III. L'ACQUISITION DE SUEZ PAR VEOLIA : LE SILENCE COUPABLE DE L'ÉTAT ACTIONNAIRE ?

En complément de la présentation générale du compte et de la stratégie d'intervention directe en capital de l'État, le rapporteur spécial s'est intéressé au projet d'acquisition de Suez par Veolia . Il a échangé à cet effet avec l'ensemble des parties prenantes, pour comprendre la chronique des évènements et la façon dont l'État actionnaire les a abordés .

Par-delà les légitimes questions soulevées en matière de projet industriel, de conséquences sociales et d'effets collatéraux pour les collectivités territoriales, premières clientes de ces deux groupes, c'est bien l'approche de l'État actionnaire dans ce dossier qui est en cause.

Si ces deux sociétés ne font pas partie de son portefeuille de participations 32 ( * ) , tel n'est pas le cas de la troisième société concernée, Engie, qui détient 32,6 % du capital de Suez et auprès de laquelle Veolia a formulé une offre d'acquisition de 29,9 % de ses parts.

Le 5 octobre dernier, après plusieurs semaines de déclarations contradictoires du Gouvernement et d'une stratégie sinon passive, à tout le moins attentiste, l'État actionnaire a été mis en minorité au conseil d'administration d'Engie, conduisant à l'adoption de la résolution cédant l'essentiel de la participation d'Engie au capital de Suez.

A. UN PROJET ANCIEN, DE RETOUR SUR LA TABLE DEPUIS CET ÉTÉ

1. Une offre d'acquisition de 29,9 % du capital de Suez formulée par Veolia à Engie un mois après l'annonce de son intention de céder sa participation au capital de Suez

De façon préalable, il importe de rappeler qu'un rapprochement entre Veolia et Suez fait figure de serpent de mer . Deux projets en ce sens ont déjà été envisagés par le passé, en 2006 et en 2012, sans toutefois être concrétisés. En particulier, en 2012, l'intérêt d'une fusion n'avait, semble-t-il, pas été suffisamment établi pour franchir le pas.

Néanmoins, Engie s'interroge de longue date sur le niveau et le sens de sa participation dans Suez qui, résultant de l'histoire des deux sociétés, n'en reflète guère la proximité opérationnelle 33 ( * ) . La situation actuelle a accéléré la décision, conduisant le conseil d'administration d'Engie à adopter un recentrage stratégique des activités du groupe, annoncé au marché à la fin du mois de juillet dernier.

Un mois plus tard, Veolia a formalisé auprès du conseil d'administration d'Engie une proposition d'acquisition de 29,9 % des parts détenues par Engie au capital de Suez , en-deçà du seuil de 30 % nécessitant juridiquement le lancement d'une offre publique d'achat sur l'intégralité du capital - ce que Veolia entendait faire dans un second temps. Fixée initialement au prix de 15,5 euros par action et valable pour une durée d'un mois, l'offre a été relevée fin septembre à 18 euros par action et sa validité prolongée jusqu'au 5 octobre.

Le projet initial de Veolia était le suivant :

- une acquisition rapide de 29,9 % des parts de Suez auprès d'Engie , en préalable au lancement d'une offre publique d'achat sur le reste du capital ;

- en parallèle, l'engagement des démarches réglementaires nécessaires en matière de contrôle des concentrations, au sein de l'Union européenne mais également sur d'autres marchés où une telle question était susceptible de se poser, pour une durée estimative comprise entre douze et dix-huit mois.

En France, le regroupement de deux acteurs majeurs était susceptible de poser des difficultés dans le secteur des déchets et de l'eau. Pour cela, Veolia s'était rapproché d'un fonds d'investissement, Meridiam, disposé à se porter acquéreur de la filiale Suez Eau France .

2. Un projet rejeté par Suez, qui a répondu sur plusieurs fronts

Suez a, par la voix de son conseil d'administration, immédiatement rejeté cette perspective , attestant du caractère non amical de la démarche.

Pour justifier cette opposition, Suez a invoqué trois types d'arguments - ayant justifié, selon l'entreprise, l'abandon du projet en 2012 :

- financiers , en raison d'une faible création de valeur pour l'actionnaire ;

- économiques , au regard du risque pour les clients de renchérissement et de baisse de qualité du service entraînée par la moindre concurrence sur le marché national en particulier ;

- sociaux , compte tenu des économies attendues à terme et des risques sur l'emploi qui en résultent 34 ( * ) .

Suez a également souligné la menace du projet pour la raison d'être de l'entreprise, en particulier du fait de la cession à un fonds d'investissement de sa filiale historique Eau France.

En réponse, Suez a adopté une stratégie en trois temps :

- judiciaire , en saisissant l'Autorité des marchés financiers, faisant valoir que le projet de Veolia d'acquérir en deux temps le capital de Suez exigeait l'ouverture d'une période de pré-offre publique d'achat, demande rejetée par le collège de l'AMF, décision dont Suez a fait appel ;

- offensive , en essayant de mettre sur pied une contre-offre par l'intermédiaire du fonds d'investissement Ardian, qui a finalement renoncé à formuler un projet d'acquisition auprès d'Engie ;

- défensive , en décidant le 23 septembre de transférer deux actions de sa filiale Eau France au sein d'une fondation de droit néerlandais, ayant pour conséquence de rendre la filiale incessible sans accord préalable du conseil d'administration de Suez pendant une durée de quatre ans.

Concrètement, cette « pilule empoisonnée » contrarie les desseins de Veolia , dans la mesure où la reprise des activités Eau France de Suez par Meridiam faisait partie de la stratégie de Veolia pour obtenir l'accord de la Commission européenne au titre du contrôle des concentrations. Sauf à la surmonter, cette parade contraint donc Veolia à opérer d'autres cessions.

3. Un projet inamical, dont les perspectives sont aujourd'hui incertaines

À ce stade, le conseil d'administration d'Engie a accepté le 5 octobre dernier de céder 29,9 % du capital de Suez à Veolia . L'acquisition formelle demeure toutefois suspendue en raison de l'ordonnance du tribunal judiciaire de Paris du 9 octobre, en réponse au référé déposé par les comités sociaux et économiques de Suez au motif qu'ils n'ont pas été formellement saisis du projet d'acquisition. Veolia et Engie ont fait appel, une décision étant attendue d'ici à la fin du mois de novembre.

Au début du mois de novembre, le président-directeur général de Veolia, Antoine Frérot, a affirmé par voie de presse son intention ferme de déposer une offre publique d'achat sur l'ensemble du capital de Suez , dès que le conseil d'administration de Suez aura mis un terme à la fondation néerlandaise.

En réponse, le président du conseil d'administration de Suez, Philippe Varin, a réitéré son refus du projet d'acquisition.

Dans ces conditions, deux perspectives s'ouvrent :

- d'une part, un recours de Veolia auprès du tribunal de commerce de Nanterre pour contester le transfert des deux actions de la filiale de Suez Eau France au sein de la fondation néerlandaise, au motif qu'une telle fondation contrevient au droit français des sociétés, en retirant des prérogatives aux instances de direction 35 ( * ) ;

- d'autre part, la décision, par l'assemblée générale des actionnaires de Suez, de renouvellement du conseil d'administration 36 ( * ) , soit dans le cadre d'une assemblée générale extraordinaire, à la demande d'actionnaires détenant au moins 5 % du capital, soit à l'occasion de l'assemblée générale ordinaire, prévue en mai 2021 37 ( * ) .


* 32 Les deux sociétés disposent toutefois d'un actionnariat public, par l'intermédiaire de la Caisse des dépôts et consignations, qui détient 5,7 % du capital de Veolia et 2,5 % du capital de Suez.

* 33 En effet, « nous n'avons [Engie], en définitive, que très peu de relations opérationnelles avec Suez : selon les dernières évaluations, les projets dans lesquels nous intervenons en commun représentent un peu moins de 20 millions d'euros de chiffre d'affaires, ce qui, à l'échelle de groupes réalisant 10 à 40 milliards d'euros de chiffre d'affaires, est une tête d'épingle » selon les déclarations de Jean-Pierre Clamadieu, président du conseil d'administration d'Engie, lors de son audition conjointe devant les commissions des affaires économiques, des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire ainsi que la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation de l'Assemblée nationale le 29 septembre dernier.

* 34 Suez fait valoir que le rapprochement menacerait directement 4 600 emplois en France.

* 35 Voir les précisions de Xavier Boucobza, conseil de Veolia, dans l'article des Échos du 3 novembre 2020, « Suez : la réplique judiciaire de Veolia ».

* 36 Lorsque Veolia aura définitivement fait l'acquisition des 29,9 % du capital de Suez auprès d'Engie, une dérogation devra toutefois être accordée par la Commission européenne pour voter en assemblée générale des actionnaires de Suez. En effet, le règlement européen sur le contrôle des concentrations prévoit que l'acquéreur d'une société n'exerce pas les droits de vote attachés aux participations concernées ou ne les exerce qu'en vue de sauvegarder la pleine valeur de son investissement et sur la base d'une dérogation octroyée par la Commission européenne.

* 37 Le fonds d'investissement Ciam, qui détient 0,5 % du capital de Suez, a ainsi fait part de son intention de demander au président du conseil d'administration de convoquer une assemblée générale extraordinaire en janvier 2021.

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