B. QUELLE TRADUCTION JURIDIQUE ?
Étant donné les objectifs poursuivis par les tenants des « communs » ou des « biens communs », l'on doit se demander quels mécanismes juridiques sont aptes à les atteindre. Pour le dire autrement, la protection des « biens communs », au sens économique, et la garantie de leur accessibilité supposent-elle la consécration de la notion de « biens communs » en tant que catégorie juridique, et , dans l'affirmative, comment cette catégorie s'articulerait-elle avec celles qui sont déjà établies en droit ?
Pas plus que le droit romain dont il est l'héritier, le droit français ne connaît la notion de « bien commun » . Il existe en revanche, en droit français, des catégories et des institutions susceptibles de donner une traduction juridique à l'idée que certaines ressources 12 ( * ) doivent être protégées et rendues accessibles à tous les membres d'un groupe, voire gérées collectivement, soit en raison de leur nature, soit en vertu d'une décision du groupe 13 ( * ) .
Ainsi, notre droit reconnaît l'existence de « choses communes », qui ne sont pas susceptibles d'appropriation . Aux termes de l'article 714 du code civil, « Il est des choses qui n'appartiennent à personne et dont l'usage est commun à tous. Des lois de police règlent la manière d'en jouir . » On range généralement dans cette catégorie l'air et l'atmosphère, l'eau de mer, ou encore les eaux courantes non domaniales. Selon une approche classique et naturaliste, cette qualification résulte de la nature des choses concernées, soit qu'elles ne se prêtent pas matériellement à l'appropriation privative (en raison de l'impossibilité de les circonscrire, de les enclore...), soit que leur abondance rende leur appropriation sans intérêt. Selon une approche normative (qui s'est développée en raison notamment de l'épuisement de certaines ressources naturelles), la caractérisation d'une chose en tant que « chose commune » résulte au contraire d'une décision consistant à la soustraire à l'appropriation et à partager son usage. Ces « choses communes » doivent être distinguées des « biens sans maître » ( res nullius ) , qui n'ont pas de propriétaire mais sont susceptibles d'appropriation par occupation (par exemple, le gibier ou le poisson en eau libre).
Les choses « hors commerce » , quant à elles, sont celles qui, quoique sous la maîtrise d'une ou plusieurs personnes ou attribuées à celles-ci, sont placées par la loi en dehors de la sphère des échanges civils et commerciaux, c'est-à-dire qui ne peuvent faire l'objet d'aucune convention (en particulier d'aucune cession à titre onéreux ou gratuit). Elles ne revêtent par conséquent aucune valeur patrimoniale et ne peuvent être considérées comme des biens. Il en va ainsi, selon le droit en vigueur, des éléments du corps humain, ou encore des droits extrapatrimoniaux (droits de la personnalité, droits politiques).
Par ailleurs, il existe diverses institutions juridiques dont l'objet est d'organiser la propriété ou, du moins, l'usage ou la jouissance collectifs de choses , notamment :
- le domaine public dans son acception classique en droit administratif , à savoir l'ensemble des biens dont une personne publique est propriétaire et qu'elle affecte à l'usage du public ou à un service public 14 ( * ) , ou dans son acception très différente en droit de la propriété intellectuelle , où la même expression de « domaine public » désigne tout ce qui n'est pas protégé par un droit intellectuel (ou, plus étroitement, par le seul droit d'auteur 15 ( * ) ) ;
- des modes collectifs de propriété privée tels que la communauté de biens des époux , l' indivision , la copropriété , la propriété des personnes morales telles que les sociétés (y compris coopératives), associations, etc . ;
- les « licences libres » , qui sont en fait des contrats par lesquels le titulaire d'un droit de propriété intellectuelle (droit d'auteur, brevet, certificat d'obtention végétale...) autorise le cocontractant à exploiter (reproduire, diffuser, modifier...) l'oeuvre ou, plus généralement, le bien sur lequel porte ce droit sous certaines conditions 16 ( * ) , l'offre de contracter étant faite à tous.
Enfin, notre droit reconnaît à la puissance publique un grand nombre de prérogatives permettant de porter atteinte à la propriété privée à des fins d'intérêt général , telles que le droit d'expropriation, le droit de préemption, le droit d'imposer des servitudes d'utilité publique sur certains biens, ou encore la soumission de certaines activités (comportant l'exercice du droit de disposer, d'user ou de jouir de ses biens) à un régime d'autorisation ou de déclaration.
Ainsi, un grand nombre de catégories et d'institutions juridiques peuvent en principe être mobilisées pour construire des régimes visant à protéger certaines ressources ou à en garantir l'usage partagé , conformément l'objectif des promoteurs des « biens communs ».
Cela n'interdit évidemment pas de consacrer en droit cette notion, à condition de la définir avec une précision suffisante 17 ( * ) et de déterminer quels effets juridiques seraient attachés à cette qualification . S'agit-il de soustraire certaines choses à toute appropriation ? D'en imposer au contraire l'appropriation collective ? De garantir à tous un droit d'usage ou de jouissance sur ces choses ? De les protéger contre l'exercice, par leur propriétaire, de certaines de ses prérogatives, notamment le droit d'en disposer ( abusus ), qui comprend le droit de les consommer et de les détruire ?
En s'inspirant des travaux déjà anciens de la commission Rodotà, l'on pourrait être tenté de définir les « biens communs », en droit français, comme les choses matérielles ou immatérielles dont l'usage ou la jouissance sont nécessaires (ou simplement utiles) à l'exercice des droits et libertés constitutionnellement garantis, appelant par conséquent un régime juridique propre à en assurer la protection et à en garantir à tous, selon le cas, l'usage ou la jouissance .
La définition des
beni comuni
proposée par la commission Rodotà
L'une des tentatives les plus abouties pour définir la notion de « biens communs » ( beni comuni ) et l'ériger en catégorie juridique est celle de la commission mise en place en juin 2007 par le ministre italien de la justice et présidée par le professeur de droit civil et député Stefano Rodotà.
La création de cette commission, initialement chargée de proposer une refonte des dispositions du code civil italien relatives aux biens des personnes publiques, répondait au constat que ces règles étaient devenues obsolètes. Non seulement elles ne prenaient pas en compte certains types de biens, comme les biens immatériels, mais elles présentaient, selon une partie de la doctrine italienne, un caractère excessivement formel : ainsi, la distinction entre domaine ( demanio ) et patrimoine ( patrimonio ), disponible ou indisponible, n'était pas fondée sur des critères nets et ne favorisait pas une gestion des biens publics conforme à l'intérêt général - elle n'empêchait pas l'État italien de vendre, le cas échéant après les avoir désaffectés, une grande partie de ses biens pour financer ses dépenses courantes.
La commission a donc proposé de revoir la catégorisation des biens publics pour y introduire des critères fondés sur leur nature et leurs fonctions, notamment pour la garantie des droits fondamentaux des personnes et la réalisation d'autres intérêts publics. Elle a ainsi distingué les biens à appartenance publique nécessaire, les biens publics sociaux et les biens fructifères, chaque catégorie étant soumise à un régime propre (aliénabilité, prescriptibilité, garanties visant à empêcher ou compenser les atteintes à ces biens, etc .).
Par ailleurs, la commission a proposé de reconnaître une nouvelle catégorie des « biens communs » ( beni comuni ), recoupant celle des biens publics sans se confondre avec elle. Les « biens communs » étaient définis comm e « les choses qui expriment des utilités fonctionnelles pour l'exercice des droits fondamentaux ainsi que le libre développement de la personne » , appelant pour cette raison un régime approprié. Quel que fût le propriétaire de ces biens (une personne publique ou privée), la loi devait en garantir « la jouissance collective » ( la fruizione collettiva ) dans des conditions et limites compatibles avec l'exigence prioritaire de leur préservation « au bénéfice des générations futures » . Un régime approprié de contrôle juridictionnel et de responsabilité était prévu : toute personne pourrait agir en justice pour garantir la sauvegarde des « biens communs » et l'accès à ceux-ci ; en revanche, seul l'État pourrait agir en réparation d'éventuels dommages.
La commission mentionnait, comme exemples de « biens communs », les fleuves et torrents et leur source ; les lacs et autres eaux ; l'air ; les parcs tels que définis par la loi, les forêts et zones boisées ; les zones de haute montagne, glaciers et neiges éternelles ; les rivages et traits de côte déclarés réserves naturelles ; la faune sauvage et la flore protégée ; les biens archéologiques, culturels, environnementaux et les autres zones paysagères protégées 18 ( * ) .
Au rapport de la commission Rodotà, rendu en février 2008, était joint le texte d'un projet de loi habilitant le gouvernement à modifier le chapitre II du titre I du livre III du code civil italien (relatif aux biens appartenant à l'État, aux entités publiques et aux entités ecclésiastiques) conformément à ces lignes directrices. La chute du gouvernement de Romano Prodi empêcha d'y donner suite. Une proposition de loi de même teneur, déposée au Sénat en février 2010, ne fut jamais examinée en séance publique.
À supposer que l'on puisse donner une définition juridique satisfaisante des « biens communs », une autre question est de savoir si la consécration de cette notion en droit, qui plus est au sommet de notre ordre juridique interne, est nécessaire ou même utile pour atteindre les objectifs proposés .
Au vu des objectifs poursuivis par les auteurs de la proposition de loi constitutionnelle, il convient donc d'examiner :
- d'une part, si le droit constitutionnel en vigueur empêche effectivement de protéger de manière satisfaisante les ressources que l'on désigne habituellement comme « biens communs » ou d'en assurer l'accessibilité, en raison notamment du poids accordé au droit de propriété et à la liberté d'entreprendre ;
- d'autre part, si une révision de la Constitution française est utile pour contribuer à l'émergence d'un nouvel ordre mondial fondé sur la « souveraineté solidaire ».
* 12 Pour mémoire, la définition juridique d'un « bien » diffère de celle reçue en économie, puisqu'un bien, en droit civil, est une chose matérielle ou immatérielle susceptible d'être appropriée et, par voie de conséquence, d'entrer dans un patrimoine et de faire l'objet d'échanges contractuels.
* 13 Sur ces différentes notions et leur articulation avec la catégorie émergente des « communs » ou des « biens communs », voir notamment J. Rochfeld, M. Cornu et F. Corsi (dir.), Dictionnaire des biens communs , Paris, P.U.F., 2017.
* 14 Article L. 2111-1 du code général de la propriété des personnes publiques.
* 15 Comme le relève S. Dusollier, l'expression a parfois un sens encore plus réduit, désignant les oeuvres pour lesquelles la durée de protection par un droit exclusif d'exploitation a expiré ( Dictionnaire des biens communs , op. cit., s.v. « Domaine public (propriété intellectuelle) »).
* 16 Sur le caractère contractuel des licences libres (que l'on pourrait être tenté d'analyser plutôt comme des actes de renonciation unilatérale à l'exercice de droits exclusifs), voir M. Clément-Fontaine, JCl. Propriété littéraire et artistique , fasc. 1975, « L'oeuvre libre ».
* 17 La proposition de loi constitutionnelle ne fournit qu'une liste non exhaustive d'items qualifiés de « biens communs mondiaux », ce qui ne permet de définir la notion ni en extension, ni en compréhension.
* 18 Rapport de la commission Rodotà pour la modification des normes du code civil en matière de biens publics, juin 2007. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : https://www.giustizia.it .