N° 171
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2019-2020
Enregistré à la Présidence du Sénat le 4 décembre 2019 |
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission des affaires économiques (1) sur la proposition de loi visant à prévenir le suicide des agriculteurs ,
Par Mme Françoise FÉRAT,
Sénateur
(1) Cette commission est composée de : Mme Sophie Primas , présidente ; Mme Élisabeth Lamure, MM. Daniel Gremillet, Alain Chatillon, Martial Bourquin, Franck Montaugé, Mmes Anne-Catherine Loisier, Noëlle Rauscent, M. Alain Bertrand, Mme Cécile Cukierman, M. Jean-Pierre Decool , vice-présidents ; MM. François Calvet, Daniel Laurent, Mmes Catherine Procaccia, Viviane Artigalas, Valérie Létard , secrétaires ; M. Serge Babary, Mme Anne-Marie Bertrand, MM. Yves Bouloux, Bernard Buis, Henri Cabanel, Mmes Anne Chain-Larché, Marie-Christine Chauvin, Catherine Conconne, Agnès Constant, MM. Roland Courteau, Pierre Cuypers, Marc Daunis, Daniel Dubois, Laurent Duplomb, Alain Duran, Mmes Dominique Estrosi Sassone, Françoise Férat, M. Fabien Gay, Mme Annie Guillemot, MM. Xavier Iacovelli, Jean-Marie Janssens, Joël Labbé, Mme Marie-Noëlle Lienemann, MM. Pierre Louault, Michel Magras, Jean-François Mayet, Franck Menonville, Jean-Pierre Moga, Mmes Patricia Morhet-Richaud, Sylviane Noël, MM. Jackie Pierre, Michel Raison, Mmes Évelyne Renaud-Garabedian, Denise Saint-Pé, M. Jean-Claude Tissot . |
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Sénat : |
746 (2018-2019) et 172 (2019-2020) |
AVANT-PROPOS
Le groupe Rassemblement Démocratique et Social Européen du Sénat a demandé l'inscription sur son ordre du jour réservé du 12 décembre 2019 de la proposition de loi n° 746 (2018-2019) de Henri Cabanel et plusieurs de ses collègues visant à prévenir le suicide des agriculteurs.
Grâce à cette initiative qu'il convient de saluer, le Parlement va pouvoir solennellement se saisir d'une question qui est la manifestation la plus flagrante de la détresse du monde agricole : le suicide des agriculteurs.
I. UNE INITIATIVE ESSENTIELLE POUR MIEUX APPRÉHENDER LE FLÉAU MAL CONNU QUI TOUCHE TOUS LES TERRITOIRES AGRICOLES
A. UNE CONNAISSANCE STATISTIQUE DU PHÉNOMÈNE LIMITÉE FAUTE DE DONNÉES RÉCENTES OU DE MÉTHODOLOGIE HARMONISÉE
Depuis la publication en 2017 des premières études scientifiques portant sur la mortalité par suicide parmi les agriculteurs exploitants ou les salariés agricoles, les chiffres sont sans cesse repris dans la presse et dans des interventions de responsables syndicaux et publics pour être dénoncés : un jour sur deux, un agriculteur décède pour cause de suicide.
Ces éléments démontrent un véritable fléau qui sévit dans nos campagnes.
L'analyse de l'auteur de la proposition de loi, que le rapporteur partage, est qu'il faut désormais aller au-delà de cette constatation pour analyser, comprendre et agir.
C'est animé de cet état d'esprit que le rapporteur a organisé ses travaux sur le sujet et, plus spécifiquement, sur le contenu de la proposition de loi de M. Henri Cabanel.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, il n'existe, à l'heure actuelle, que trois études sur le sujet .
La première étude 1 ( * ) a été menée par Santé Publique France sur les caractéristiques associées à la mortalité par suicide parmi les hommes agriculteurs exploitants entre 2007 et 2011 .
Cette étude a recensé 781 décès pour cause de suicide d'exploitants agricoles entre 2007 et 2011. C'est donc de cette étude que provient le chiffre d'un suicide tous les deux jours chez les agriculteurs. Il convient d'ajouter, fait généralement oublié, que sur la même période, 692 salariés agricoles se sont également suicidés.
Sur un échantillon de 674 décès par suicide d'hommes exploitants agricoles entre 2007 et 2011 analysés, l'étude démontre que la mortalité est supérieure à celle de la population générale en 2008 (+ 28 %), 2009 (+ 22 %) et 2010 (+ 10 %), mais qu'elle n'est pas plus élevée en 2007 et 2011.
Le document montre que le fait d'avoir une exploitation de taille moyenne, d'être monoculture et d'être exploitant à titre individuel et non sociétaire sont des facteurs qui augmentent, toutes choses égales par ailleurs, le risque de suicide.
L'étude identifie une surmortalité par suicide observée chez les hommes de 45 à 54 ans, sur lesquels pèsent, il convient de le rappeler, des difficultés spécifiques de modernisation, de normes écologiques à respecter, de procédures administratives lourdes ou encore de transmission de l'exploitation.
Enfin, Santé publique France constate que les éleveurs de bovins viande ont présenté un excès de mortalité par suicide statistiquement significatif en 2008 (+ 127 %) et en 2009 (+ 57 %), tout comme ceux produisant du lait en 2008 (+ 56 %), 2009 (+ 47 %) et 2010 (+ 51 %). Cette surmortalité pourrait donc être, en partie, liée à la crise qui a touché le secteur durant cette période et qui a fortement affecté les revenus des éleveurs bovins.
Certaines régions sont plus concernées que d'autres : Bretagne, Bourgogne-Franche-Comté, les Hauts-de-France ou Auvergne-Rhône-Alpes.
Ces éléments chiffrés sont le fruit de l'étude faisant référence sur le sujet du suicide en agriculture. S'ils donnent une image globale du fléau que connaissent toutes nos campagnes, il faut rappeler qu'au-delà de ces caractéristiques statistiques, par définition froides et impersonnelles, chaque histoire est unique, singulière, avec ses drames et ses souffrances.
Toutefois, le rapporteur regrette que ces données, le plus souvent citées dans le débat public, n'aient pas été actualisées depuis 2011.
La seconde étude 2 ( * ) a été menée par Santé Publique France sur la mortalité par suicide des salariés affiliés au régime agricole en activité entre 2007 et 2013.
La population retenue dans l'étude concerne tous les salariés agricoles âgés de 15 à 64 ans, ayant effectué au moins un contrat ouvrant droit au régime de protection sociale agricole entre 2007 et 2013.
L'étude constate une mortalité par suicide inférieure de 19 % chez les hommes et de 54 % chez les femmes à celle que l'on aurait observée si la population d'étude présentait la même mortalité par sexe et par classe d'âge que la population générale française.
Toutefois, cette étude ne prend pas en compte les salariés agricoles hors France métropolitaine et sans identifiant certifié, ainsi que les salariés-exploitants. Dès lors, il est difficile de conclure à l'absence d'une surmortalité de ces salariés vis-à-vis du suicide.
Ces études de Santé Publique France, dont les résultats reposent sur des données anciennes, viennent d'être complétées par une troisième étude 3 ( * ) , publiée en juillet 2019 par la Caisse centrale de la Mutualité sociale agricole (CCMSA), sur la mortalité par suicide des assurés du régime agricole dans le rapport au ministre chargé de la sécurité sociale et au Parlement relatif à l'évolution des charges et des produits de la MSA au titre de 2020.
Le taux de suicide retenu dans l'étude a été calculé à partir des données du Système National des Données de Santé (SNDS) pour l'année 2015, sur les personnes affiliées au régime agricole ayant consommé au moins un soin ou une prestation cette année-là . Ce taux a ensuite été comparé aux taux de suicide de la population des autres régimes de sécurité sociale.
L'étude a conclu qu'il existait une surmortalité par suicide des assurés du régime agricole par rapport à l'ensemble des assurés de 15 à 64 ans, tous régimes confondus.
Toutefois, elle fait état d'une surmortalité chez les salariés agricoles, plus accentuée que chez les non-salariés agricoles, ce qui entre en contradiction frontale avec l'étude précitée de Santé publique France de juillet 2018.
Cette divergence peut s'expliquer par une méthodologie fort différente, puisque l'échantillon retenu par la CCMSA ne concerne que les personne ayant consommé au moins un soin.
Cet écart démontre bien la difficulté à mesurer statistiquement la réalité du phénomène du suicide parmi les agriculteurs et salariés agricoles.
Faute de données récentes et d'études ayant la même méthodologie permettant d'assurer un suivi des statistiques, l'appréhension statistique de ce sujet n'est pas suffisante. Il faut dénoncer cet état de fait.
Si les remontées de terrain, dans nos campagnes, témoignent d'un phénomène réel et dramatique, il importe que des études incontestables viennent objectiver ces éléments.
Disposer de chiffres fiables est un prérequis nécessaire, incontournable, tant pour le législateur que pour le Gouvernement, lorsqu'il s'agit d'élaborer des solutions pratiques.
Le Gouvernement a le devoir de mettre au point une cellule pour d'urgence produire ces statistiques.
* 1 Gigonzac V., Breuillard E., Bossard C., Guseva-Canu I., Khireddine-Medouni I. Caractéristiques associées à la mortalité par suicide parmi les hommes agriculteurs exploitants entre 2007 et 2011. Saint-Maurice : Santé publique France; 2017. 10 p. Disponible à partir de l'URL : http://www.santepubliquefrance.fr
* 2 Klingelschmidt J, Chastang JF, Khireddine-Medouni I, Chérié-Challine L, Niedhammer I. Mortalité par suicide des salariés affiliés au régime agricole en activité entre 2007 et 2013 : description et comparaison à la population générale. Bull Epidémiol Hebd. 2018;(27):549-55. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2018/27/2018_27_2.html
* 3 Rapport « Charges et Produits MSA 2020 », remis au ministre chargé de la sécurité sociale et au Parlement sur l'évolution des charges et des produits au titre de 2020 au titre de la loi du 13 août 2004