V. LA SANTÉ DES SALARIÉS : UNE PRIORITÉ DU GOUVERNEMENT ?
A. LA CASSE DE LA MÉDECINE DU TRAVAIL
Le titre V de la loi « Travail » entend « moderniser » la médecine du travail dans le prolongement de la loi « Rebsamen » du 17 août 2015 70 ( * ) . Cette réforme se traduit principalement, à l'article 102 de la loi, par la remise en cause de l'universalité de la visite d'aptitude à l'embauche. A compter du 1 er janvier prochain, les salariés ne bénéficieront plus que d'une simple visite d'information et de prévention, effectuée après l'embauche par tout professionnel de santé membre de l'équipe pluridisciplinaire de santé au travail et non plus systématiquement par le médecin du travail.
Seuls les salariés occupant un poste dit « à risque » bénéficieront d'une surveillance qualifiée de « renforcée », comportant notamment un examen médical à l'embauche. Le principe de la réalisation de visites périodiques tous les vingt-quatre mois est lui aussi supprimé ; il est prévu en lieu et place que le médecin détermine lui-même les modalités de suivi du travailleur, en fonction de son âge, de son état de santé et de ses conditions de travail.
La loi « Travail » modifie également les règles relatives au constat de l'inaptitude et à ses conséquences. Elle multiplie les situations dans lesquelles une rupture du contrat de travail est possible , en y incluant les cas dans lesquels l'avis du médecin du travail constaterait que l'état de santé du salarié est incompatible avec tout reclassement dans l'entreprise. Cette possibilité est également étendue aux salariés en CDD. Pour déclarer l'inaptitude, une seule visite de reprise sera désormais nécessaire, au lieu de deux visites espacées de deux semaines aujourd'hui.
Pour votre rapporteur, l'ensemble de ces dispositions constituent une profonde mise en danger de la santé au travail . Le choix assumé par le Gouvernement consiste à réduire le nombre de visites médicales pour l'adapter à la diminution continue des effectifs de médecins, autrement dit à signer l'arrêt de mort prochain de la médecine du travail. Faut-il rappeler que le nombre de médecins du travail sera ramené de 5 600 aujourd'hui à environ 2 500 d'ici une quinzaine d'années ? Loin de répondre au coeur du problème, qui aurait nécessité de s'interroger sur les moyens de rendre plus attractive la médecine du travail et surtout d'améliorer les conditions de formation des futurs médecins, la réforme proposée revient à accepter ce que l'on peut aujourd'hui considérer comme une pénurie organisée de médecins du travail .
Votre rapporteur estime indispensable de faciliter l'accès à la médecine du travail tant pour les internes en médecine, auxquels il faut permettre de réaliser leurs stages sur le terrain dans un service de santé au travail, que pour les médecins exerçant dans une autre spécialité mais souhaitant se reconvertir. Pour pouvoir exercer comme médecins du travail, ceux-ci doivent en effet aujourd'hui justifier d'une expérience de cinq ans dans leur spécialité d'origine avant de suivre une formation de quatre ans comme collaborateur médecin, soit s'engager dans un parcours du combattant pendant neuf ans.
La suppression de la visite d'embauche pour tous les travailleurs et l'espacement des visites périodiques constituent un recul social sans précédent . On pouvait pourtant espérer, à la suite du troisième Plan santé au travail (PST 3), que la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles serait érigée en véritable priorité.
Conformément à
l'obligation de
sécurité de résultat
à laquelle sont
soumis les employeurs, tous les salariés doivent pouvoir
bénéficier d'une vigilance continue pour préserver leur
santé physique et psychique.
Or la réforme
proposée par le Gouvernement aurait pour conséquence
d'éloigner les salariés de la médecine du travail tout en
entérinant un système de suivi médical à plusieurs
vitesses dès lors que la périodicité des visites
dépendrait de la décision individuelle de chaque
médecin
.
Les dispositions réglementaires envisagées par le Gouvernement pour mettre en application cette réforme confirment malheureusement ces craintes. Le projet de décret présenté aux partenaires sociaux le 19 novembre dernier porte en effet à cinq ans le délai maximal qui doit s'écouler entre deux visites médicales périodiques postérieurement à la visite initiale d'information et de prévention. Ce délai maximal pourra être largement dépassé puisque les dispositions réglementaires envisagées précisent notamment que lorsque le travailleur a bénéficié d'une visite d'information et de prévention dans les cinq ans précédant son embauche, l'organisation d'une nouvelle visite n'est pas requise dès lors que « le travailleur est appelé à occuper un emploi identique présentant des risques d'exposition équivalent ».
Pour les salariés qui feront l'objet d'un suivi individuel renforcé (notamment ceux exposés à l'amiante, au plomb, aux agents cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction, aux agents biologiques des groupes 3 et 4, aux rayonnements ionisants ou encore au risque hyperbare), le délai entre deux examens d'aptitude est au maximum de quatre ans . Ce délai est fixé à trois ans pour les travailleurs mineurs, les travailleurs de nuit ou les travailleurs handicapés.
Par ailleurs, la loi « Travail » modifie la procédure de recours contre les avis d'aptitude, qui relèvera désormais des prud'hommes , l'inspection du travail se trouvant dessaisie. Le juge prud'homal est maintenant chargé de désigner un médecin-expert dont la décision se substituera à celle du médecin du travail. Compte tenu de l'engorgement des juridictions prud'homales, cette réforme est préjudiciable aux salariés, d'autant plus que le coût des expertises médicales sera intégralement à leurs frais en cas de contestation de leur part .
Votre rapporteur ne peut qu'exprimer sa plus vive préoccupation face aux mesures ainsi envisagées par le Gouvernement, en particulier pour les travailleurs de nuit dont on sait qu'ils doivent pouvoir bénéficier d'un suivi médical étroit dès lors que leur état de santé demeure particulièrement précaire. En adaptant l'homme au travail, la voie privilégiée par le Gouvernement conduira, ni plus ni moins, à une sélection médicale de la main-d'oeuvre, très loin de la volonté de développer la prévention en matière de santé au travail.
* 70 Loi n° 2015-994 du 17 août 2015 précitée.