IV. LES CONSÉQUENCES DE LA CRISE SUR LES MISSIONS BUDGÉTAIRES TRADITIONNELLES SONT PRISES EN COMPTE DE MANIÈRE INCOMPLÈTE
L'impact de la crise sanitaire sur les dépenses du budget général de l'État ne se limite pas aux trois politiques désormais incluses dans la nouvelle mission « Plan d'urgence contre la crise sanitaire ».
Le projet de loi de finances rectificative, malgré certaines adaptations de crédits lors de l'examen à l'Assemblée nationale, ne prend toutefois que partiellement en compte les suppléments de charges prévisibles qui pèseront sur les missions traditionnelles du budget.
En revanche, il met en oeuvre des procédures inhabituelles, voire peu orthodoxes afin de préserver des marges de manoeuvre budgétaires d'urgence.
A. LE GOUVERNEMENT MET EN oeUVRE DES PROCÉDURES BUDGÉTAIRES INHABITUELLES
Le présent projet de loi de finances rectificative se caractérise par une multiplication de procédures budgétaires inhabituelles, voire peu orthodoxes, mais qui s'expliquent par les conséquences sur les finances publiques de la situation exceptionnelle résultant de la crise du « Grand Confinement » 69 ( * ) .
Après la création d'une mission spécifique au plan d'urgence par la première loi de finances rectificative, le présent texte propose des annulations de crédits sur la charge de la dette malgré la croissance inédite de l'encours de celle-ci et des ouvertures de crédit massives sur des programmes habituellement très peu dotés mais disposant d'une capacité d'action particulièrement flexible.
1. Alors même que l'endettement de l'État atteint un niveau inédit, la charge de la dette poursuit sa décroissance
L'encours de la dette négociable de l'État , qui était de 1 313 milliards d'euros à la fin de 2011, a poursuivi son augmentation chaque année. Son niveau était de 1 848 milliards d'euros à la fin de février 2020 et, au moment de la présentation du budget de 2020 , un niveau de 1 916 milliards d'euros était prévu pour la fin 2020 , dont 1 765 milliards d'euros au titre de la dette négociable d'une durée supérieure à un an.
Cette limite sera très certainement dépassée .
L'article 2 du présent projet de loi de finances rectificative autorisant une variation nette de la dette négociable supérieur à un an de 114,5 milliards d'euros, contre 74,5 milliards d'euros en loi de finances initiale.
Le même article, dans la version du texte transmise au Sénat, prévoit en outre une augmentation très importante de l'encours des titres d'État à court terme, de 64 milliards d'euros 70 ( * ) , contre 10 milliards d'euros en loi de finances initiale. Une augmentation du même ordre a été constatée lors de la crise financière de 2008 et 2009 71 ( * ) .
Au total, on peut estimer que l'encours de la dette négociable de l'État devrait approcher pour la première fois les 2 000 milliards d'euros en fin d'année 2020.
Dans le même temps et d'une manière qui pourrait paraître contradictoire, la charge de la dette de l'État poursuit sa diminution . Le programme 117 « Charge de la dette et trésorerie de l'État » fait même l'objet, dans le présent projet de loi de finances rectificative, d'une révision de ses crédits à la baisse de 2 millions d'euros par rapport au niveau prévu en loi de finances initiale. La charge de la dette atteindrait ainsi un niveau historiquement bas, en dépit de l'augmentation très importante de son encours qui résultera de la crise actuelle.
Évolution de la charge de la dette (crédits du programme 117)
(en milliards d'euros)
Source : commission des finances du Sénat. Chiffres en loi de règlement pour les années 2008 à 2018, en loi de finances rectificative pour 2019 et dans le présent projet de loi de finances rectificative
Selon l'Agence France Trésor, cette baisse résulte de la prévision d'inflation en baisse retenue dans le présent projet de loi de finances rectificative. Pour mémoire, il en avait déjà été de même en 2009 : en raison de la baisse des taux d'intérêt et d'un recul de l'inflation lié au contexte économique et financier, la charge de la dette s'était établie à un niveau de près de 7 milliards d'euros inférieur à celui prévu l'année précédente 72 ( * ) .
2. Les crédits non répartis sont érigés en réserve de budgétisation massive pour faire face à la crise sanitaire
Le projet de loi de finances rectificative prévoit une ouverture de crédits d'une ampleur inédite sur le programme 552 « Dépenses accidentelles et imprévisibles » de la mission « Crédits non répartis », à hauteur de 2,5 milliards d'euros en autorisations d'engagement et en crédits de paiement.
Ce programme regroupe, comme le prévoit l'article 7 de la loi organique relative aux lois de finances, « une dotation pour dépenses accidentelles, destinée à faire face à des calamités, et pour dépenses imprévisibles ». Il a été doté de crédits à hauteur de 124 millions d'euros par les lois de finances pour 2019 et 2020 afin de compenser la diminution du taux de mise en réserve sur les autres programmes. Au cours des années précédentes, cette dotation recevait des crédits inférieurs à 50 millions d'euros.
Selon le projet de loi de finances rectificative, cette ouverture de crédits « a pour objet principal d'abonder les programmes de la mission « Plan d'urgence face à la crise sanitaire », dont la prévision de dépenses reste incertaine et pourra évoluer en fonction de la durée de confinement et de l'évolution du contexte macroéconomique ».
Or, le jour même du dépôt du projet de loi de finances rectificative, le 15 avril, le ministre de l'action et des comptes publics indiquait devant la commission des finances qu' un montant de 880 millions d'euros serait prélevé sur cette enveloppe , par un amendement du rapporteur général de la commission des finances de l'Assemblée nationale, afin d' alimenter une prime versée à 4 millions de personnes précaires et placée sous la responsabilité du ministère de la santé et des solidarités . Cette dépense n'est donc pas imputée sur la mission « Plan d'urgence face à la crise sanitaire », contrairement à l'indication donnée dans le projet de loi de finances rectificative, mais bien sur une mission « traditionnelle » du budget de l'État.
Cet amendement a effectivement été adopté par l'Assemblée nationale et le montant des crédits dont l'ouverture est demandée sur cette dotation n'est donc plus que de 1,62 milliard d'euros dans le texte transmis au Sénat.
Il est permis de s'interroger sur le classement de cette dépense parmi les crédits non répartis . Une autre solution aurait été d'ouvrir les crédits directement sur les programmes de la mission « Plan d'urgence face à la crise sanitaire », avec une mise en réserve des crédits non utilisés immédiatement et en conservant la possibilité d'annuler ultérieurement les crédits non utilisés.
Si la procédure est donc particulièrement peu orthodoxe, le rapporteur général ne s'opposera pas à sa mise en oeuvre en raison du caractère exceptionnel de la période actuelle et de la nécessité de laisser une certaine marge de manoeuvre au Gouvernement en période de crise sanitaire majeure. Cette solution permet par exemple de répartir ultérieurement les crédits soit sur le dispositif de chômage partiel, soit sur celui du fonds de solidarité, ce qui ne serait pas possible par un décret de virement car ces programmes relèvent de ministères différents.
Il constate d'ailleurs que le plan de soutien présenté le 23 mars 2020 par le gouvernement allemand complète le plan de subventions de 50 milliards d'euros à destination des petites entreprises et des indépendants par une enveloppe supplémentaire de 55 milliards d'euros pouvant être débloquée à court terme pour lutter contre la pandémie 73 ( * ) .
Il souligne toutefois la nécessité pour le Gouvernement :
- d'une part, de limiter l'utilisation de cette « réserve de budgétisation » à des dépenses ayant pour objet soit de lutter contre la crise sanitaire, notamment par l'acquisition de matériel médical, soit d'apporter un complément aux plans de soutien d'urgence aux entreprises déjà présentés en loi de finances rectificative ;
- d'autre part, d'informer la commission des finances de chaque utilisation faite de cette dotation , comme l'a déjà fait le ministre de l'action et des comptes publics le 15 avril dernier pour un premier abondement du fonds de solidarité à partir de cette dotation 74 ( * ) .
3. Le fonds de développement économique et social est réactivé pour apporter une aide à des entreprises en difficulté
Le présent projet de loi de finances rectificative prévoit l'ouverture de 925 millions d'euros en autorisations d'engagement et en crédits de paiement sur le programme 862 « Prêts pour le développement économique et social » du compte de concours financiers « Prêts et avances à des particuliers ou à des organismes privés », qui a été doté de 75 millions d'euros seulement en loi de finances initiale pour 2020.
Ce montant a vocation à alimenter le fonds de développement économique et social (FDES) afin d'aider à la restructuration financière et commerciale d'entreprises dont les perspectives de redressement sont avérées.
Le rapporteur général ne s'oppose pas à l'utilisation de ce fonds pour accompagner des entreprises en difficulté : en prenant en compte de manière spécifique la situation des entreprises concernées, il peut constituer un complément utile, au cas par cas, aux dispositifs plus génériques que constituent le fonds de solidarité, limité à certaines catégories d'entreprise, ou le dispositif de garantie des prêts.
Comme il le rappelle toutefois infra 75 ( * ) , le FDES a d'abord été pensé pour accompagner des entreprises connaissant des difficultés structurelles , alors que la crise actuelle provient d'une cause exogène - la pandémie et l'obligation de confinement qui en résulte - et peut mettre en péril des entreprises qui ne connaissaient pas de difficulté particulière antérieurement. Il sera donc nécessaire d'adapter rapidement les modalités de fonctionnement du fonds .
4. Un nouveau programme finance des avances remboursables et des prêts bonifiés aux entreprises
Sur la proposition du Gouvernement, l'Assemblée nationale a créé un programme « Avances remboursables et prêts bonifiés aux entreprises touchées par la crise du coronavirus » nouveau au sein du comptes de concours financier précité « Prêts et avances à des particuliers ou à des organismes privés », placé sous la responsabilité du directeur général des entreprises (DGE).
Ce dispositif, doté de 500 millions d'euros en autorisations d'engagement et en crédits de paiement, s'adresse en priorité aux entreprises industrielles de 50 à 250 salariés , fragilisées économiquement du fait de la crise sanitaire et stratégiques ou sensibles sur un territoire.
Les avances remboursables et les prêts bonifiés devront être compatibles avec le droit européen, assoupli par l'encadrement temporaire communiqué par la Commission européenne le 4 avril 2020.
Ce programme destiné aux petites et moyennes entreprises, apparaît donc complémentaire des autres dispositifs , à savoir le fonds de solidarité, qui vise plus spécifiquement les très petites entreprises, le dispositif de garantie de prêts et du fonds de développement économique et social (FDES).
Comme le FDES, et contrairement au fonds de solidarité, ce dispositif n'intervient pas de manière semi-automatisée en fonction de critères précis, mais est activé lorsque les autres mesures (mesures de trésorerie, report d'échéances) n'ont pas pu être mises en oeuvre ou n'ont pas suffi à rétablir la situation de l'entreprise . Les décisions d'octroi requièrent ainsi la prise d'un arrêté par le ministre de l'économie et des finances.
Le dispositif de performance associé au programme met l'accent sur la rapidité de mise en oeuvre du dispositif (délai entre l'ouverture des crédits en loi de finances et l'adoption des textes réglementaires, nombre d'entreprises bénéficiaires), son ciblage sur les entreprises de 50 à 250 salariés et ses effets sur la pérennité des entreprises aidées (taux de défaillance ou de défaut de remboursement à terme).
Toutefois, aucun indicateur ne porte sur les conditions, autres que de taille, posées pour l'accès au fonds, à savoir la fragilité économique de l'entreprise et son caractère stratégique. Il pourrait donc être difficile de vérifier a posteriori si les financements ont bien été attribués en dernier recours à des entreprises que l'échec des autres dispositifs mettait en danger.
Dans la mesure toutefois où le dispositif est placé sous le contrôle de la direction générale des entreprises et qu'il ne s'agit donc pas d'un dispositif à guichet ouvert, le rapporteur général approuve sa mise en place .
* 69 Le terme de « Grand Confinement » (en anglais The Great Lockdown) est utilisé par le fonds monétaire international pour décrire la crise actuelle.
* 70 Cette augmentation, qui était de 60 milliards dans le texte déposé à l'Assemblée nationale, a été portée à 64 milliards d'euros par l'Assemblée nationale, sur la proposition du Gouvernement, afin de combler le besoin de financement accru résultant des nouvelles ouvertures de crédit proposées.
* 71 Selon les lois de règlement, l'encours des bons du Trésor à taux fixe et intérêts précomptés a augmenté de 59,8 milliards d'euros en 2008 et de 75,8 milliards d'euros en 2009, avant de connaître une diminution de 27 milliards d'euros en 2010.
* 72 Ministère de l'économie, de l'industrie et de l'emploi, rapport annuel de performances de la mission « Engagements financiers de l'État », exercice 2009.
* 73 Ministère des finances allemand, Federal government takes large-scale measures to tackle crisis fallout , 23 mars 2020.
* 74 L'article 11 de la loi organique relative aux lois de finances, qui permet au ministre chargé des finances de répartir par décret les crédits ouverts sur la dotation pour dépenses accidentelles et imprévisibles, ne prévoit pas explicitement d'information du Parlement.
* 75 Voir le commentaire de l'article 7 du présent projet de loi de finances rectificative.