EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mardi 29 octobre 2019, sous la présidence de M. Vincent Éblé , président, la commission a examiné le rapport de M. Antoine Lefèvre, rapporteur spécial, sur la mission « Justice ».

M. Antoine Lefèvre , rapporteur spécial de la mission « Justice » . - Avec un budget de 9,38 milliards d'euros en 2020, le ministère de la justice bénéficierait de 242 millions d'euros supplémentaires par rapport à l'année précédente, soit une hausse de 2,7 % de ses moyens à périmètre constant.

Hors CAS « Pensions », en 2020, les crédits augmenteront de 2,8 %, soit 205 millions d'euros. Cette hausse s'inscrit dans la continuité des précédents budgets : + 3,9 % en 2018, + 4,5 % en 2019. Toutefois, en 2020, cette augmentation sera inférieure à la trajectoire fixée par la loi de programmation des finances publiques (LPFP), ainsi qu'à l'annuité prévue par l'article 1 er de la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.

En effet, alors que la loi de programmation adoptée par le Parlement en février dernier prévoyait une augmentation de 400 millions d'euros de crédits entre 2019 et 2020, cette hausse est deux fois inférieure.

Le Gouvernement explique que cet écart résulte principalement des crédits immobiliers de l'administration pénitentiaire : s'ils progressent fortement, comme je le détaillerai plus tard, ils sont ajustés « au vu de l'avancement réel des opérations ». La question se pose alors de la sincérité de la programmation que nous avons adoptée, puisque le Gouvernement ne pouvait ignorer, voilà huit mois, ces aléas inhérents à la construction des prisons.

Surtout, cette révision à la baisse des crédits ne serait pas rattrapée ; l'écart avec la loi de programmation se porterait donc à 115 millions d'euros en 2022.

Ainsi, la mission « Justice » n'est que la huitième mission du budget de l'État dont les crédits de paiement augmentent le plus en valeur absolue en 2020, à égalité avec les missions « Aide publique au développement », « Direction de l'action du Gouvernement » et « Sport, jeunesse et vie associative ».

Toutefois, même si la situation demeure fragile, les choses commencent à s'améliorer, notamment dans les juridictions. En effet, les recrutements de magistrats et de greffiers ont permis d'améliorer le fonctionnement des juridictions et les crédits supplémentaires votés chaque année commencent à porter leurs fruits, comme le montre la baisse du délai moyen de traitement des procédures civiles, en particulier pour les cours d'appel, et des procédures pénales, notamment en matière criminelle.

La masse salariale représente plus de 60 % des dépenses du ministère de la justice. Ainsi, la moitié des moyens supplémentaires prévus en 2020 - soit 134 millions d'euros - correspond à une augmentation des dépenses de personnel.

En effet, il est prévu de créer 1 520 emplois supplémentaires en 2019, dont 1 000 pour l'administration pénitentiaire. Sur les 384 postes créés pour la justice judiciaire, 100 sont des postes de magistrats et 284 des postes de fonctionnaires. En outre, 40 % de l'augmentation du budget de la mission sont consacrés aux dépenses d'investissement dont la majeure partie concerne l'administration pénitentiaire.

Au lieu de construire 15 000 places de prison sur le quinquennat, comme le prévoyait le candidat à l'élection présidentielle, Emmanuel Macron, 7 000 places seront créées d'ici à la fin du quinquennat et la construction de 8 000 autres serait lancée d'ici à 2022. Je rappelle que ce report est regrettable, car il y a urgence.

Il y a surtout lieu de regretter « l'ajustement » du programme immobilier pénitentiaire en 2020, sur lequel est imputé l'écart à la loi de programmation. Les crédits demandés ont été ajustés pour tenir compte de l'avancement réel des opérations, mais aucune opération ne serait remise en cause. De 88 millions d'euros en 2019, les crédits demandés au titre du programme immobilier pénitentiaire pour 2020 atteignent 176 millions d'euros, en hausse de 88 millions.

S'agissant des recrutements, 300 des 1 000 emplois créés en 2020 au sein de l'administration pénitentiaire permettraient de combler des vacances de postes de surveillants pénitentiaires. Jusqu'à présent, l'administration pénitentiaire rencontrait des difficultés en matière de recrutement, mais aussi de fidélisation, notamment des surveillants pénitentiaires.

Pour y remédier, l'organisation de la formation des surveillants pénitentiaires a été modifiée. Le protocole d'accord signé en janvier 2018 prévoit, quant à lui, diverses revalorisations, ainsi qu'une prime de fidélisation mise en oeuvre à compter du 1 er janvier 2019 - il est encore trop tôt pour en mesurer les effets...

Hors dépenses de personnel, l'augmentation des dépenses du ministère de la justice de 3 % s'explique également par la nécessité de mettre à niveau l'informatique du ministère : le plan de transformation numérique poursuit sa mise en oeuvre.

En revanche, je note une diminution des dépenses d'intervention de la mission résultant principalement d'une baisse des moyens consacrés à l'aide juridictionnelle. La dépense relative à l'aide juridictionnelle diminuerait de 13 millions d'euros entre 2019 et 2020 grâce à une augmentation moins élevée de la dépense tendancielle et à un transfert de 9 millions d'euros du Conseil national des barreaux (CNB). Le Gouvernement a profité de la budgétisation de ressources jusqu'ici affectées au CNB, d'un montant de 83 millions d'euros, pour diminuer le montant de crédits budgétaires alloués à l'aide juridictionnelle. La dynamique de cette dépense, qui résulte des réformes de 2015 et 2017, demeure toutefois identique.

Enfin, s'agissant de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ), 4,3 millions d'euros supplémentaires sont prévus pour la création de cinq centres éducatifs fermés (CEF), le Gouvernement envisageant d'en créer vingt sur la mandature. Ces structures d'hébergement constituent une alternative à l'incarcération pour des mineurs multirécidivistes, multiréitérants ou ayant commis des faits d'une particulière gravité.

Comme je viens de le souligner, le Gouvernement s'affranchit nettement des engagements pris devant la représentation nationale au moment du vote de la loi de programmation et de réforme pour la justice, et ce même si les crédits augmentent, si des postes de magistrats et de surveillants pénitentiaires sont créés et si le programme immobilier pénitentiaire est engagé - avec toutefois un certain nombre de retards.

Mercredi dernier, Le Canard enchaîné a révélé l'existence d'une note du directeur des services judiciaires du ministère conditionnant le maintien de certains pôles d'instruction en fonction des résultats électoraux des prochaines municipales.

L'année dernière, je vous demandais d'approuver les crédits de la mission « Justice ». J'avais d'ailleurs réussi à convaincre le président de la commission des lois d'adopter une attitude positive à l'égard de ce budget, ce qui a permis son approbation par le Sénat qui souhaitait donner davantage de moyens à la garde des sceaux.

J'estime aujourd'hui que notre confiance est entachée par le manque de transparence de ces nominations de magistrats. Si nous voulons collectivement donner plus de moyens à la justice, nous voulons unanimement que ces moyens nouveaux soient plus judicieusement employés. Eu égard aux révélations que je viens d'évoquer, je ne suis pas en situation de donner, cette année, un avis favorable à l'adoption des crédits de la mission « Justice », que je ne voterai pas.

Ce choix relève sans doute davantage de considérations politiques que budgétaires, mais nos choix doivent être en accord avec nos convictions. Quand le ministère de la justice fait dans la tambouille électoraliste, il faut le rappeler à son devoir de totale impartialité.

M. Albéric de Montgolfier , rapporteur général . - Cette position à la fois claire et tranchée donnera à la ministre l'occasion de s'expliquer sur cette note.

Mme Nathalie Goulet . - Avez-vous pu distinguer les budgets consacrés à la lutte contre la radicalisation ? Une partie d'entre eux relève du ministère de la justice et une autre du ministère de l'intérieur. Nous ne disposons d'aucune évaluation. Bernard Cazeneuve nous l'avait promis, mais personne ne l'a fait. Il s'agit d'un vrai sujet sur des budgets importants, éclatés entre différents ministères.

Ma deuxième question concerne les pôles sociaux des cours d'appel. Les tribunaux des affaires de sécurité sociale ont été supprimés au profit d'instances dont certaines ne sont pas encore en place. Le contentieux de la sécurité sociale, c'est compliqué ; les poursuites en matière de fraude sociale, c'est compliqué. Si les instances judiciaires prévues à cet effet ne sont pas en place, la situation devient kafkaïenne. Dispose-t-on d'un état des lieux de la mise en oeuvre de la réforme judiciaire ?

M. Michel Canévet . - Je remercie le rapporteur spécial de son travail, même si je ne suis pas sûr de partager ses conclusions. Nous voulons tous que les dépenses publiques baissent, mais il me semble important de souligner l'effort incontestable qui a été fait pour accroître les moyens de cette mission, même si beaucoup reste encore à faire, notamment en matière de construction de places de prison. Nous sommes en situation de surpopulation carcérale, ce qui est difficile à la fois pour les détenus et les surveillants pénitentiaires. Monsieur le rapporteur, il reste trois ans pour créer les 7 000 places prévues. Pensez-vous que cette échéance soit tenable eu égard aux inscriptions budgétaires ?

Par ailleurs, savez-vous quand entrera en service le dispositif Portalis ?

M. Marc Laménie . - Je voudrais tout d'abord remercier notre rapporteur spécial pour la qualité de son travail.

Voilà un an ou deux, de nombreuses manifestations avaient lieu dans les prisons. Les créations de postes prévues répondent-elles aux attentes ? Les personnels réclamaient également des travaux de sécurisation. Ont-ils été entendus ?

Les postes des tribunaux de grande instance sont-ils globalement pourvus, même si les choses peuvent varier d'un département à l'autre ?

M. Thierry Carcenac . - À mon tour, je voudrais remercier notre rapporteur spécial de la qualité de son travail.

Je m'étonne toujours qu'on nous demande de voter des lois de programmation qui ne sont pas respectées. Celle dont il est ici question remonte seulement à février dernier...

Comment l'Agence publique pour l'immobilier de la justice (APIJ) agit-elle ? Il me semble qu'elle va être amenée à s'occuper de la restructuration du palais historique de Paris. Le rapport de la Cour des comptes sur les partenariats publics-privés et le refinancement du contrat de partenariat du tribunal de Paris sont des éléments intéressants. J'ai cru toutefois comprendre que l'on maintiendrait en totalité les locaux pour la justice - le ministère de la culture occuperait une partie pour assurer les visites historiques et le ministère de l'intérieur en occuperait une autre partie. Or il ne me semble pas que les sommes nécessaires à la réalisation de ce projet aient été correctement appréciées. Nous risquons de faire face à des déconvenues importantes. Disposez-vous d'éléments sur cette question ?

Par ailleurs, la transformation numérique a induit la création de nombreux emplois. La Direction interministérielle du numérique et du système d'information et de communication de l'État (Dinsic) a-t-elle vraiment été impliquée ? Est-on sûr de ce que l'on est en train de mettre en oeuvre ?

Je partage votre avis sur les crédits de cette mission eu égard à ce que nous venons d'apprendre sur l'organisation de la carte judiciaire.

M. Philippe Adnot . - Je partage la position du rapporteur spécial sur ces crédits et voterai en conséquence.

Disposez-vous de statistiques sur le temps de rotation des magistrats dans les différentes instances ? Il me semble qu'ils tournent en moyenne tous les deux ans, ce qui représente, sur vingt-quatre mois, une perte d'efficacité de 20 à 25 % entre le départ et l'arrivée d'un magistrat. À moyens constants, on pourrait donc augmenter considérablement l'efficacité en ralentissant quelque peu cette rotation.

Vous avez évoqué la création de deux prisons expérimentales, centrées sur la réinsertion de détenus par le travail. Pouvez-vous nous donner quelques précisions sur leur lieu d'implantation et sur le programme ?

Mme Christine Lavarde . - A-t-on une idée des gains liés à la réorganisation de la carte judiciaire, notamment de la fermeture des tribunaux d'instance au profit des pôles plus importants, à savoir les tribunaux de grande instance. Ces fermetures ont-elles eu des conséquences en termes d'accès à la justice des personnes les plus fragiles ?

M. Antoine Lefèvre , rapporteur spécial . - Je partage l'inquiétude de Nathalie Goulet sur la question de l'évaluation de la lutte contre la radicalisation. Nous avons évoqué cette question avec la directrice de la PJJ. Les centres de détention pour mineurs sont également touchés par ces problèmes de radicalisation. Face à plusieurs constats d'échec de cette évaluation, le groupe Les Républicains a proposé la création d'une commission d'enquête sur les politiques de lutte contre la radicalisation.

Je ne dispose pas d'éléments plus précis que ceux dont vous avez fait mention s'agissant de la mise en place des pôles sociaux au sein des cours d'appel.

Michel Canévet, le ministère semble plutôt confiant sur la réalisation des 7 000 places de prison : le foncier est identifié à hauteur de 60 % ; le programme spécifique est finalisé à hauteur de 79 % ; le marché a été notifié aux groupements de maîtrise d'oeuvre et d'entreprises à hauteur de 64 % ; le lancement des travaux est effectif à hauteur de 28 % et 20 % des places ont d'ores et déjà été livrées, notamment pour les prisons de la Santé, à Paris, et pour le quartier de semi-liberté de Nanterre.

Les efforts engagés en matière de transformation numérique commencent à porter leurs fruits. Les outils mis en place sont plus compatibles entre eux. Le projet de procédure pénale numérique, associant le ministère de l'intérieur et celui de la justice, vise la dématérialisation de la chaîne pénale dès le début de la procédure. Il devra être contrôlé et encadré attentivement, afin d'éviter les désagréments rencontrés par la plateforme nationale des interceptions judiciaires (PNIJ).

Le projet Portalis permet au justiciable de saisir directement la justice via un portail Internet. Mis en service en mai 2019 dans les TGI de Lille et de Melun pour les affaires civiles, ce portail a été généralisé le 31 mai. Fin 2019, le justiciable pourra saisir en ligne les juridictions civiles et pénales, pour la constitution de partie civile. Le portail des juridictions sera ensuite déployé en 2020 afin de remplacer les huit applicatifs civils utilisés dans les tribunaux judiciaires. Le coût de ce projet, qui suscite beaucoup d'attentes, s'élève à 74 millions d'euros.

Marc Laménie, j'imagine que vous assistez, comme moi, aux rentrées solennelles de cour. Les discours que j'y entends expriment aujourd'hui une certaine satisfaction en termes de nomination sur les postes à pourvoir. Pour les créations de postes dans les prisons, et les dépenses de sécurisation, tous les éléments sont dans mon rapport.

Thierry Carcenac, je ne peux que regretter le non-respect des lois de programmation. Les missions semblent mieux suivies depuis la création du poste de secrétaire général du ministère. Les politiques d'objectifs mises en place portent leurs fruits.

Je ne dispose pas d'éléments précis sur la restructuration du palais de justice historique. Curieusement, de nouveaux besoins se sont fait jour. Je ne suis pas persuadé non plus que les sommes aient été bien évaluées. Je signale par ailleurs que le contrat PPP conclu pour la construction du nouveau TGI de Batignolles a fait l'objet d'une renégociation permettant à l'État d'économiser environ 3 millions d'euros.

Nous allons globalement vers un mieux informatique en ce qui concerne le ministère de la justice ; il était grand temps. Lors de la présentation de mon rapport sur le recouvrement des amendes pénales, j'avais souligné que l'absence de logiciel compatible entre Bercy et le ministère de la justice obligeait à une saisie manuelle de 500 000 fiches. Les choses ne peuvent que s'améliorer.

Philippe Adnot, les temps de rotation varient en fonction de l'attractivité de telle ou telle cour d'appel. Le turn-over peut parfois être important. Au 1 er octobre 2019, 42 postes de magistrats étaient vacants au sein des juridictions en tenant compte des 57 lauréats du concours complémentaire de 2018 installés en juridiction le 16 septembre 2019.

Pour les magistrats, le taux de vacances s'établissait à 5,18 % au 1 er octobre 2017 et à 2,89 % le 1 er octobre 2018. Il est de 0,52 % le 1 er octobre 2019. Afin de limiter le turn-over, des incitations ont été mises en place pour que les jeunes magistrats restent au moins deux à trois ans dans leur premier poste.

Christine Lavarde, la fusion TGI/TI s'est faite à coût constant. Il s'agit d'une simple rationalisation de l'organisation fonctionnelle des tribunaux. Tous les lieux de justice ont été maintenus, conformément à l'engagement de la garde des sceaux.

M. Albéric de Montgolfier , rapporteur général . - Je voudrais revenir un instant sur le palais de justice historique qui se trouve dans la capitale : on trouve sur l'île de la Cité les motos de la préfecture de police. Je ne suis pas certain qu'il s'agisse du meilleur lieu de stationnement eu égard aux millions de touristes qui visitent ce lieu.

En outre, tous les locaux du tribunal ayant été libérés au sein du palais, ne serait-ce pas l'occasion de mieux accueillir les touristes qui visitent la Sainte-Chapelle ou la Conciergerie ? La gestion des locaux par l'administration est parfois assez aberrante.

M. Thierry Carcenac . - Une réunion interministérielle a eu lieu sur ce sujet : tous les locaux seront réoccupés par la justice, la culture et l'intérieur. On a retenu une base de 100 millions d'euros pour les premiers travaux, mais la somme finale pourrait être dix fois plus importante...

M. Antoine Lefèvre , rapporteur spécial . - Il est assez inédit d'apprendre par la presse des suppressions de pôles d'instruction en fonction des résultats électoraux, raison pour laquelle je ne suis pas favorable à l'adoption de ces crédits.

La commission a décidé de proposer au Sénat de ne pas adopter les crédits de la mission « Justice ».

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Après avoir pris acte des modifications apportées par l'Assemblée nationale, la commission a confirmé sa décision de proposer au Sénat de ne pas adopter les crédits de la mission « Justice », et d'adopter sans modification les articles 76 undecies et 76 duodecies . L'amendement n° 9 est adopté. En conséquence, la commission a décidé de proposer au Sénat de supprimer l'article 76 terdecies .

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