B. L'IMPOSSIBILITÉ DE RESTITUER CES BIENS SANS L'AUTORISATION DU LÉGISLATEUR
1. Une intervention du législateur requise en raison du principe d'inaliénabilité des collections
Le recours à la loi est aujourd'hui nécessaire pour engager une procédure de restitution, dès lors que l'objet revendiqué n'entre pas dans le champ d'application de la convention de l'UNESCO de 1970 concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l'importation, l'exportation et le transfert illicites de propriété de biens culturels, qui couvre uniquement les biens volés qui seraient entrés dans les collections françaises postérieurement à sa ratification par la France en 1997.
Le principe à valeur législative d'inaliénabilité des collections publiques , consacré par la loi du 4 janvier 2002 relative aux musées de France et aujourd'hui codifié à l'article L. 451-5 du code du patrimoine, s'oppose à ce que la propriété d'un bien conservé dans lesdites collections puisse être transférée. En effet, l'ensemble des biens appartenant aux collections publiques françaises sont des trésors nationaux, au sens de l'article L. 111-1 du code du patrimoine.
L' autorisation du législateur est indispensable pour faire exception à ce principe et permettre qu'un bien qui conserve son intérêt public puisse définitivement sortir des collections, même s'il a parfois été recouru à des formules ad hoc pour contourner cette règle (prêt de longue durée d'un premier manuscrit coréen en 1993 puis de l'intégralité des manuscrits en 2010 ; convention de dépôt concernant les crânes algériens en 2020).
La procédure de déclassement prévue à l'article L. 451-5 du code du patrimoine, qui repose aujourd'hui sur l'avis conforme de la Commission scientifique nationale des collections (CSNC) 1 ( * ) , ne peut pas être utilisée pour répondre aux demandes de restitution. Le déclassement n'est en effet prononcé qu'à la condition que le bien concerné ait perdu son intérêt public à figurer dans les collections, ce qui n'est pas forcément le cas des biens revendiqués par un État étranger en vue de leur restitution. En outre, l'article L. 451-7 du code du patrimoine prévoit que « les biens incorporés dans les collections publiques par dons et legs [...] ne peuvent être déclassés », ce qui correspond souvent à la situation des biens réclamés. Ainsi, les vingt-six pièces dont le Bénin sollicite la restitution ont été données par le général Dodds au musée d'ethnographie du Trocadéro en deux lots, l'un en 1893 et l'autre en 1895, et le sabre réclamé par le Sénégal a été donné au musée de l'Armée par le Général Archinard en 1909.
2. Une singularité par rapport aux lois de restitution passées
L'existence du principe d'inaliénabilité avait déjà justifié, en 2002, puis en 2010, le vote de deux lois résultant d'initiatives sénatoriales 2 ( * ) visant à permettre, respectivement, la sortie des restes de la « Vénus hottentote » des collections du Museum national d'histoire naturelle et leur restitution à l'Afrique du Sud, et la sortie des vingt têtes maories conservées dans les collections des différents musées de France et leur restitution à la Nouvelle-Zélande.
Le caractère inédit du présent projet de loi réside donc dans le fait qu'il prévoit la restitution à des États étrangers, non de restes humains, mais d'objets et d'oeuvres d'art . Le principal critère qui avait été utilisé à l'époque par le législateur pour apprécier la légitimité de ces restitutions - le principe à valeur constitutionnelle de sauvegarde de la dignité de la personne humaine - ne s'applique pas à l'examen de demandes portant sur des biens culturels.
C'est ce qui explique que le rapport de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, comme ce projet de loi, aient suscité d'importants débats, tant les enjeux qui les sous-tendent sont complexes. Si le rapport Sarr-Savoy préconisait la mise en place d'un cadre général permettant de traiter la restitution de l'ensemble des biens culturels issus des États d'Afrique subsaharienne conservés dans les musées français, les autorités françaises estiment qu'il reste préférable de recourir, pour ce type de restitutions, à des lois de circonstance , s'appliquant aux seuls cas d'espèce, afin de limiter les atteintes susceptibles d'être portées au principe d'inaliénabilité des collections et d'accorder à ce processus toute la solennité qu'il mérite.
La commission de la culture, de l'éducation et de la communication souscrit à ce choix. La réflexion en France sur le retour des oeuvres d'art à leur pays d'origine n'en est encore qu'à ses balbutiements. Dès lors, il apparait, à ce stade, inenvisageable de fixer un cadre général applicable aux demandes de restitution . Aucun accord ne se dégage autour des critères à remplir pour accepter une demande de restitution portant sur des objets d'art, contrairement à la réflexion menée en matière de restitution de restes humains, à la demande du législateur, dans le cadre du groupe de travail sur les restes humains relevant de la CSNC et qui fut l'une des grandes réussites de cette commission. Une analyse au cas par cas des demandes concernant la restitution d'objets d'art reste nécessaire pour apprécier correctement l'origine de chaque oeuvre, son parcours historique, les conditions dans lesquelles elle est entrée dans les collections, et les motivations de la demande de restitution afin d'éviter toute ingérence de la France dans les affaires intérieures d'un autre pays. Cette démarche au cas par cas parait également celle qui garantit le mieux l'instauration d'un dialogue accru avec le pays demandeur, condition indispensable pour que la restitution s'inscrive dans le cadre d'une coopération plus globale en matière culturelle et patrimoniale.
* 1 Le projet de loi d'accélération et de simplification de l'action publique, en cours d'examen devant le Parlement, prévoit en son article 10 la suppression de cette commission, sans pour autant remettre en cause la possibilité du déclassement.