II. RENFORCER NOS EXIGENCES CONSTITUTIONNELLES POUR DONNER UN COUP D'ARRÊT AU COMMUNAUTARISME
Suivant son rapporteur, la commission des lois a adopté la proposition de loi constitutionnelle afin de réaffirmer la prééminence des lois de la République et de mieux lutter contre les partis communautaristes.
A. RÉAFFIRMER LA PRÉÉMINENCE DES LOIS DE LA RÉPUBLIQUE
1. Agir plus clairement contre le communautarisme
a) Porter un engagement clair et déterminé pour réaffirmer l'indivisibilité de la République
Plus que jamais, un engagement clair et déterminé est nécessaire pour lutter contre le communautarisme . Pour les auteurs de la proposition de loi constitutionnelle, « la République ne peut pas rester sans réaction face à ces revendications qui prétendent faire prévaloir sur les lois de la République des normes découlant de convictions religieuses ou des règles reposant sur des appartenances ethniques » 41 ( * ) .
L'article 1 er dispose ainsi que « nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s'exonérer du respect de la règle commune » .
Ce texte constitue un acte politique majeur pour donner un coup d'arrêt au communautarisme : réaffirmant la prééminence des lois de la République, il rappelle que la liberté de conscience n'autorise personne à exiger un traitement à part, que ce soit à l'école, dans les hôpitaux, dans les transports publics, au bureau, dans les centres sportifs, etc .
Il modifie l'article 1 er de la Constitution, ce qui « n'a rien d'anodin » comme le rappelle le professeur Anne Levade : cet article « a une place particulière en même temps qu'éminente dans le texte de la Constitution : il fait suite au Préambule et précède le titre I er . Cette position est justifiée par le fait qu'il énonce les caractères de la République » 42 ( * ) .
L'objectif de la proposition de loi constitutionnelle semble d'ailleurs faire consensus . Comme l'a affirmé le Président de la République dans son discours à Mulhouse (18 février 2020), « dans la République, on ne doit jamais accepter que les lois de la religion puissent être supérieures aux lois de la République . C'est aussi simple que ça ».
Le Président de la République l'a d'ailleurs confirmé à deux reprises depuis.
Au Panthéon, il a affirmé le 4 septembre 2020 que « l'égalité devant la loi implique que les lois de la République sont toujours supérieures aux règles particulières. C'est pourquoi il n'y aura jamais de place en France pour ceux qui, souvent au nom de Dieu, parfois avec l'aide de puissances étrangères, entendent imposer la loi d'un groupe » 43 ( * ) .
Aux Mureaux, le Président de la République a déclaré le 2 octobre dernier : « je l'ai souvent dit, je ne demande à aucun de nos citoyens de croire ou de ne pas croire, de croire un peu ou modérément, ça n'est pas l'affaire de la République, mais je demande à tout citoyen, quelle que soit sa religion ou pas, de respecter absolument toutes les lois de la République ».
Chems-Eddine Hafiz, recteur de la Grande mosquée de Paris, a pris une position analogue, écrivant que « le repli sur soi, communément appelé “communautarisme” ne sert ni les musulmans ni la République, qui ne reconnaît, à juste titre, que la communauté nationale. Celle-ci doit être en toute circonstance unie dans sa diversité [...]. Pour que l'harmonie puisse être garantie entre citoyens d'un même pays, une règle essentielle doit être suivie : la loi de ce pays doit être nécessairement le cadre commun » 44 ( * ) .
La proposition de loi constitutionnelle devra, bien entendu, s'accompagner de politiques publiques ambitieuses pour combattre le terreau du communautarisme .
Comme l'affirme l'Observatoire de la laïcité, « pour lutter contre les replis communautaires qui se manifestent dans différents territoires [...], il ne suffit pas de convoquer le principe de laïcité et de dénoncer les discriminations, la ghettoïsation et l'absence de mixité sociale et scolaire, il faut combattre celles-ci par des politiques publiques vigoureuses et faire respecter l'État de droit, partout sur le territoire » 45 ( * ) .
b) Conforter la jurisprudence du Conseil constitutionnel
L'article 1 er clarifie et conforte des garanties qui ne sont actuellement posées que par la jurisprudence constitutionnelle .
Les garanties apportées par la jurisprudence constitutionnelle
- Décision n° 99-412 DC du 15 juin 1999, Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (considérants 5 et 6)
« Considérant [...], qu'ainsi que le proclame l'article 1 er de la Constitution : “ La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ” ; que le principe d'unicité du peuple français, dont aucune section ne peut s'attribuer l'exercice de la souveraineté nationale, a également valeur constitutionnelle ;
« Considérant que ces principes fondamentaux s'opposent à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d'origine, de culture, de langue ou de croyance ».
- Décision n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004, Traité établissant une Constitution pour l'Europe (considérant 18)
« Les dispositions de l'article 1 er de la Constitution aux termes desquelles “ la France est une République laïque ” [...] interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s'affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ».
Entendu lors des auditions du rapporteur, Jean-Philippe Derosier , professeur agrégé de droit public, a contesté la pertinence de cette proposition de loi , rappelant que le bloc de constitutionnalité garantissait déjà le principe d'égalité. Il a également souligné que des revendications, même radicales, pouvaient s'inscrire dans le débat public, à condition de ne pas remettre en cause l'ordre public.
La proposition de loi constitue toutefois le prolongement de la jurisprudence constitutionnelle : elle couvre les relations entre les collectivités publiques et les particuliers mais également les interactions collectives au sein du secteur privé.
La notion de « règle commune » intègre, en effet, les lois et règlements de la République mais aussi les règlements intérieurs des services publics, des entreprises et des associations . Elle exclut toutefois les relations entre les particuliers qui n'ont « pas à être laïques, au risque de mettre en cause la liberté de conscience » 46 ( * ) .
Pour le professeur Dominique Chagnollaud, la proposition de loi constitutionnelle met en lumière « la carence normative de la France face au communautarisme sociétal » : des règles communes sont aujourd'hui battues en brèche « par des libertés individuelles à valeur constitutionnelle revendiquées par les aspirations communautaires » (port du burkini, demandes pour adapter les menus de restauration collective, etc .). Face à cette situation, le texte propose « une règle de conciliation constitutionnelle » : « devant une situation concrète mettant en jeu des droits ou des libertés subjectifs, invoqués au nom d'une croyance ou d'une origine, le juge pourra mettre en balance la préservation de ce droit ou de cette liberté, les motifs qui justifient leur invocation, et la nature de la règle commune dont il est demandé l'éviction » 47 ( * ) .
c) Clarifier le droit applicable pour les acteurs de terrain
Ce texte s'adresse aux acteurs de terrain, qui sont directement confrontés aux comportements communautaristes. Il leur donne une base juridique explicite pour opposer la règle commune face aux revendications particularistes . D'après le professeur Anne Levade, il s'analyse ainsi « comme une explicitation plus qu'une innovation » 48 ( * ) .
Comme l'a souligné le président Philippe Bas dès 2015, l'objectif n'est pas d'empêcher « les employeurs de prévoir des assouplissements de cette règle au sein de leur établissement, mais [d'interdire] de considérer les revendications communautaristes comme des droits qui s'imposent à l'employeur ou à la collectivité » 49 ( * ) .
Pour Jean-Éric Schoettl, conseiller d'État honoraire, la proposition de loi constitutionnelle permet d'énoncer « plus fermement et plus explicitement que jusqu'ici, au plus haut niveau de la hiérarchie des normes, les principes sur lesquels peuvent se fonder le maire, le chef d'entreprise, le principal de collège, le médecin d'hôpital pour s'opposer aux revendications communautaristes qui menacent notre société d'éclatement. Oui, en ce domaine, la République a besoin de repères simples à formuler et à respecter . Non, les règles actuelles ne suffisent pas, tant est grande la confusion des esprits , au sein de la sphère étatique elle-même » 50 ( * ) .
À titre d'exemple, il a fallu plus de cinq ans pour régler l'affaire de la crèche associative Baby loup . Face à la pression, la crèche a même dû suspendre son activité au début de l'année 2014, avant de déménager dans une commune voisine.
L'affaire Baby loup
De retour de congé parental, une employée de la crèche porte un voile islamique, alors que le règlement intérieur de l'association impose le respect du principe de laïcité. Refusant de le retirer, elle est licenciée pour faute grave en décembre 2008 .
L'employée se porte alors devant l'ancienne Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE), qui considère ce licenciement comme abusif en mars 2010. Dans le même temps, le Parlement examine une proposition de loi de la sénatrice Françoise Laborde pour sécuriser la décision de la crèche 51 ( * ) .
La justice est également saisie : elle rendra cinq décisions, dont un arrêt de l'assemblée plénière de la Cour de cassation . Le 25 juin 2014, la Cour a confirmé le licenciement de l'employée, considérant que « la restriction à la liberté de manifester sa religion édictée par le règlement intérieur ne présentait pas un caractère général, mais était suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies par les salariés de l'association et proportionnée au but recherché ».
En pratique, le ministre de l'intérieur constate que les procédures de licenciement engagées pour prosélytisme religieux « sont le plus souvent cassées, parce que cela n'est pas considéré comme élément suffisant pour caractériser un licenciement » 52 ( * ) .
Un salarié qui refuse de communiquer avec une personne du sexe opposé peut être licencié pour trouble objectif : bien qu'il ne constitue pas une faute au sens du code du travail, ce comportement peut remettre en cause le bon fonctionnement de l'entreprise. Le ministère du travail rappelle toutefois qu'il s'agit d'un licenciement « très particulier » et donc difficile à prononcer : « non fautif, il doit reposer sur des éléments concrets et objectifs qui permettent d'établir de façon non équivoque que la relation de travail ne peut pas être maintenue » 53 ( * ) .
2. Préserver la conception française de la laïcité
a) Les subventions publiques pour des motifs d'intérêt général
La proposition de loi constitutionnelle n'a pas pour objet de remettre en cause la liberté de conscience - qui constitue un droit à valeur constitutionnelle 54 ( * ) - ni de stigmatiser une ou plusieurs religions .
Elle ne vise pas non plus à modifier la conception française de la laïcité ainsi que les souplesses offertes par la jurisprudence .
À titre d'exemple, le Conseil d'État considère que le principe de laïcité, qui « implique neutralité de l'État et des collectivités territoriales de la République et traitement égal des différents cultes, n'interdit pas, par lui-même, l'octroi dans l'intérêt général et dans les conditions définies par la loi, de certaines subventions à des activités ou des équipements dépendant des cultes » 55 ( * ) .
Cette jurisprudence autorise, par exemple, la ville de Lyon à subventionner la construction d'un ascenseur dans la Basilique de Fourvière ou la communauté urbaine du Mans à participer aux travaux d'aménagement d'un abattoir pour ovins 56 ( * ) . Les collectivités territoriales peuvent également conclure des baux emphytéotiques administratifs (BEA) avec des associations cultuelles ou garantir leurs emprunts bancaires 57 ( * ) .
b) Les régimes de l'Alsace - Moselle et de la Guyane
De même, la proposition de loi constitutionnelle ne remet pas en cause le droit applicable en Alsace-Moselle (loi du 18 germinal an X relative à l'organisation des cultes) et en Guyane (l'ordonnance royale de Charles X du 27 août 1828).
Comme l'a rappelé le Conseil constitutionnel, le Constituant n'a jamais souhaité supprimer ces régimes antérieurs à la loi du 9 décembre 1905 58 ( * ) , qui font consensus dans les territoires concernés.
c) Le respect des engagements internationaux de la France
La proposition de loi respecte les engagements internationaux de la France et notamment l'article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales , qui garantit la liberté de pensée, de conscience et de religion.
La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH)
D'une part, la CEDH reconnaît la marge d'appréciation des États « lorsque se trouvent en jeu des questions sur les rapports entre l'État et les religions, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans une société démocratique » 59 ( * ) .
Se prononçant sur le port d'une croix catholique par une infirmière, la Cour admet que « les responsables hospitaliers sont mieux placés pour prendre des décisions concernant la sécurité dans leur établissement que le juge ou, qui plus est, un tribunal international devant lequel personne n'a directement témoigné » 60 ( * ) .
D'autre part, la CEDH « ne protège pas n'importe quel acte inspiré ou motivé par une religion ou une conviction » 61 ( * ) . Elle accepte des limitations à la liberté de manifester ses convictions religieuses, dès lors qu'elles respectent trois critères cumulatifs : être prévues par la loi, poursuivre un but légitime et être proportionnées au but poursuivi.
À titre d'exemple, les croyances religieuses ne justifient pas que des écolières soient exemptées de cours de natation : « l'intérêt des enfants à bénéficier d'une scolarisation complète permettant une intégration sociale réussie selon les moeurs et coutumes locales prime sur le souhait des parents de voir leurs filles exemptées des cours de natation mixtes » 62 ( * ) .
Sur le plan politique, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a refusé en janvier 2020 de consacrer une obligation « d'aménagement raisonnable » sur le lieu de travail 63 ( * ) , allant ainsi dans le sens de la proposition de loi constitutionnelle.
La Cour de justice de l'Union européenne admet également des limitations à la manifestation des convictions religieuses , qu'elle interprète sous l'angle de l'égalité de traitement entre les salariés.
La jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE)
Le droit communautaire interdit toute « discrimination indirecte », qui « se produit lorsqu'une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d'entraîner un désavantage particulier pour des personnes d'une religion ou de convictions, d'un handicap, d'un âge ou d'une orientation sexuelle donnés, par rapport à d'autres personnes » 64 ( * ) . Cette disposition constitue le socle de la jurisprudence de la CJUE en matière de laïcité .
La Cour accepte qu'une entreprise interdise le port d'un signe religieux si cette décision s'applique à toutes les croyances, qu'elle apparaît proportionnée au regard de l'objectif recherché et qu'elle est justifiée par « un objectif légitime, tel que la poursuite par l'employeur, dans ses relations avec ses clients, d'une politique de neutralité politique, philosophique ainsi que religieuse » 65 ( * ) .
* 41 Source : exposé des motifs de la proposition de loi constitutionnelle.
* 42 Contribution écrite transmise au rapporteur.
* 43 Dans le même esprit, Marlène Schiappa, ministre déléguée auprès du ministre de l'intérieur, a déclaré vouloir lutter contre « les gens qui ont un problème hostile et qui considèrent que leurs lois sont au-dessus de la République » (entretien accordé au journal 20 minutes, publié le 30 juillet 2020).
* 44 Prévenir la radicalisation. Vingt recommandations pour traiter les menaces qui pèsent sur la société française et sur l'islam , février 2020.
* 45 Observatoire de la laïcité, rapport annuel 2018-2019.
* 46 Contribution écrite du professeur Anne Levade, transmise au rapporteur.
* 47 Contribution écrite du professeur Dominique Chagnollaud, transmise au rapporteur.
* 48 Contribution écrite transmise au rapporteur.
* 49 Compte rendu de la commission des lois du Sénat du 3 février 2015.
* 50 Contribution écrite transmise au rapporteur, en préparation de l'audition du 18 mars 2020.
* 51 Proposition de loi n° 56 (2011-2012) visant à étendre l'obligation de neutralité aux structures privées en charge de la petite enfance et à assurer le respect du principe de laïcité. Adopté par le Sénat et l'Assemblée nationale en première lecture mais dans des termes différents, ce texte n'a pas été examiné en deuxième lecture.
* 52 Compte rendu intégral de la séance du Sénat, 8 janvier 2020.
* 53 Ministère du travail, Guide pratique du fait religieux dans les entreprises privées , janvier 2017.
* 54 Conseil constitutionnel, 13 octobre 2013, M. Franck M. et autres , décision n° 2013-353 QPC.
* 55 Conseil d'État, 16 mars 2005, Ministre de l'outre-mer , décision n° 265560.
* 56 Conseil d'État, 19 juillet 2011, Fédération de la libre pensée et de l'action sociale du Rhône , décision n° 308817 et Communauté urbaine du Mans - Le Mans Métropole , décision n° 309161.
* 57 Articles L. 1311-2, L. 2252-4 et L. 3231-5 du code général des collectivités territoriales.
* 58 Conseil constitutionnel, 21 février 2013, Association pour la promotion et l'expansion de la laïcité , décision n° 2012-297 QPC et Conseil constitutionnel, 2 juin 2017, Collectivité territoriale de la Guyane , décision n° 2017-633 QPC.
* 59 CEDH, 10 novembre 2005, Leyla ahin c. Turquie , requête n° 44774/98.
* 60 CEDH, 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni , requêtes n os 48420/10, 59842/10, 51671/10 et 36516/10.
* 61 CEDH, 23 juin 1997, Kalaç c. Turquie , requête n° 20704/92.
* 62 CEDH, 10 janvier 2017, Osmanoglu et Kocabas contre Suisse , requête n° 29086/12.
* 63 Examen de la résolution n° 2318 (2020), La protection de la liberté de religion ou de croyance sur le lieu de travail .
* 64 Article 2 de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail.
* 65 CJUE, 14 mars 2017, Achbita , requête C-157/15.