II. UN SYSTÈME À BOUT DE SOUFFLE

À l'exception de la réforme de la régulation par les lois de 2011 et 2015, les grands principes inscrits dans la loi Bichet continuent d'être appliqués pour l'essentiel . La chute des ventes de journaux a cependant révélé les faiblesses structurelles dont souffre le secteur, dont l'élément le plus frappant aujourd'hui est la situation de quasi faillite de Presstalis . Le système en place n'a pas plus permis d'améliorer la situation des vendeurs de presse , ce qui marque l'échec de l'autorégulation pensée par les lois de 2011 et 2015.

A. PRESSTALIS PROCHE DE LA FAILLITE

1. La crise de décembre 2017

Alors que Presstalis envisageait un bénéfice avant intérêt et impôt de 5,4 millions d'euros pour 2017, le résultat d'exploitation a finalement été déficitaire de 1,9 million d'euros , « découvert » par les commissaires aux comptes, ce qui avait amené le Conseil supérieur des messageries de presse (CSMP) à pointer le coût des plans sociaux. Les fonds propres de la messagerie étaient pour leur part de - 306 millions d'euros à fin 2016 , soit 241 millions d'euros de moins que le résultat déjà négatif de 2010 .

Les premiers éléments sur les comptes 2017 ont fait apparaitre un résultat d'exploitation déficitaire de 15 millions d'euros et un déficit de trésorerie de 37 millions d'euros . Dans l'urgence, le Conseil d'administration a demandé l'ouverture d'une procédure de conciliation auprès du tribunal de commerce, qui a nommé une administratrice judicaire au mois de décembre 2017.

À l'occasion de son assemblée du 20 décembre 2017, le CSMP a pris connaissance de l'avis de sa commission de suivi de la situation économique et financière des Messageries. Cette dernière indique alors que les derniers événements lui paraissent « alarmants, car ils montrent que les mesures prises au cours des cinq dernières années n'ont pas produit les résultats escomptés » .

2. Des mesures de dernière extrémité

Face à cette situation, la nouvelle Présidente directrice générale de Presstalis a pris des mesures d'urgence pour assurer la continuité du service. Elle a ainsi décidé de retenir le quart du chiffre d'affaires issu des ventes que Presstalis aurait dû verser aux éditeurs jusqu'à fin janvier 2018 . Qualifié de « mesure de protection de la liquidité », cela représente a minima un différé de paiement de 37 millions d'euros pour les éditeurs, dont certains se trouvaient déjà en situation difficile.

Cette décision a logiquement provoqué une vive inquiétude des éditeurs et de l'ensemble de l'écosystème de la presse. Ainsi, le Syndicat de l'Association des éditeurs de presse (SAEP) a rendu public un premier courrier à l'attention du ministre de l'économie et des finances le 8 janvier 2018, et un second pour le Premier ministre le 22 janvier, dénonçant cette situation et appelant à la création d'un fonds d'urgence de 100 millions d'euros pour la filière.

Face à cette situation, et comme cela avait été annoncé le 14 février 2018 devant la commission lors de l'audition 4 ( * ) de M. Jean-Pierre Roger et de Mme Elisabeth Flury-Herard, Présidente de ARDP, le CSMP a transmis à l'ARDP le 22 février 2018 trois décisions destinées à prévenir la cessation de paiement de Presstalis .

En application de l'article 18-13 de la loi du 2 avril 1947, telle que modifiée en 2011 et 2015, l'ARDP a délibéré afin d'examiner s'il convenait de rendre ces décisions exécutoires, y compris en les amendant.

Par sa décision unique du 2 mars 2018, l'ARPD a validé pour l'essentiel les décisions prises dans l'urgence du CSMP . Cette validation a permis la tenue de l'audition devant le tribunal de commerce le 6 mars 2018.

Prises ensemble, les trois décisions constituent un tournant qui marque la volonté de la profession de sauver, coûte que coûte, la messagerie .

En particulier, la décision 2018-2 instituant une contribution exceptionnelle des éditeurs pour le financement des mesures de redressement du système collectif de distribution de la presse a mis en place une contribution exceptionnelle pour les éditeurs clients des messageries destinés à reconstituer leurs fonds propres.

Cette contribution :

- est fixée à 2,25 % pour les éditeurs distribués par Presstalis et 1 % pour les éditeurs distribués par les MLP ;

- devrait durer 9 semestres pour MLP et 10 semestres pour Presstalis. Sur demande du Gouvernement, l'ARDP a décidé de différencier les délais en les allongeant pour Presstalis compte tenu de sa situation - ce qui laisse à penser que la situation réelle de la messagerie serait encore plus dégradée qu'évoqué jusqu'à présent ;

- sera due y compris si, durant la période, un éditeur décide de changer de messagerie ;

- pourra être remboursée aux éditeurs en cas de retour à « meilleure fortune » à l'issue du dernier exercice.

L'ARDP a estimé que ces mesures ne lui paraissaient pas « porter une atteinte grave à la situation économique des éditeurs [...] compte tenu des difficultés plus graves encore encourues en cas de défaillance de la principale messagerie ».

3. Des faiblesses structurelles et anciennes connues

Votre Rapporteur pour avis a cherché à comprendre les raisons profondes de cette crise, que l'on ne peut attribuer exclusivement à la baisse des ventes. Il rappelle ici les principales conclusions de son avis 5 ( * ) sur le projet de loi de finances pour 2019.

En 2010, Presstalis affichait des fonds propres négatifs à hauteur de 65 M€ , montant inquiétant qui avait justifié une aide massive de l'État et une modification de la loi « Bichet » en 2011, puis en 2015.

En 2017, ces mêmes fonds propres sont négatifs à hauteur de 358,8 M€ , soit un creusement de plus de 40 M€ par an . Les réponses apportées tant au niveau législatif qu'industriel se sont donc avérées des échecs . Presstalis bénéficie pourtant d'une aide de l'État, d'un montant de 18,8 M€ par an avant les mesures de sauvegarde décrites supra , et de la péréquation versée par les MLP d'un montant de 4,6 M€ pour compenser le surcoût de la distribution des quotidiens. Ces dotations ne sont cependant pas suffisantes pour lui permettre d'afficher un compte de résultat positif.

En réalité, Presstalis a mené depuis 2010 une politique faite de choix audacieux, qui n'ont pas produit les résultats escomptés et se sont finalement traduits par des échecs coûteux .

• Des pertes concentrées au niveau 2

L'essentiel des pertes provient du « niveau 2 », soit les dépositaires, dont la moitié est alors propriété de Presstalis.

Ce niveau concentre aujourd'hui les pertes d'exploitation de la société . Entre 2013 et 2016, le déficit d'exploitation de ces filiales de niveau 2 se creuse, passant de - 22,8 M€ à - 31,6 M€, signe que les réformes menées n'ont pas porté leur fruit.

À l'opposé, les dépôts indépendants affichent tous une rentabilité positive et ont pu mener des investissements qui les autorisent à diversifier leur activité en distribuant, pour certains, la presse quotidienne régionale.

La cause principale de ce décrochage réside dans une masse salariale très supérieure dans les dépôts « Presstalis » et une activité plus faible. De ce point de vue, la baisse des charges de personnel entre 2013 et 2016 (49 M€) ne couvre pas la baisse du chiffre d'affaires (66,2 M€) et ce en dépit du plan social qui a conduit à une division par deux des effectifs.

• Des barèmes qui ne semblent pas couvrir les coûts

Les barèmes adoptés par Presstalis, avec l'accord du CSMP, ont eu pour objectif de préserver, voire d'accroître ses parts de marché, dans un contexte de baisse généralisée du marché de la presse. Le chiffre d'affaires global diminue ainsi moins sur la période que la tendance. Le Président des MLP a pu indiquer devant votre commission de la culture le 23 mai dernier que Presstalis avait « récupéré » des clients pour un montant global de 115 M€ 6 ( * ) .

En dépit de cette « course aux volumes », la rentabilité est toujours négative, signe d'une structure de coût initialement mal évaluée, ou d'une politique commerciale trop agressive . Cette question n'est d'ailleurs pas nouvelle, et identifiée de longue date par le Sénat. En 2011, David Assouline, rapporteur de la commission de la culture, notait déjà que « la principale organisation syndicale du secteur de la distribution a indiqué à votre rapporteur que la logique tarifaire jusqu'ici mise en oeuvre par Presstalis consistait à fidéliser les clients les plus importants en leur appliquant des barèmes en deçà du prix de revient, complètement déconnectés de la péréquation des coûts ».

Presstalis subit parallèlement un « effet de ciseau », fruit du contrat passé avec les dépositaires : la messagerie les rémunère en fonction du montant des ventes réalisées dans la zone du mandat, mais facture ses prestations aux éditeurs en « unité d'oeuvre », soit en fonction de la quantité de journaux et publications distribués . La hausse des prix pratiquée par les éditeurs a ainsi augmenté ses charges sans faire évoluer sa rémunération.

Cette différence de comptabilisation représente un coût de 5,7 M€ en 2016 et de près de 8 M€ en 2017 . Il convient de noter que les MLP ne pratiquent pas ce système.

Point positif, les remises sur le barème offertes à certains éditeurs jusqu'à début 2017 ont depuis lors été supprimés .

• Le coût des plans sociaux

Le coût des plans sociaux, qui s'est élevé à 150 M€ entre 2012 et 2016, pèse constamment sur les comptes, même si Presstalis a été accompagné par l'État, qui en a pris une partie à sa charge, et a consenti des prêts dont l'échéance de remboursement est sans cesse repoussée.

• Des choix stratégiques hasardeux

L'ancienne direction a cherché à répondre à la crise rencontrée par Presstalis en 2010. Ses choix stratégiques se sont cependant avérés hasardeux , n'ont pas connu le succès espéré et contribuent lourdement à la situation présente. En particulier, la refonte des systèmes d'information a coûté 32 M€ et n'a pas été mise en place, la politique de diversification dans le numérique s'est avérée hasardeuse et la refonte de l'organisation logistique a conduit à une hausse des coûts.

L'ensemble des investissements conclus par un échec s'élève en première analyse à 58,8 M€, auquel il faudrait ajouter le coût du plan social de 100 M€ sur cinq ans, soit un total supérieur à 158 M€ « perdus » .

4. Une situation financière critique

La situation financière de Presstalis est très dégradée, avec un résultat net négatif de plus de 38,3 M€ en 2015 et 48,8 M€ en 2016. L'absence structurelle de trésorerie de Presstalis la contraint à recourir de manière de plus en plus affirmée à l'affacturage , solution coûteuse, et qui semble avoir trouvé ses limites avec un montant de créances concédées en constante progression, passant de 134 M€ en 2015 à 237 M€ en 2016, pour un coût de 7,3 M€ en 2017, 7,2 M€ en 2016, contre 2,3 M€ en 2015. A fin 2017, les lignes d'affacturage s'élèvent à 162,5m€ et l'encours de financement d'affacturage à 150,7M€.

De ce point de vue, la crise de décembre 2017 semble plus un problème de trésorerie qu'une dégradation brutale de l'activité , les facilités permises par l'affacturage et par la détention en permanence d'un flux de cash ayant manifestement atteint leurs limites.

5. Un plan de redressement à haut risque
a) Les soutiens des éditeurs et des pouvoirs publics

À la fin de l'année 2017, Presstalis a sollicité l'ouverture d'une procédure de conciliation . Conduite sous l'égide d'une conciliatrice désignée par le président du Tribunal de commerce, celle-ci a permis d'aboutir à la signature d'un protocole de conciliation entre Presstalis, ses coopératives (magazines et quotidiens) et l'Éta t, qui a été homologué par le Tribunal de commerce de Paris le 14 mars 2018.

Les éditeurs ont honoré la majorité de leurs engagements, actés par les trois décisions précitées du CSMP de février 2018.

Le protocole s'appuie sur un plan de redressement du groupe Presstalis , qui a été proposé par ses dirigeants et validé par son Conseil d'administration. Ce plan prévoit notamment une diminution des coûts de fonctionnement de Presstalis et une restructuration de son activité, en particulier une réorganisation des dépositaires régionaux gérés par Presstalis.

Presstalis est aujourd'hui le seul bénéficiaire de 27,9 M€ d'aide au titre de la distribution des quotidiens, dont 9 M€ en provenance du FSDP. Ce montant doit demeurer inchangé dans les années à venir.

La société bénéficie d'un prêt déblocable en plusieurs tranches du Fonds de développement économique et social (FDES) de 90 M€ et les éditeurs ont contribué à hauteur de 50 M€ .

Tous les éléments financiers, publics comme privés, ont donc été mobilisés pour permettre à la messagerie de poursuivre son activité.

b) Des incertitudes sur le chiffre d'affaires

Un plan social a été menée en 2018 et 2019, qui a conduit à se séparer de 230 à 240 personnels, pour un montant d'économies de 20 M€. Il convient de saluer la responsabilité des employés et des syndicats qui, face à l'ampleur des risques, ont maintenu leurs exigences dans une épure raisonnable .

11 dépôts ont été vendus à des indépendants sur les 17 que possédait la société. Le montant des économies, conformément au plan, s'élève donc à 60 M€ par an à compter de 2019 .

Si la réduction des coûts paraît bien engagée, des incertitudes demeurent sur la progression, voire le maintien du chiffre d'affaires . Dans un contexte de baisse des ventes au numéro , de méfiance généralisée des éditeurs , de lutte avec les Messageries lyonnaises de presse (MLP) et de contraintes imposées par les règles en vigueur , il est difficile de structurer un réel développement commercial, seul à même de garantir l'avenir de la société. La question posée par la « quasi chute » de l'opérateur dominant pose la question de l'avenir du développement de la presse. Doit-on encore croire en la presse « papier » ? Dans quels endroits faut-il la distribuer ? Comment améliorer la situation des diffuseurs de presse, qui demeurent les grands oubliés ?

En plus de ses difficultés de trésorerie, Presstalis va devoir faire face à des échéances importantes :

- à court terme , mener à bien le plan d'économies, en préservant un climat de paix sociale qui a singulièrement fait défaut jusqu'à présent ;

- à moyen terme , trouver les voies d'un développement commercial à même de freiner ou d'inverser la baisse continue des ventes et restaurer la confiance avec les marchands de presse ;

- à plus long terme , et tel est peut-être le principal défi, résoudre la question alarmante du « mur de dette » qui obère la capacité de projection de la société.


* 4 http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20180212/cult.html

* 5 Michel Laugier rapport pour avis « Médias, livre et industries culturelles : Presse » sur le projet de loi de finances pour 2019 https://www.senat.fr/rap/a18-151-42/a18-151-42.html

* 6 http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20180521/cult.html#toc2

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