EXPOSÉ GÉNÉRAL
Le 24 janvier 2019, le Sénat a adopté à l'unanimité la proposition de loi tendant à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse .
Cette proposition de loi visait à répondre à une situation d'urgence.
L'irruption d'internet et la domination sans partage de quelques grands groupes mondiaux a fragilisé l'édifice de notre presse , tel que conçu à la Libération. En effet, les sources de financement des éditeurs et des agences ont été asséchées, par la chute des ventes de 4,5 % par an entre 2014 et 2016 et par la baisse encore plus importante des recettes publicitaires, en diminution de 7,5 % en 2017 alors que le marché progresse de 12 %.
Une étude publiée par News Media Alliance aux États-Unis en juin 2019 vient renforcer le propos. Elle estime à 4,7 milliards de dollars le montant tiré en 2018 par le seul Google de l'utilisation sans rémunération des informations produites par les médias aux États-Unis. Si la méthodologie de cette étude est contestée, elle fournit a minima une estimation de l'ampleur des revenus captés par Google sans jamais bénéficier à la presse.
Ce « scandale absolu » ne met pas seulement en danger un secteur économique. Il s'attaque à la liberté de la presse et à ses conditions mêmes d'existence .
Face à cette situation, une solution existait, mais n'avait jamais pu être mise en oeuvre, celle des droits voisins . Votre Rapporteur avait exploré cette piste en 2016 en déposant une proposition de loi qui n'avait pas pu être discutée.
L'idée des droits voisins est de doter les éditeurs et les agences de presse de la capacité juridique de contester l'utilisation qui est faite sans autorisation de leurs productions . Les précédentes tentatives de les instaurer, en Espagne et en Allemagne, avaient échoué, en raison de l'influence et du pouvoir sur l'accès à l'information des Google et Facebook, qui leur permet d'imposer leurs conditions s'ils ne trouvent pas face à eux un front large et uni.
Consciente de cette situation, l'Europe a commencé à avancer, dans le cadre de la discussion de la directive sur les droits d'auteur.
En janvier dernier, votre Rapporteur avait souhaité prendre le risque d'anticiper sur l'adoption, qui était alors loin d'être acquise, de cette directive .
Un travail en bonne intelligence a alors été mené avec tous les groupes du Sénat et avec le Gouvernement. Le texte adopté le 24 janvier dernier se voulait être, dans le meilleur des cas, un véhicule législatif adapté à une transposition rapide, ou bien, si la directive n'était pas adoptée, une réponse nationale déjà construite.
Nous pouvons donc nous féliciter que le pari que constituaient le dépôt et l'inscription en séance publique de cette proposition de loi se soit avéré gagnant.
Après des négociations très complexes, où la voix de la France a été soutenue précisément par le vote unanime du Sénat , la directive 2019/790 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 sur le droit d'auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique et modifiant les directives 96/9/CE et 2001/29/CE a été adoptée.
L'article 11 est devenu l' article 15 dans la version finale, et pose les fondements pour toute l'Europe du régime des droits voisins . La directive prend bien en compte les agences de presse au dernier alinéa du considérant 55, ce dont votre Rapporteur se félicite car ce n'était pas acquis durant la négociation.
L'article 29 précise que la transposition en droit national doit se faire au plus tard au 7 juin 2021. Si l'essentiel des dispositions de la directive devrait être traité dans le cadre de la future loi audiovisuelle, l'initiative du Sénat concernant la presse et le soutien qu'elle a recueilli vont permettre à la France d'être le premier État européen à transposer les dispositions de la directive relatives aux droits voisins dans son droit national .
Dès lors, notre pays va servir de « modèle », et il est important que le travail soit le plus achevé, solide, et consensuel possible.
L'Assemblée nationale a accepté de participer à ce travail commun, alors même que cette proposition venait non seulement du Sénat, mais également d'un opposant à sa majorité. Il convient d'en remercier le Rapporteur Patrick Mignola et le Président de la commission des affaires culturelles, Bruno Studer . Le Ministre de la culture avait lui-même appuyé cette position, en évoquant, en séance publique, un travail de « coconstruction » avec l'Assemblée nationale.
L'Assemblée nationale a examiné la proposition de loi du Sénat lors de sa séance du 9 mai 2019 dans une niche du groupe Modem. Votre Rapporteur a été associé en amont à la rédaction des amendements adoptés à l'Assemblée nationale, ce qui a permis de s'assurer de la convergence de vue entre les deux chambres du Parlement .
Pour l'essentiel, l'Assemblée nationale a transposé fidèlement les dispositions de la directive. Deux points important évoqués au mois de janvier devant le Sénat méritent d'être précisés.
• La question centrale des « exceptions » au droit voisin , soit la définition des éléments qui resteraient autorisés au nom de la liberté de navigation en ligne.
Resteraient ainsi permise « l'utilisation de mots isolés ou de très courts extraits », soit les termes précis de la directive. Cela paraissait cependant insuffisant à votre Rapporteur pour s'assurer que les interprétations de « très courts extraits » ne soient pas abusives, conduisant à des contentieux compliqués. En séance publique, une heureuse précision a été apportée à l'initiative du groupe Socialiste, précision qui fait écho au considérant 58 et qui permet de bien circonscrire les exceptions en précisant que « cette efficacité est notamment affectée lorsque l'utilisation de très courts extraits se substitue à la publication de presse elle-même ou dispense le lecteur de s'y référer ».
• La durée des droits attachés.
En janvier, la position de la France dans la négociation européenne était de cinq ans, durée un peu « optimiste ». Finalement, la directive et sa transposition se sont arrêtées à deux ans .
Votre Rapporteur milite maintenant pour une adoption rapide de la proposition de loi , et surtout pour une application rapide. Les éditeurs doivent entamer sans tarder les discussions en vue de la constitution de la ou des sociétés de gestion collective des droits, prélude indispensable aux négociations à venir avec les grands acteurs de l'Internet.
Pour autant, il restait encore des améliorations à apporter au texte, ce qui explique les trois amendements adoptés par la commission à l'initiative de votre Rapporteur.
Ils ont fait l'objet de discussions âpres et complexes avec les parties prenantes . Il fallait en effet trouver un accord qui soit en mesure de rassembler le Sénat, l'Assemblée nationale, le Gouvernement et les parties prenantes du secteur de la presse. C'est un travail de diplomatie et de conviction que votre Rapporteur a donc mené avec la volonté d'aboutir .
Ces trois amendements ont cherché à résoudre les questions suivantes.
D'une part, les agences de presse ont eu le sentiment d'être exclus d'un texte initialement pensé par votre Rapporteur avec elles . La rédaction retenue (COM-7) permet d'inclure dans le champ du texte leurs productions photographiques ainsi que les vidéogrammes, et de préciser que toute utilisation, même partielle, de leurs publications ouvre droit à rémunération.
D'autre part, des éléments ont été introduits qui devront servir à orienter la rémunération due aux éditeurs et aux agences, afin notamment de tenir compte des investissements consentis et de la participation au débat démocratique . La rédaction adoptée (COM-5) par la commission respecte l'esprit et la lettre de la directive et permet à tous les types de presse de percevoir des droits voisins, comme la si importante presse du savoir et de la connaissance .
Enfin, il subsistait un oubli pour la rémunération des auteurs non-salariés au titre des droits voisins, oubli que votre Rapporteur a voulu combler (COM-6).
Plusieurs craintes ont été relayées par certains acteurs de l'Internet. Il n'est bien entendu pas question de créer une situation d'instabilité juridique propre à décourager certains, notamment les plus vertueux. Dès lors, s'il n'est pas envisageable, pour des raisons à la fois juridiques et d'acceptation par la profession, d'instaurer une gestion collective obligatoire ou bien de subordonner le bénéfice des droits voisins à des conditions, il est certain que les négociations à venir permettront précisément de régler ces derniers points.
Dès la loi adoptée définitivement, il faut que des négociations s'engagent enfin entre les éditeurs, les agences de presse et les services de communication au public en ligne.
A ce sujet, votre Rapporteur sera très attentif à ce que cette initiative du Sénat ne soit pas dénaturée par le comportement des uns ou des autres . Les négociations à venir seront complexes, mais le texte est solide, et si les éditeurs et les agences demeurent unis, ils seront en excellente position pour trouver un accord avantageux.