EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
Après l'échec des commissions mixtes paritaires qui se sont réunies le 26 septembre 2018, le Sénat est appelé à examiner en nouvelle lecture la proposition de loi n° 30 (2018-2019) et la proposition de loi organique n° 29 (2018-2019) relatives à la lutte contre la manipulation de l'information , adoptées par l'Assemblée nationale en nouvelle lecture le 9 octobre 2018.
Votre commission des lois est saisie au fond de la proposition de loi organique n° 29 (2018-2019) et s'est saisie pour avis de la proposition de loi n° 30 (2018-2019), qu'il s'agisse de son titre I er , relatif aux dispositions modifiant le code électoral, et de son titre IV, relatif à l'application outre-mer, pour l'examen desquels elle a reçu une délégation au fond de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, mais également de son titre II bis , qui relève de sa compétence en matière de libertés publiques (encadrement et protection de la liberté d'expression sur Internet) et de droits civil et pénal (responsabilités civile et pénale des intermédiaires techniques).
Déposées par notre collègue député Richard Ferrand et les membres du groupe La République en Marche et apparentés, respectivement les 16 et 21 mars 2018, soumises à l'avis du Conseil d'État au mois d'avril, sensiblement réécrites par l'Assemblée nationale en première lecture, d'abord en commission au mois de mai puis en séance publique le 3 juillet dernier, ces deux propositions de loi ont pour objet de traduire la volonté du Président de la République, exprimée lors de ses voeux à la presse le 3 janvier 2018 2 ( * ) , de « faire évoluer notre dispositif juridique pour protéger la vie démocratique de ces fausses nouvelles ».
En nouvelle lecture, l'Assemblée nationale a rétabli, pour l'essentiel, ses textes de première lecture.
Le titre I er de la proposition de loi s'articule autour de l' article 1 er qui tend à créer, sous peine de sanctions pénales, plusieurs nouvelles obligations 3 ( * ) pour les opérateurs de plateforme en ligne, et qui organise une nouvelle procédure ad hoc de référé 4 ( * ) visant à faire cesser, en période électorale, la diffusion « des allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d'un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir » lorsque celles-ci sont diffusées sur Internet « de manière délibérée, artificielle ou automatisée et massive par le biais d'un service de communication au public en ligne ».
Saisi à la demande du ministère public, du candidat, de tout parti ou groupement politique ou de toute personne ayant intérêt à agir, le juge des référés devrait se prononcer dans un délai de 48 heures à compter de la saisine. Toutes mesures utiles , « proportionnées et nécessaires » pour faire cesser la diffusion, pourraient être ordonnées : une mesure de déréférencement, une mesure de retrait, voire une mesure de blocage du contenu...
Ce référé ne pourrait s'exercer que pendant une période de trois mois précédant le premier jour du mois des élections et jusqu'à la date du tour du scrutin. L'article 1 er de la proposition de loi tend également à prévoir la compétence exclusive d'un tribunal de grande instance déterminé par voie réglementaire - vraisemblablement le tribunal de grande instance de Paris.
Les articles 2, 3 et 3 bis visent à permettre l'application des dispositions de l'article 1 er de la proposition de loi n° 30 (2018-2019) aux élections sénatoriales et européennes ainsi qu'aux référendums. L'application à l'élection présidentielle est quant à elle prévue par les deux articles de la proposition de loi organique .
En première lecture , le Sénat avait rejeté ces deux textes, par l'adoption à une très large majorité de deux questions préalables 5 ( * ) , en raison du caractère inabouti, inefficace et potentiellement dangereux de la procédure de référé visant à lutter contre les fausses informations.
En nouvelle lecture , à l'initiative notamment de sa rapporteure de la commission des lois, notre collègue députée Naïma Moutchou, l'Assemblée nationale a adopté plusieurs amendements, notamment afin de :
- « donner une portée plus opérationnelle » à la définition des fausses informations pouvant faire l'objet d'une procédure de référé ; celle-ci serait possible lorsque des allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d'un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir sont diffusées de manière délibérée, artificielle ou automatisée et massive par le biais d'un service de communication au public en ligne ;
- créer une voie d'appel propre à ce référé ad hoc , par laquelle la cour d'appel se prononcerait dans un délai de 48 heures à compter de la saisine.
Votre rapporteur déplore vivement que l'Assemblée nationale n'ait pas entendu le signal d'alerte lancé par le Sénat quant aux risques que font courir ces propositions de loi sur la liberté d'expression et la liberté de communication.
Puisque les modifications apportées par l'Assemblée nationale en nouvelle lecture ne répondent pas aux objections fortes formulées en première lecture, votre commission a considéré qu'il n'y avait pas lieu de délibérer sur la proposition de loi n° 30 (2018-2019) et la proposition de loi organique n° 29 (2018-2019) relatives à la lutte contre la manipulation de l'information.
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À titre liminaire, votre rapporteur tient à rappeler que l'adoption par le Sénat de questions préalables à l'encontre de ces propositions de loi ne traduit pas une négation des difficultés posées par la diffusion massive de « fake news », ou « infox 6 ( * ) », aux fins d'influencer des scrutins : ces phénomènes de « triche » électorale doivent incontestablement être combattus.
Néanmoins, la question de la diffusion d'informations mensongères, biaisées, aux fins d'affaiblir un parti politique ou de nuire à la réputation d'une personnalité n'est pas une question nouvelle dans notre société : en 1921, Marc Bloch dénonçait déjà ces faux récits 7 ( * ) qui « ont soulevé les foules. Les fausses nouvelles, dans toute la multiplicité de leurs formes, - simples racontars, impostures, légendes, - ont rempli la vie de l'humanité. »
Sans doute le développement des plateformes numériques a-t-il donné une plus grande ampleur aux phénomènes de manipulation de l'information, notamment grâce à la diffusion d'informations en continu à faible coût, sans frontière, et à la possibilité de cibler particulièrement des publics, dans un contexte de surcharge d'informations. Néanmoins, selon une étude menée conjointement par le CNRS et l'EHESS entre juin 2016 et mai 2017 8 ( * ) , seulement 0,081 % de 60 millions de tweets analysés comportait « un lien référencé comme une fausse information ».
Que les pratiques de matching des algorithmes des plateformes en ligne, qui visent à proposer aux internautes des contenus susceptibles de les intéresser, enferment ces derniers au sein de « bulles de filtrage » qui amplifient leurs biais sociologiques et cognitifs, votre rapporteur ne l'ignore pas.
Qu'il existe une véritable économie de la désinformation, notamment sur Internet, reposant sur des faux comptes semi-automatisés ( bots ), des usines à « trolls 9 ( * ) » ou des fermes à clics ( clickfarm ), votre rapporteur ne le conteste pas.
Que ces désinformations numériques puissent avoir des effets réels dommageables, et même majeurs, votre rapporteur le reconnaît volontiers.
Néanmoins, le danger créé par les « fake news » ne doit être ni minoré ni surestimé, d'autant qu'il ne peut être que difficilement évalué. En effet, comment évaluer l'efficacité de méthodes de manipulations de l'information sur des individus ? Comment évaluer la résilience d'une société aux tentatives de déstabilisation ?
Le rapport récent « Les manipulations de l'information : un défi pour nos démocraties » 10 ( * ) du centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères et de l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire soulignait ainsi que si on peut supposer des effets directs de déstabilisation ou de confusion des opinions, « mesurer l'efficacité des manipulations de l'information est quasi impossible, car le lien entre un message diffusé et un comportement implique trop de facteurs ».
Avant de légiférer en portant atteinte à la liberté d'expression et de communication, il convient de s'interroger sur les causes profondes du malaise exploité par les phénomènes de manipulation de l'information. Pourquoi le « complotisme » séduit-il ? Pourquoi une telle polarisation des opinions publiques ? Pourquoi une telle défiance envers les élites politiques ou intellectuelles ? Il n'est pas certain qu'une nouvelle procédure répressive, réclamée par le Président de la République et le Gouvernement, soit la réponse la plus efficace à ces mouvements qui tentent de décrédibiliser la parole publique.
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Votre commission des lois invite le Sénat à rejeter, une nouvelle fois, ces propositions de loi en raison, tout d'abord, des faiblesses inhérentes à des textes élaborés dans l'urgence , sans évaluation préalable sur les réelles lacunes ou défaillances de notre législation et de notre réglementation actuelles .
Or, durant la campagne pour l'élection présidentielle de 2017, à la suite de la publication des « Macron Leaks », la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale en vue de l'élection présidentielle (CNCCEP) avait demandé aux organes de presse, dans un communiqué de presse daté du 5 mai 2017, de « ne pas rendre compte du contenu de ces données, en rappelant que la diffusion de fausses informations est susceptible de tomber sous le coup de la loi, notamment pénale », puis rappelé, le 6 mai 2017, que « la diffusion ou la rediffusion de telles données, obtenues frauduleusement, et auxquelles ont pu, selon toute vraisemblance, être mêlées de fausses informations, est susceptible de recevoir une qualification pénale à plusieurs titres et d'engager la responsabilité pénale de ses auteurs ».
En effet, la publication de fausses nouvelles ayant eu pour effet de fausser un scrutin électoral est réprimée, par l'article L. 97 du code électoral, d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende.
Les dispositions actuelles de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de presse , pivot de la lutte contre les abus de la liberté d'expression depuis plus de 130 ans, permettent également de réprimer des propos sciemment erronés, diffamatoires, injurieux ou provocants .
Ainsi, l'article 27 de la loi du 29 juillet 1881 réprime « la publication, la diffusion ou la reproduction » de « nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique, ou aura été susceptible de la troubler ».
L' action en diffamation (article 29 de la loi du 29 juillet 1881) peut également être particulièrement efficace pour lutter contre les fausses informations portant atteinte à l'honneur et à la considération d'une personne, d'autant qu'en matière de diffamation, il existe une présomption de mauvaise foi obligeant le prévenu à prouver soit sa bonne foi, soit la véracité de ses allégations ( exceptio veritatis ). Le champ d'application de ce délit est particulièrement vaste : ainsi, l'allégation selon laquelle une personnalité politique détiendrait un compte illégal offshore est susceptible d'être qualifiée de diffamatoire.
Si l'action en diffamation est la plus efficace, l' action en référé sur le fondement de l'article 9 du code civil est également toujours possible en cas d'informations falsifiées ou même biaisées portant sur la vie privée d'une personne physique.
Enfin, la publication d'un photomontage ou d'un montage sonore réalisé sans le consentement de l'intéressé et ne précisant pas qu'il s'agit d'un montage, est réprimée par l'article 226-8 du code pénal d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende.
Ces différentes incriminations peuvent être mobilisées par des procédures judiciaires rapides, notamment le référé de droit commun ou la possibilité pour une juridiction de statuer dans un délai de 24 heures, lorsque des faits d'injure ou de diffamation envers un candidat à une fonction élective sont commis en période électorale.
De même, l'article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN) dispose que l'autorité judiciaire peut prescrire en référé ou sur requête, aux fournisseurs d'accès et aux hébergeurs de services de communication au public en ligne, « toutes mesures propres à prévenir un dommage imminent ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d'un service de communication au public en ligne ».
Plutôt que d'adapter ces dispositions, plutôt que d'en renforcer l'effectivité, le Gouvernement et l'Assemblée nationale ont fait le choix de la création ex nihilo d'un dispositif bancal, intégralement réécrit en première lecture en commission des lois, puis en séance, et à nouveau modifié en nouvelle lecture , ce qui témoigne de ses imperfections structurelles.
À l'Assemblée nationale, en première lecture, une première définition de la fausse information a été adoptée, en commission, puis en séance, à l'initiative de sa rapporteure Naïma Moutchou. Restreint, en commission, aux cas de « mauvaise foi », le recours à la nouvelle voie de référé a été rendue applicable , à l'initiative du Gouvernement aux fausses informations diffusées « de manière délibérée » .
En nouvelle lecture , l'Assemblée nationale a, à nouveau, adopté sept amendements en commission sur le titre I er d'un texte non modifié par le Sénat , puis deux amendements en séance publique , à l'initiative de la rapporteure de la commission des lois et du Gouvernement, afin de circonscrire l'application de la procédure de référé à la diffusion « des allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d'un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir », mais également afin de prévoir une voie d'appel rapide à l'encontre de l'ordonnance de référé, appel devant être jugé dans un délai de 48 heures à compter de la saisine.
Alors que la rapporteure souhaitait encadrer la possibilité de faire appel dans un délai de 24 heures à compter de la notification de la première décision, le Gouvernement a souhaité conserver le délai de droit commun de quinze jours, tout en indiquant se réserver la capacité de modifier, au besoin, ce délai d'appel par décret 11 ( * ) . Après débats, l'Assemblée nationale a finalement suivi la position du Gouvernement.
De tels atermoiements témoignent de la précipitation et de l' impréparation qui ont présidé à l'élaboration de ces textes.
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En second lieu, votre rapporteur considère, comme en première lecture, que le dispositif proposé manque sa cible .
Contre les vraies entreprises de manipulation de l'information, menées depuis l'étranger aux fins d'ingérence, le dispositif proposé apparaît inefficace . Une procédure judiciaire en référé n'aura qu'une efficacité incertaine face à des contenus dont la vitesse de propagation est fulgurante. Le Conseil d'État relevait ainsi que « la réponse du juge des référés, aussi rapide soit-elle, risque d'intervenir trop tard, eu égard à la vitesse de propagation des fausses informations, voire à contretemps, alors même que l'empreinte de ces informations s'estompe dans le débat public ».
Comme en première lecture, votre rapporteur considère la création d'une nouvelle voie judiciaire, en référé, comme une erreur stratégique pour lutter contre la diffusion d'une information : l'expérience démontre qu'une action judiciaire, publique, a souvent pour effet de contribuer à la notoriété des informations contestées.
En principe, la procédure retenue, en référé, ne semble d'ailleurs pouvoir s'appliquer qu'aux allégations « manifestement fausses ». Le juge des référés est en effet le juge de l'évidence, de l'illégalité manifeste : en 48 heures, il ne peut, en principe, statuer que sur les mensonges évidents ou manifestes. Mais peut-on encore considérer qu'il y a tromperie des électeurs en cas d'allégation manifestement erronée ou outrancière ?
Les vraies manipulations de l'information sont délibérées, mais surtout clandestines : elles ne sont évidentes ni pour le public ni pour les victimes de ces manipulations. Elles ne peuvent donc être appréhendées par un dispositif judiciaire exigeant de rapporter la preuve contraire et a priori des allégations proférées.
Votre rapporteur continue de ne pas comprendre le choix du Gouvernement de soutenir un dispositif national, et non européen, alors même que les fausses informations sont diffusées, par définition, à une très grande échelle : ce choix d'un dispositif franco-français est un choix d'inefficacité contre les vraies manipulations de l'information menées par des acteurs étrangers, qui resteraient à l'abri de ces dispositions.
Il est regrettable que pour un dispositif inefficace contre les vraies menaces, l'Assemblée nationale soit prête à remettre en cause la jurisprudence française qui accorde une large place à la liberté d'expression en matière politique , et notamment en période électorale où le contexte favorise les polémiques 12 ( * ) .
Enfin, malgré quelques modifications adoptées en nouvelle lecture, les exigences de transparence souffrent des mêmes déséquilibres qu'en première lecture.
En posant des obligations de transparence concernant tout « contenu d'information se rattachant à un débat d'intérêt général », la proposition de loi est susceptible de viser un nombre important de contenus sans aucun lien avec les fausses informations , les informations biaisées aux fins d'altérer la sincérité d'un scrutin, une élection, la politique en général ou encore même sans aucun lien avec des faits d'actualités . L'imprécision de la notion est susceptible de rendre applicables les dispositions à toutes les publicités concernant des acteurs économiques publics ou des entreprises fondant leur publicité commerciale sur un « contenu d'information ». Qui trop embrasse mal étreint : l'efficacité de ces obligations de transparence ne dépendait-elle pas d'un champ d'application limité afin de concentrer l'attention de l'électeur sur les contenus réellement problématiques ? Si l'électeur est submergé d'informations, quel contrôle exerce-t-il véritablement ?
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Enfin, votre rapporteur souhaite insister à nouveau sur les dangers d'atteinte à la liberté d'expression que recèle le titre I er de la proposition de loi n° 30 (2018-2019).
Ce texte, inutile pour lutter efficacement contre les vraies menaces, pourrait être instrumentalisé au détriment de la liberté d'expression.
Si la préservation de la sincérité des scrutins est essentielle, peut-on pour autant, en démocratie, admettre l'interdiction ou, plus probablement, le déréférencement d'un mensonge qui ne cause aucun trouble à l'ordre public ni aucun dommage avéré ? Faut-il interdire, en raison des intentions malveillantes de certains, le droit d'imaginer, d'alléguer ou de supposer en période électorale ?
Alors que la rapporteure de la commission des lois de l'Assemblée nationale soutient que cette procédure de référé s'appliquera aux seules « fausses informations » faisant « l'objet d'une manipulation, qui sont diffusées artificiellement dans l'intention de déstabiliser un scrutin », tel n'est manifestement pas le cas.
En permettant d'appliquer cette procédure de référé à toute allégation inexacte ou trompeuse d'un fait « de nature à altérer la sincérité d'un scrutin à venir » , l'Assemblée nationale n'a pas restreint l'application de ce référé aux allégations, diffusées de manière délibérée dans l'intention d'altérer la sincérité d'un scrutin à venir : aucune intention malveillante n'est exigée dans la définition retenue par l'Assemblée nationale. La seule condition d'une diffusion « délibérée, artificielle ou automatisée » des allégations ne suffit pas à restreindre l'application de cette procédure aux actes de mauvaise foi dès lors qu'un contenu « de nature à altérer la sincérité d'un scrutin » peut être diffusé délibérément et repris « de manière virale » sur Internet, sans aucune motivation d'altérer un scrutin.
Votre rapporteur continue ainsi de s'inquiéter de l'absence de protection de la satire ou de la parodie, qui peuvent être par nature trompeuses sans pour autant démontrer une quelconque intention de nuire.
L'absence de définition réellement circonscrite des « fausses informations » est également problématique . Rappelons que le groupe d'experts de la Commission européenne sur les fake news 13 ( * ) , tout en invitant à privilégier l'autorégulation plutôt que la répression, a retenu une définition plus pertinente, par ailleurs reprise par plusieurs publications nationales 14 ( * ) : les « informations dont on peut vérifier qu'elles sont fausses ou trompeuses, qui sont créées, présentées et diffusées dans un but lucratif ou dans l'intention délibérée de tromper le public et qui sont susceptibles de causer un préjudice public ».
Par ailleurs, l'actualité le démontre : l'usage du terme « fake news » est trop vague, galvaudé et instrumentalisé régulièrement comme stratégie politique pour décrédibiliser le camp adverse ou simplement pour signifier une opinion d'opposition.
Votre rapporteur regrette l'absurdité procédurale que prévoit le texte adopté par l'Assemblée nationale qui permet à toute personne ayant un intérêt à agir d'instrumentaliser ce référé ad hoc à des fins dilatoires : aucun mécanisme n'est prévu par la proposition de loi pour éviter ces instrumentalisations.
De plus, si l'autorité judiciaire est incontestablement la gardienne des libertés individuelles, et notamment de la liberté d'expression, aucun juge n'est infaillible, a fortiori lorsque la loi l'oblige à statuer en 48 heures. Surtout, comment le juge des référés pourrait-il, en 48 heures, établir a priori l'altération d'un scrutin qui n'a pas eu lieu ? Une telle législation risque d'engendrer des décisions contestables, au risque d'ailleurs de jurisprudences contraires entre le juge judiciaire et le juge de l'élection, et donc un affaiblissement de notre justice.
La sincérité des scrutins risquerait elle aussi d'être affaiblie en cas de décision d'appel, contredisant le juge des référés de première instance, notifiée après le scrutin. Le juge de l'élection serait-il tenu par cette décision ? Quelle légitimité pour les gagnants d'une élection ?
Outre le risque d'affaiblir la liberté de communication, ces dispositions présentent bien un danger démocratique.
Dans quelle mesure ces dispositions sont-elles compatibles avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qui rappelle que l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales n'empêche pas « la discussion ou la diffusion d'informations reçues, même en présence d'éléments donnant fortement à croire que les informations en questions pourraient être fausses 15 ( * ) » ?
La jurisprudence constitutionnelle affirme que la liberté d'expression est une liberté fondamentale « d'autant plus précieuse que son exercice est l'une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et de la souveraineté nationale 16 ( * ) ». Dès lors, la loi ne peut en réglementer l'exercice « qu'en vue de le rendre plus effectif ou de le concilier avec celui d'autres règles ou principes de valeur constitutionnelle ». Les atteintes doivent être « nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi » 17 ( * ) . Le Conseil constitutionnel ajoute que « la liberté d'expression revêt une importance particulière dans le débat politique et dans les campagnes électorales 18 ( * ) ».
Au regard des libertés en jeu, votre rapporteur recommande de privilégier l'éducation aux médias, l'appel à la vigilance de chacun face aux contenus diffusés sur Internet plutôt qu'une disposition législative, « bricolée » sans grande assurance par l'Assemblée nationale et le Gouvernement et susceptible de nuire à la diffusion de contenus légitimes. Tant la Commission européenne que le Conseil de l'Europe 19 ( * ) invitent à une action politique concertée concernant les plateformes, notamment dans la régulation des publicités, mais mettent en garde contre les risques de censure illégitime de contenus.
Votre rapporteur invite enfin l'Assemblée nationale à s'inspirer du discours préliminaire sur le projet de code civil de Jean-Etienne-Marie Portalis : « qu'il faut être sobre de nouveautés en matière de législation, parce que s'il est possible, dans une institution nouvelle, de calculer les avantages que la théorie nous offre, il ne l'est pas de connaître tous les inconvénients que la pratique seule peut découvrir ; qu'il faut laisser le bien, si on est en doute du mieux ; qu'en corrigeant un abus, il faut encore voir les dangers de la correction même. »
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En conséquence, au vu des graves risques d'atteintes disproportionnées à la liberté d'expression en période électorale que présentent les textes adoptés par l'Assemblée nationale en nouvelle lecture, votre commission, à l'initiative de son rapporteur, a décidé de proposer à la commission de la culture de ne pas adopter les articles de la proposition de loi n° 30 (2018-2019), adoptée par l'Assemblée nationale en nouvelle lecture, relative à la lutte contre la manipulation de l'information pour l'examen desquels elle a reçu une délégation.
Elle a également décidé de soumettre au Sénat une motion tendant à opposer la question préalable à la proposition de loi organique n° 29 (2018-2019), adoptée par l'Assemblée nationale en nouvelle lecture, relative à la lutte contre la manipulation de l'information .
En conséquence, elle n'a pas adopté de texte. En application du premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion portera en séance sur le texte de la proposition de loi organique adoptée par l'Assemblée nationale.
* 2 Le discours est consultable à cette adresse : http://www.elysee.fr/declarations/article/discours-du-president-de-la-republique-emmanuel-macron-a-l-occasion-des-v-ux-a-la-presse/
* 3 L'article 1 er de la proposition de loi transmise au Sénat en nouvelle lecture vise à prévoir, pour les opérateurs de plateforme en ligne dépassant un certain seuil d'activité, plusieurs obligations de transparence, sous peine de sanctions pénales prévues par un nouvel article L. 112 du code électoral (un an d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende).
Concernant la promotion de « contenus d'information se rattachant à un débat d'intérêt général », les opérateurs de plateforme en ligne devraient :
- fournir à l'utilisateur une information « loyale, claire et transparente sur l'identité de la personne physique ou sur la raison sociale, le siège social et l'objet social de la personne morale et de celle pour le compte de laquelle, le cas échéant, elle a déclaré agir, qui verse à la plateforme des rémunérations en contrepartie de la promotion de contenus d'information se rattachant à un débat d'intérêt général » (1° du nouvel article L. 163-1 du code électoral) ;
- fournir à l'utilisateur une information « loyale, claire et transparente » sur l'utilisation de ses données personnelles dans ce cadre (1° bis du nouvel article L. 163-1 du code électoral) ;
- rendre public le montant des rémunérations reçues en contrepartie de la promotion de tels contenus d'information lorsque leur montant dépasse un seuil déterminé par voie réglementaire (2° du nouvel article L. 163-1 du code électoral).
* 4 Ce référé s'inspire grandement du référé créé par la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN).
* 5 La motion tendant à opposer la question préalable à la proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information a été adoptée par 288 voix pour et 31 voix contre. La motion tendant à opposer la question préalable à la proposition de loi organique relative à la lutte contre la manipulation de l'information a été adoptée par 287 voix pour et 31 voix contre.
* 6 Au Journal officiel du 4 octobre 2018, la commission d'enrichissement de la langue française recommande l'emploi, au lieu de « fake news » , du terme « infox » ou « information fallacieuse ».
* 7 Marc Bloch, « Réflexions d'un historien sur les fausses nouvelles de la guerre », Revue de synthèse historique, n° 33, 1921, p. 13-35.
* 8 Noé Gaumont, Maziyar Panahi, David Chavalarias, 2018. Reconstruction of the socio-semantic dynamics of political activist Twitter networks--Method and application to the 2017 French presidential election. PLOS ONE 13, e0201879. Le rapport est consultable à l'adresse suivante : https://doi.org/10.1371/journal.pone.0201879
* 9 Le vocable « troll » désigne un individu réel qui inonde certains sites, certaines pages de réseaux sociaux de commentaires plus ou moins hostiles.
* 10 J.-B. Jeangène Vilmer, A. Escorcia, M. Guillaume, J. Herrera, Les Manipulations de l'information : un défi pour nos démocraties , rapport du Centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères et de l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM) du ministère des Armées, Paris, août 2018.
* 11 La procédure civile relève du domaine réglementaire.
* 12 Pour de plus amples développements, votre rapporteur renvoie au rapport n° 668 (2017-2018).
* 13 A multi-dimensional approach to disinformation, Report of the independent High-Level Group on fake news and online disinformation mars 2018.
* 14 Government of Ireland, First Report of the Interdepartmental Group on Security of Ireland's Electoral Process and Disinformation , prepared by the Department of the Taoiseach, juin 2018 et Alexandre Alaphilippe et al., Rapport du Groupe d'experts belge sur les fausses informations et la désinformation, juillet 2018.
* 15 CEDH, 2 e section, 6 septembre 2005, Sarov c/ Ukraine, n° 65518/01.
* 16 Conseil constitutionnel, décision n° 84-181 DC du 11 octobre 1984, considérant n° 37
* 17 Conseil constitutionnel, décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009, considérant n° 15.
* 18 Conseil constitutionnel, décision n° 2017-752 DC du 8 septembre 2017, considérants n os 4 à 14.
* 19 Council of Europe report DGI (2017) 09. Dr Claire Wardle et Hossein Derakhshan , Information disorder : toward an interdisciplinary framework for research and policy making , 27 septembre 2017