IV. LA POSITION DE VOTRE COMMISSION

La mise en oeuvre de l'état d'urgence pose des questions qui sont loin d'être anodines en termes de respect des droits et libertés que la Constitution garantit. Quel que soit l'ampleur des périls et la gravité des menaces qui mettent en danger la vie de nos concitoyens, la Constitution demeure le socle de notre pacte social et les mesures exceptionnelles mises en oeuvre dans de telles circonstances, certes guidées par le souci de le défendre, ne sauraient, sauf à sacrifier nos valeurs les plus essentielles, contrevenir gravement à nos principes constitutionnels. S'impose à cet égard la nécessité pour le pouvoir exécutif de mettre tout en oeuvre pour revenir, dans les meilleurs délais, à une légalité ordinaire.

Certes, il apparaît que le Conseil d'État a explicitement déclaré 29 ( * ) l'état d'urgence conforme aux stipulations de l'article 15 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

L'article 15 de la convention européenne

En application de l'article 15, les parties à la convention peuvent prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par cette dernière en cas de guerre ou en cas d'autre danger public menaçant la vie de la nation, « dans la stricte mesure où la situation l'exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international ». Tout pays exerçant ce droit de dérogation doit tenir « le Secrétaire général du Conseil de l'Europe pleinement informé des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées ». Il doit également informer le secrétaire général de la date à laquelle ces mesures ont cessé d'être en vigueur et les dispositions de la convention reçoivent de nouveau pleine application. La France a ainsi formulé, lors de la ratification de la Convention par la loi du 31 décembre 1973 30 ( * ) , une réserve sur le premier alinéa de l'article 15 en assimilant les législations d'urgence existant en droit français (article 16 de la Constitution, état de siège et état d'urgence) aux cas visés par cet article. Le Conseil d'État, saisi de recours sur les décrets de novembre 2005 tendant à la mise en oeuvre de l'état d'urgence, avait du reste constaté que les formalités d'information auprès du secrétaire général du Conseil de l'Europe avaient été respectées.

C'est toutefois au regard du cadre constitutionnel que les interrogations les plus sérieuses sont susceptibles de se poser.

A. LA QUESTION DE LA CONFORMITÉ DE L'ÉTAT D'URGENCE À LA CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

Contrairement à l'état de siège prévu à l'article 36 de la Constitution, l'état d'urgence ne dispose pas d'un ancrage constitutionnel. Surtout, la loi du 3 avril 1955 n'a, depuis l'entrée en vigueur de la Constitution du 4 octobre 1958, jamais fait l'objet d'un examen complet de la part du Conseil constitutionnel. Certes, le Conseil a été saisi d'un recours sur la loi relative à l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances 31 ( * ) . Toutefois, le juge constitutionnel a indiqué, dans sa décision 32 ( * ) , que la Constitution, bien que visant, dans son article 36, expressément l'état de siège, « n'a pas pour autant exclu la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d'état d'urgence pour concilier (...) les exigences de la liberté et la sauvegarde de l'ordre public ; qu'ainsi, la Constitution du 4 octobre 1958 n'a pas eu pour effet d'abroger la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence, qui, d'ailleurs, a été modifiée sous son empire ». Le Conseil a en outre précisé que « si la régularité au regard de la Constitution des termes d'une loi promulguée peut être utilement contestée à l'occasion de l'examen de dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine, il ne saurait en être de même lorsqu'il s'agit de la simple mise en application d'une telle loi ».

On ne saurait donc tirer de cette décision la conclusion que la loi du 3 avril 1955, notamment certains des dispositifs dont elle autorise la mise en oeuvre, respecte sans l'ombre d'un doute les principes et exigences de nature constitutionnelle.

Au surplus, la déclaration de l'état d'urgence depuis le 14 novembre dernier constitue la première mise en oeuvre de ce régime depuis la révision constitutionnelle de 2008 et l'instauration de la question prioritaire de constitutionnalité. Il n'est, à cet égard, pas douteux que les nombreuses mesures portant atteinte aux libertés publiques prises par les pouvoirs publics à l'occasion de la présente déclaration d'état d'urgence donneront lieu à des recours juridictionnels qui se traduiront, selon toute vraisemblance, par la saisine du juge constitutionnel sous la forme d'une telle question prioritaire.

Or, les fondements juridiques des mesures d'application de l'état d'urgence les plus attentatoires aux libertés publiques peuvent présenter certaines fragilités, au regard notamment du risque d'incompétence négative du législateur. À titre d'exemple, le régime de perquisition administrative résultant de l'article 11 se contente d'indiquer que de telles perquisitions peuvent être effectuées « à domicile de jour et de nuit ». À cet égard, le Conseil constitutionnel a estimé que la méconnaissance par le législateur de sa propre compétence peut être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité dans le cas où est affecté « un droit ou une liberté que la Constitution garantit, fasse application de la jurisprudence » 33 ( * ) .


* 29 Arrêt « Rolin et Boisvert » du 24 mars 2006.

* 30 Loi n° 73-1227 du 31 décembre 1973 autorisant la ratification de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales signée à Rome le 4 novembre 1950, et de ses protocoles additionnels.

* 31 Devenue la loi n° 85-96 du 25 janvier 1985 relative à l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances.

* 32 Décision n° 85-187 DC du 25 janvier 1985.

* 33 Décision n° 2010-5 QPC du 18 juin 2010, SNC Kimberly Clark.

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