vous avez été plusieurs à participer aux auditions préparatoires que j'ai organisées, et je tiens à vous en remercier. J'ai acquis au cours de ces entretiens une première conviction : la question de la promotion des langues régionales dépasse les clivages politiques.
Une langue régionale est une langue historiquement parlée sur une partie du territoire national, depuis plus longtemps que le français. Elle se distingue des langues non territoriales, qui sont issues de l'immigration et utilisées par des citoyens français depuis plusieurs générations.
La délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF) dénombre une vingtaine de langues régionales en France métropolitaine, et plus d'une cinquantaine dans les territoires d'outre-mer. Ainsi la France est-elle le pays européen connaissant la plus grande diversité linguistique. Bien évidemment, l'utilisation et la vitalité de ces langues varient.
Il est très difficile d'estimer le nombre de locuteurs et la dernière enquête nationale date du recensement de 1999. L'Insee avait alors estimé à 5,5 millions le nombre de personnes parlant avec leurs parents dans une langue régionale. Pour sa part, la DGLFLF estime à 4,9 millions le nombre actuel de locuteurs des principales langues régionales. Cependant, cette donnée chiffrée a deux limites. Tout d'abord, certaines langues ne sont pas comptabilisées. De plus, la question se pose de savoir ce qu'est un locuteur, et quelle maîtrise de la langue il faut posséder pour que le terme s'applique.
Lors des auditions, j'ai constaté que les informations relatives aux langues régionales restaient parcellaires. Des associations et certaines collectivités territoriales comme la région Bretagne ont pris l'initiative de lancer des études sur le nombre de locuteurs. Toutefois, il nous manque une enquête nationale sur la pratique et la transmission de ces langues. La dernière date de vingt ans, soit une génération, et il me semblerait intéressant que les pouvoirs publics se saisissent de cette question et lancent une nouvelle étude nationale. Cette demande ne relève pas du domaine de la loi, mais notre débat en séance publique sera l'occasion d'appeler le Gouvernement à agir en ce sens.
Cependant, malgré le manque de données précises, l'ensemble des personnes auditionnées s'accordent à dire que la pratique des langues régionales recule. Si les langues ultramarines résistent plutôt bien, tout comme le breton et le basque, d'autres connaissent une forte diminution de leur usage. Lors de son audition, le président de l'Institut de la langue régionale flamande nous a indiqué que, en l'espace de vingt ans, le nombre de locuteurs avait été divisé par deux, passant de 90 000 à 45 000 environ, par manque de soutien politique. Et cette langue régionale a la chance d'être transfrontalière et de bénéficier du dynamisme linguistique présent en Belgique. Il faut imaginer la situation des langues régionales qui ne sont pratiquement plus transmises dans le cercle familial, ne peuvent s'appuyer sur un vivier linguistique transfrontalier, et ne bénéficient d'aucun volontarisme politique pour les promouvoir et les défendre !
J'en viens au cadre constitutionnel de l'utilisation et de la promotion des langues régionales. Le Conseil constitutionnel s'est saisi de cette question à l'occasion des débats sur la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, et plusieurs décisions sont venues ensuite réaffirmer sa position, sur laquelle je souhaite revenir. D'abord, l'usage du français s'impose aux personnes de droit public et aux personnes de droit privé exerçant une mission de service public. De plus, les particuliers ne peuvent se prévaloir d'une langue autre que le français dans leurs relations avec les administrations et les services publics, et ne peuvent être contraints à utiliser une autre langue que le français. Toutefois, et c'est un point sur lequel je reviendrai, le Conseil constitutionnel précise explicitement que l'article 2 de la Constitution n'interdit pas l'usage de traduction.
Vous le savez, la Constitution s'est enrichie en 2008 de l'article 75-1, qui affirme que les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France. Nous pouvons légitimement nous interroger sur les conséquences de ce nouvel article : la jurisprudence du Conseil constitutionnel, antérieure à 2008, est-elle toujours d'actualité ? À la lecture des travaux préparatoires du projet de loi constitutionnelle de 2008, il me semble que c'est le cas. En effet, tant à l'Assemblée nationale qu'au Sénat, les deux rapporteurs du projet de loi ont indiqué que l'insertion des langues régionales dans la Constitution n'avait pas pour conséquence d'introduire de nouveaux droits pour ces langues. Bien sûr, le Conseil constitutionnel est souverain, et un revirement de jurisprudence constitutionnelle est toujours possible.
Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France. Il s'agit d'un patrimoine immatériel et leur valorisation, comme leur promotion, passe par leur utilisation et leur transmission. À ce sujet, je souhaite d'abord évoquer rapidement la présence des langues régionales dans les médias. Selon la loi, France Télévisions doit contribuer à la connaissance et au rayonnement des territoires et des langues régionales. En 2018, 385 heures de programmes en langue régionale ou bilingue ont été diffusées sur les chaînes métropolitaines de France Télévisions, et près de 1 800 heures sur les antennes ultramarines. Par ailleurs, quatre stations locales de France Bleu diffusent dans des langues régionales, et des programmes sont proposés dans ces langues au sein du réseau France Bleu. Au total, ce sont 5 000 heures de programmes diffusées sur les antennes du réseau France Bleu.
J'en viens à présent à l'école et à l'enseignement des langues régionales. Aujourd'hui, à part pour quelques langues, la transmission ne se fait plus dans le cercle familial, mais à l'école, qui a donc un rôle important à jouer. Depuis 1951, il est possible d'enseigner les langues régionales à l'école publique et si des progrès sont certainement nécessaires, cette possibilité existe.
Au moyen de plusieurs décisions, le Conseil constitutionnel a défini le cadre dans lequel doit se dérouler cet enseignement. Tout d'abord, celui-ci ne peut revêtir un caractère obligatoire ni pour les élèves ni pour les enseignants. De plus, il ne doit pas avoir pour objet de soustraire les élèves aux droits et obligations applicables à tout usager du service public de l'Éducation. Enfin, l'usage d'une langue autre que le français ne peut être imposé aux élèves, ni dans la vie de l'établissement ni dans les disciplines autres que celles de la langue considérée, et l'enseignement dit immersif est donc interdit dans les écoles publiques. Il existe toutefois une exception à cette interdiction : l'expérimentation, qui doit faire l'objet d'une approbation de la part du directeur académique des services de l'éducation nationale (Dasen). L'expérimentation est conduite pendant une période de cinq ans et doit faire l'objet d'une évaluation. Certaines écoles publiques se sont saisies de ce cadre expérimental pour proposer un enseignement plus intensif des langues régionales, rencontrant plus ou moins de difficultés de la part du rectorat.
De manière générale, il existe un dispositif d'apprentissage des langues régionales de la maternelle à la terminale. À l'école maternelle, les enfants peuvent bénéficier d'une sensibilisation et d'une initiation et puis, à l'école primaire, la langue régionale peut être enseignée pendant l'horaire consacré aux langues vivantes étrangères. Des classes bilingues français et langue régionale peuvent également être créées. Dans ce cadre, la pratique de la langue peut aller jusqu'à la parité hebdomadaire horaire dans l'usage de la langue régionale et du français. Toutefois, aucune discipline autre que les cours de langue ne peut être exclusivement enseignée en langue régionale. Au collège, les élèves peuvent choisir une langue régionale comme deuxième langue et au lycée, la langue régionale peut faire l'objet d'un enseignement au titre de la deuxième, voire de la troisième langue vivante. Du CP à la terminale, ce sont donc un peu plus de 118 000 élèves qui étudient une langue régionale.
J'en viens à présent aux conclusions. Les difficultés ne sont pas dues à un cadre législatif insuffisant, même s'il pourrait être renforcé dans les limites fixées par le Conseil constitutionnel. Elles le sont davantage à une sous-exploitation des possibilités offertes par les textes, par méconnaissance, manque de moyens ou de volonté politique, et à des freins infra-législatifs. Je veux ici vous donner deux exemples.
Premièrement, comme l'a rappelé Laurent Nuñez devant notre assemblée en janvier dernier, les officiers de l'état civil sont autorisés à délivrer, à la demande des intéressés, des livrets de famille ainsi que des copies intégrales et extraits d'actes de l'état civil bilingues ou traduits dans une langue régionale. À titre personnel, je l'ai découvert en préparant ce rapport.
Deuxièmement, je souhaiterais évoquer la réforme du baccalauréat, qui illustre bien les difficultés infra-législatives pouvant être rencontrées. En effet, les nouvelles modalités de comptage des points rendent les langues régionales moins attractives pour certains élèves. Auparavant, seuls les points au-dessus de la moyenne comptaient tandis qu'aujourd'hui les options langues régionales sont comptabilisées dans la moyenne des bulletins scolaires de la première et de la terminale, et peuvent ainsi faire baisser la note du contrôle continu. À l'inverse, une bonne moyenne sera noyée parmi les autres matières du contrôle continu, qui ne compte que pour 10 % de la note finale.
Il existe pourtant un moyen simple pour le ministère de l'éducation nationale d'envoyer un signal en faveur des langues régionales : leur appliquer le même régime qu'au latin et au grec ancien. En effet, ces deux langues sont les seules qui continuent à bénéficier de la bonification pour les points au-dessus de la moyenne. Le grec ancien et le latin sont ainsi comptabilisés deux fois : dans les 10 % du contrôle continu, et dans les points au-dessus de la moyenne qui sont bonifiés d'un coefficient trois avant d'être ajoutés au total des points reçus par l'élève.
Malgré ces réserves, je vous propose d'adopter le texte conforme. Des dispositifs législatifs plus ambitieux pourraient mieux assurer la promotion des langues régionales, mais il n'est pas certain qu'ils puissent faire consensus à l'Assemblée nationale, ni même au sein de notre assemblée. Par ailleurs, depuis la loi Deixonne, une soixantaine de propositions de loi relatives aux langues régionales ont été déposées. Aucune n'a été adoptée ni même, bien souvent, inscrite à l'ordre du jour de l'autre assemblée. L'adoption conforme de ce texte permettrait de clore la navette parlementaire et offrirait un symbole de l'engagement du Parlement en faveur des langues régionales.
M. Laurent Lafon , président . - Avant d'ouvrir le débat général, nous allons examiner la définition du périmètre de l'article 45, qui encadrera le dépôt d'éventuels amendements.
Mme Monique de Marco , rapporteure . - Concernant le périmètre de l'article 45 de la Constitution applicable à cette proposition de loi, je vous propose d'accepter les amendements qui concernent la protection des langues régionales ainsi que leur valorisation et leur promotion. En revanche, pourraient être déclarés comme ne présentant pas de lien, même indirect, avec le texte ceux visant les langues étrangères, portant sur les langues de France autres que les langues régionales, et concernant la promotion et la valorisation de la francophonie.
M. Max Brisson . - Je souhaiterais d'abord remercier le groupe Écologiste - Solidarité et Territoires (GEST) d'avoir porté cette proposition de loi du député du Morbihan Paul Molac, ainsi que Monique de Marco, pour son rapport circonstancié et argumenté dont je partage les grandes lignes et la conclusion finale.
Cependant, j'aurais peut-être été plus dur sur la réforme du baccalauréat qui illustre parfaitement le rapport qu'entretient l'éducation nationale avec les langues régionales, qui en avaient tout simplement été oubliées ! Cet oubli résume tout. J'aurais aussi été plus dur sur l'absence de l'audiovisuel public et aurais souligné le relais assuré par les radios associatives, qui portent les langues régionales sur les ondes.
Pour le reste, j'approuve ce rapport et espère qu'il servira de support à un débat apaisé et constructif. En effet, dans les territoires où les langues régionales sont parlées, nous gardons parfois de bien mauvais souvenirs des caricatures offensantes qui sont développées à l'occasion des débats sur les langues régionales - peut-être davantage à l'Assemblée nationale qu'au Sénat. J'espère en tout cas que le débat de la semaine prochaine sera digne de ces langues qui sont, pour certains de nos concitoyens, des langues maternelles. Nous sommes tous militants de la francophonie et souffrons quand l'usage du français recule ; acceptons que l'on puisse aussi souffrir lorsque l'on voit sa langue maternelle fragilisée ou menacée de disparition.
Je suis élu d'un département qui a la chance de compter deux langues dites régionales : le béarnais et la langue basque, qui est par ailleurs une langue d'Europe puisqu'elle est parlée et bénéficie d'un statut officiel au sein de la communauté autonome d'Euskadi et de la députation forale de Navarre, dans le royaume d'Espagne. En Pays basque de France, 60 % des écoles ont des sections bilingues français et basque, mais j'ai bien conscience que cette situation est exceptionnelle, tout comme l'est le consensus politique qui s'est noué au Pays basque sur ce sujet. Ainsi, un homme comme moi, élu d'un parti de tradition jacobine, a fondé et présidé l'Office public de la langue basque, qui regroupe l'État, la région, le département et les communes du Pays basque.
La République a toujours eu un rapport difficile avec les langues de France, parce qu'elles ont longtemps été le symbole de la France du cheval de trait, que leur usage paraissait archaïque et réactionnaire. Lutter contre les langues de France était aussi le moyen d'imposer la République et l'émancipation, ce que l'on peut respecter. Les hussards noirs ont mené ce combat en conscience, mais, en 1950, dans les rues de Mauléon ou de Saint-Palais où l'école publique était pourtant bien implantée, on continuait de parler parfaitement la langue basque. Il ne faut donc pas surestimer le rôle de l'école comme élément destructeur des langues de France. En fait, c'est la télévision, la modernité et l'urbanisation qui sont responsables. Avec Intervilles, Guy Lux a fait plus de mal aux langues de France que les hussards noirs de Jules Ferry !
Et nous sommes aujourd'hui dans une situation paradoxale puisque la langue est moins parlée dans la rue des villages et des villes et davantage à l'école alors qu'en 1950, c'était le contraire. Cela donne à l'école une responsabilité particulière. La transmission, familiale ou scolaire, est un pilier de ce qui en France est encore un concept inconnu : la politique linguistique.
Il serait injuste de dire que l'école ne fait rien pour les langues de France puisque c'est l'administration française qui en fait le plus, en termes de postes déployés et d'efforts budgétaires. Cependant, l'école conçoit l'apprentissage du basque, de l'occitan, du breton, du catalan ou du corse comme une discipline enseignée et non comme un élément de la politique linguistique d'un territoire qui inscrit sa langue non pas dans une vision muséographique, nostalgique ou historique, mais dans la modernité. C'est en tout cas ce que nous avons fait au Pays basque, où nous sommes partis d'une réflexion simple : la langue est le premier vecteur de l'identité, qui est un facteur d'attractivité, car les territoires sans identité sont des territoires sans projet. En Pays basque de France, nous avons pris conscience dans les années 1990 du lien existant entre identité, langue, attractivité et modernité. Ce que nous demandons, c'est que notre combat soit considéré comme un combat de modernité. Nous ne cherchons pas à protéger et à préserver la langue, mais à produire des locuteurs capables de s'exprimer, de travailler et de vivre dans nos langues ! C'est ce que l'éducation nationale ne comprend pas, et c'est là que réside le hiatus entre l'éducation nationale et les élus des territoires, qui ont pris conscience de la dimension moderne des langues, comme reflets des territoires et vecteurs de leur attractivité.
Depuis la loi Deixonne, les textes qui ont porté sur les langues régionales sont des textes fondamentaux pour l'école et les collectivités, mais les langues y ont toujours été traitées de façon mineure. À l'opposé, la loi Toubon, qui avait pour but de lutter contre l'anglomania et l' imperium de l'anglo-américain, a été largement utilisée par les préfets et les recteurs contre les langues régionales, trahissant par là même l'objectif du législateur.
La proposition de loi de Paul Molac est la bienvenue parce qu'elle rappelle à l'État un certain nombre de ses obligations en ce qu'elle prévoit un cadrage de la loi Toubon, et qu'elle sécurise la place des langues dans l'espace public. En revanche, nous avons tous été surpris par l'absence totale de référence à l'Éducation nationale. Nous avons donc fait des recherches, qui ont montré que les députés de la majorité présidentielle, certainement à l'appel du ministre de l'éducation nationale, avaient systématiquement supprimé tous les articles concernant l'enseignement ! Nous nous retrouvons donc avec une magnifique proposition de loi sur les langues régionales, qui ne dit pas un mot de l'enseignement, comme s'il pouvait y avoir une politique linguistique en faveur des langues régionales qui ne passe pas par l'enseignement !
Ma chère collègue, vous avez proposé un vote conforme, mais j'espère que nous ferons preuve d'imagination dans l'hémicycle pour déposer quelques amendements qui rappelleront au Gouvernement qu'il n'y a pas de politique linguistique qui ne s'appuie sur l'éducation. Sinon, c'est de l'enfumage !
Notre génération a une responsabilité. J'appartiens à un territoire dans lequel les jeunes qui n'ont pas reçu d'enseignement en langue basque ou en langue occitane reprochent à leurs parents de ne pas les avoir inscrits dans une école publique pour apprendre la langue de leurs grands-parents. Mais aujourd'hui, les plus jeunes générations retrouvent des taux de pratique linguistique proches de ceux des années 1960.
Enfin, tout cela n'a jamais remis en cause l'unité de la République. Et je dirais même que les territoires dans lesquels on pratique les langues régionales sont aussi des territoires où l'intégration sociale, le lien et la solidarité sont parmi les plus forts. Les membres du groupe Les Républicains suivront la position formulée par la rapporteure.
M. Claude Kern . - Après ce brillant exposé, il est difficile d'intervenir, mais je vais peut-être le faire en alsacien puisque mon collègue n'a pas osé parler en basque ! (M. Kern prononce une phrase en alsacien, à laquelle répond Mme Drexler).
Je voudrais féliciter Monique de Marco pour ce brillant exposé et m'associer aux propos de Max Brisson sur l'audiovisuel. Cependant, nous avons su chez nous préserver un espace pour les langues régionales sur les chaînes locales, notamment grâce à l'émission Rund Um , qui signifie « autour de nous ». Un certain nombre d'heures de programmes en alsacien sont également diffusées sur France Bleu Alsace.
En ce qui concerne les écoles, il existe une convention pour l'enseignement bilingue entre la région, les deux départements et l'État. Nous avons toutefois des difficultés à trouver des enseignants suffisamment bien formés, même pour les écoles bilingues, qui représentent 40 % de nos écoles. La formation des professeurs d'allemand est un véritable problème, et l'ensemble du cycle allemand de l'université de Strasbourg ne compte que trente étudiants. De plus, dès qu'ils sont formés, ces jeunes partent en Allemagne, où ils gagnent presque le double de ce qu'on leur propose en France. Les écoles de l'Association pour le bilinguisme en classe dès la maternelle (ABCM), soutenues par les collectivités, assurent, quant à elles, un enseignement en alsacien.
Vous l'avez dit, langues et cultures régionales font partie de notre patrimoine. Nous essayons de le préserver dans la région, notamment avec l'Office pour la langue et les cultures d'Alsace et de Moselle (Olcam). Par ailleurs, nous organisons des cours d'alsacien pendant les activités périscolaires, mais également des séances s'adressant aux adultes.
Quand je suis arrivé à l'école maternelle, je parlais alsacien, pratiquement pas français, et il était interdit de parler alsacien même dans la cour d'école. Nous avons eu ensuite le réflexe de ne pas parler alsacien à nos enfants, et je fais mon mea culpa . Aujourd'hui, ce sont les jeunes parents qui demandent à l'éducation nationale de prendre le relais pour enseigner cette langue encore parlée dans la rue en zone rurale, cette langue qui nous permet de comprendre les Allemands et d'être compris par eux.
Grâce à cette proposition de loi, j'espère que nous réussirons à faire évoluer les mentalités. Nous suivrons la proposition de la rapporteure, mais, comme Max Brisson, je pense que quelques amendements s'imposeront en séance.
M. Pierre Ouzoulias . - Comme toute sa génération, mon grand-père parlait le limousin. Il a appris le français à l'école ; il n'avait pas le droit d'y parler une autre langue, même dans la cour de récréation. Il est ensuite monté à Paris, et en perdant l'usage du limousin, il a aussi perdu un vocabulaire précieux, ce qu'il a d'ailleurs beaucoup regretté à la fin de sa vie. L'odeur de la nature après l'orage, ou encore certains noms d'oiseaux ne trouvent pas d'équivalents en français. Républicain fervent et absolu, il concevait pourtant parfaitement qu'on puisse avoir deux cultures.
En Corrèze, il existe toujours un droit coutumier en limousin, qui n'est pas traduisible. Il réglemente notamment certains usages de la forêt. Si celui-ci disparaît, nous serons alors dans l'incapacité de trouver une transcription dans le droit français. Il s'agirait d'une grande perte culturelle. Les langues régionales font partie de l'identité d'un territoire, et de la relation complexe que les individus nouent avec celui-ci. Il est admirable que des familles étrangères au département, voire parfois à la France, utilisent ce vocabulaire pour décrire des réalités quotidiennes. Ainsi, cette identité n'exclut pas, au contraire : elle est intégrante.
Cette proposition de loi me pose plusieurs problèmes, notamment au travers de son article 2, qui fait passer les langues régionales dans le cadre étroit des trésors nationaux. Or, ces derniers sont précisément décrits comme des biens meubles et immeubles. Au-delà de mes doutes sur l'utilité d'une telle démarche, je crains qu'intégrer les langues dans ce registre n'affaiblisse la notion même de patrimoine national, alors que nous en avons absolument besoin.
À propos de l'enseignement, je partage totalement les propos de M. Max Brisson : aujourd'hui, rien n'interdit une reconnaissance plus forte des langues régionales. Il est sidérant de constater l'existence de 185 sections internationales dans les lycées, mais de ne pas pouvoir enseigner certaines disciplines en langue régionale. Faudra-t-il attendre l'instauration d'un lycée international occitan à Toulouse pour pouvoir continuer à utiliser la langue d'oc ? Il y a ici une distorsion que je ne comprends pas. Dans les Hauts-de-Seine, par exemple, l'enseignement d'une langue étrangère au lycée est considéré comme un critère d'attractivité énorme. Pourquoi une langue régionale ne le serait-elle pas ? Il y a un certain vestige jacobin qui aboutit à différencier le traitement donné à ces langues.
J'approuve aussi les propos formulés sur la loi Toubon. Celle-ci n'est absolument pas appliquée en ce qui concerne l'anglais. Le Centre national de recherche scientifique (CNRS) interdit même quasiment à ses agents de produire des articles scientifiques en français ! En revanche, elle a été utilisée contre les langues régionales, ce qui est une absurdité absolue.
L'article 9 vise à autoriser les signes diacritiques des langues régionales dans les actes d'état civil. Mais je ne vois pas ce qui l'interdit dans le droit actuel. De plus, il ne s'agit pas ici des actes de l'administration, mais de la façon dont les gens s'appellent eux-mêmes, ce qui est très différent. Dans les bureaux de vote, on a des cas où les noms sont transcrits sans aucun signe diacritique dans le registre d'état civil, alors que, sur la pièce d'identité de l'individu, ces signes apparaissent parfaitement. Leur usage est donc permis, puisque cette pièce est reconnue par l'administration. Pourtant, cela n'apparaît pas correctement sur la liste électorale. C'est une absurdité.
Nous aurions pu aller beaucoup plus loin sur ce texte. Pour un certain nombre de dispositions, on devine qu'il s'agit de forcer la main à une administration encore très rétive à appliquer les textes existants sur la protection des langues régionales. Même si je souhaite que ce texte poursuive son chemin législatif, je pense qu'une réflexion plus ample et plus aboutie sur le sujet est nécessaire.
M. Lucien Stanzione . - Je félicite la rapporteure pour son travail approfondi. Max Brisson a quasiment tout dit. Ce texte institue la reconnaissance de l'intérêt patrimonial des différentes langues régionales, qui bénéficieront désormais d'actions de conservation et de promotion, confiées à l'État et aux collectivités territoriales - on ne peut qu'y être favorable. Il consacre également l'usage des langues régionales dans la vie publique, avec le recours à une signalétique plurilingue, ainsi que l'usage de signes caractéristiques de ces langues dans les actes d'état civil. Je m'en réjouis, car les mesures prises pour sauvegarder la diversité linguistique ne se révéleront positives que si l'on attribue un rôle significatif aux langues régionales. Le dynamisme d'une langue dépend en effet de son utilisation, dont l'espace public et l'état civil sont deux composantes essentielles.
Concernant la langue provençale, on peut dire que l'école de la République a fait son travail. Dans les cours d'école, il était effectivement interdit de parler le patois, comme me le racontaient mes grands-parents. Aujourd'hui, le provençal n'est quasiment plus utilisé. L'audiovisuel est un vecteur important, qui peut contribuer à sa conservation. Dans mon département, cela se résume à une émission d'une heure et demie appelée « Vaqui », diffusée le dimanche matin. Effectivement, la pratique du provençal est réinstaurée en maternelle et en primaire, mais cela reste relativement marginal. Mon groupe et moi-même sommes donc favorables aux dispositions de cette proposition de loi. Comme l'ont indiqué certains de mes collègues, il sera probablement utile d'y ajouter quelques amendements, afin d'aller plus loin dans ce travail.
M. Jean-Pierre Decool . - Madame la rapporteure, je salue votre détermination à défendre les langues régionales. Je voterai cette proposition. J'en profite pour souligner que la version présentée par mon ancien collègue à l'Assemblée nationale, Paul Molac, a été complètement vidée de sa substance. Ce débat est donc très emblématique.
Je souhaite évoquer le problème du flamand occidental, qui n'est pas inscrit dans la circulaire relative à l'enseignement des langues et cultures régionales. On a beau soutenir les langues régionales et la pédagogie qu'il faut mettre en oeuvre au collège et au lycée, mais si la langue n'est pas inscrite dans cette circulaire, on ne peut pas avancer. Dans le Nord, nous avons certes réussi à obtenir une expérimentation, mais sa pérennisation n'est pas assurée - cela témoigne de la lenteur administrative pour continuer à enseigner le flamand.
Le néerlandais, langue officielle pratiquée en Belgique et aux Pays-Bas, est souvent mis en opposition avec le flamand. Or, il n'y a pas d'antagonisme : le flamand est un dialecte, et les frontaliers franco-belges apprennent le néerlandais à l'école tout en parlant le flamand en entreprise ou à la maison. Je regrette donc que cette proposition de loi n'évoque pas la circulaire et ne prévoit pas la possibilité d'y ajouter une langue, d'autant que le soutien de la région des Hauts-de-France est sans équivoque sur ce point. Il y a, par exemple, une volonté de créer un office de la langue flamande. Néanmoins, je soutiendrai l'adoption de cette proposition de loi.
Mme Sylvie Robert . - Depuis 2014, nous débattons de ce sujet au Sénat. La dernière fois, ce fut à l'occasion de l'examen de la loi pour une école de la confiance, en 2019. Nous avions aussi débattu de la question de la signalétique plurilingue, à l'occasion de la discussion d'une proposition de loi déposée par le groupe socialiste, qui avait été adoptée à l'unanimité par le Sénat, mais qui n'avait jamais été inscrite à l'ordre du jour des travaux de l'Assemblée nationale. Je suis donc heureuse de voir que ce texte consacre cette question. Par ailleurs, il y a de vrais sujets sur l'audiovisuel, mais aussi sur l'enseignement et la transmission de ces langues régionales, lesquels pourront faire l'objet de futurs amendements.
Sur la question de l'inscription des langues régionales parmi les trésors nationaux, je rejoins l'avis de Pierre Ouzoulias. En revanche, je voudrais lui répondre sur les signes diacritiques dans les actes d'état civil. La question du tilde sur le prénom « Fañch » a suscité des revirements de jurisprudence en Bretagne. En effet, le 19 novembre 2019, la cour d'appel de Rennes a autorisé son inscription sur un acte d'état civil, alors même que le tribunal de Brest avait refusé. Le fait d'introduire cet article dans la proposition de loi n'est donc pas anodin, car il y a les discours et les actes.
Je suis ravie que l'on puisse débattre de nouveau de ces sujets dans notre hémicycle. Je regrette que la portée de la proposition de loi de Paul Molac ait été amoindrie par l'Assemblée nationale, notamment sur le volet de l'enseignement. Le Sénat a toute liberté pour légiférer. Comme nous souhaitons que ce texte soit voté conforme, nous suivrons la proposition de la rapporteure.
M. Jean-Raymond Hugonet . - Je félicite Monique de Marco pour son travail. Je m'associe aux propos de mes collègues, qui se sont exprimés avec passion et finesse. Il manque peut-être à ce texte l'évocation de ce que l'on appelle les géolectes, qui sont des variations géographiques du langage. L'une d'entre elles m'est particulièrement chère : il s'agit de l'argot parisien, si cher à mes idoles que sont Albert Simonin, Michel Audiard, André Pousse. Les géolectes font vraiment partie de notre patrimoine. À l'heure où l'on parle talbin dans la cambuse, laisse quimper ton sabir, Maxou ! Mordez un peu le papelard, c'est de la roupie de sansonnet !
Mme Monique de Marco , rapporteure . - Nous venons d'entendre un véritable plaidoyer en faveur des langues régionales. Même si cette proposition de loi ne donne pas entière satisfaction, car elle a été largement amputée par l'Assemblée nationale, je préfère m'y tenir dans un premier temps, par prudence. Et, libres à vous de déposer des amendements. Quoi qu'il en soit, il était important, pour moi, de poser une première pierre sur ce sujet qui est en suspens depuis très longtemps, et qui a toujours fait l'objet de débats, aussi bien à l'Assemblée nationale qu'au Sénat.
Je remercie Max Brisson pour ce plaidoyer pour les langues régionales. Au Pays basque, j'ai constaté que la presse était très mobilisée pour la défense de la langue locale. Cela crée un véritable dynamisme. Il est vrai que le Pays basque est un peu à part, comme nous le voyons au travers des expériences d'immersion à l'école. Ils ont réussi à faire vivre la langue basque. Il en est d'ailleurs de même pour les Corses.
Concernant les médias, depuis 1999, la situation évolue, même si cela reste encore insuffisant. Par exemple, le nombre d'heures de diffusion en langues régionales est en augmentation, mais cette évolution pourrait être plus importante encore. Il est clair que les radios associatives et locales ont un grand rôle à jouer pour faire perdurer cette culture locale.
Je ne comprends pas la réticence de Pierre Ouzoulias sur les signes diacritiques. Je constate plutôt un besoin de faire en sorte que ces signes soient actés et écrits. On ne peut pas les accepter parfois, et les rejeter à d'autres occasions, car cela peut parfois aboutir à des refus d'acceptation de documents officiels. Il faut donc être très prudent sur ce point ; c'est pourquoi il est important de maintenir cette mesure.
Le terme de « trésor national » concerne les biens présentant un intérêt majeur. Nous avons posé la question au ministère de la culture, pour savoir si cette rédaction était acceptable. Ils ont considéré qu'elle l'était.
M. Decool, très présent au cours des auditions que nous avons réalisées, nous a vraiment sensibilisés sur cette problématique du flamand occidental, qui n'est absolument pas reconnue par l'éducation nationale, considérant qu'il s'agit d'un dérivé du néerlandais. Je comprends son combat. Pourtant, le breton, ou encore le gallo, sont inscrits dans la circulaire. Je ne comprends toujours pas ce refus à ce jour.
Il est vrai que je n'avais pas pensé à l'argot, qui, pour moi, n'est pas une langue régionale. À mes yeux, il s'agit plutôt d'un dérivé d'une langue de France. C'est pourquoi nous ne l'avons pas du tout évoqué.
M. Laurent Lafon , président . - Je remercie la rapporteure de son avis éclairé. Nous allons avoir un débat de belle qualité dans l'hémicycle ; chacun d'entre vous a apporté une dimension personnelle, dont nous avons apprécié la sincérité. En tant que sénateur francilien, j'ai considéré ce texte, au départ, comme une curiosité législative, mais cette prétention francilienne était déplacée. Au contraire, on voit bien à l'issue de vos interventions à quel point il touche à des questions d'identité culturelle, qui doivent être abordées avec beaucoup de sérénité. Il est de notre responsabilité de législateur de protéger ces identités en vue de pouvoir les transmettre.
EXAMEN DES ARTICLES
Article 1 er
L'article 1 er est adopté sans modification.
Article 2
L'article 2 est adopté sans modification.
Article 2 bis
L'article 2 bis est adopté sans modification.
Article 8
L'article 8 est adopté sans modification.
Article 9
L'article 9 est adopté sans modification.
Article 11
L'article 11 est adopté sans modification.
Article 12
L'article 12 est adopté sans modification.
En conséquence, la proposition de loi est adoptée sans modification.