EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
Dix mois après les attentats commis à Paris et en région parisienne entre les 7 et 9 janvier 2015, l'horreur a encore frappé le coeur de notre capitale et la Seine-Saint-Denis dans la soirée du vendredi 13 novembre. Ces actes lâches et barbares, qui ont causé - selon le bilan disponible au moment où votre rapporteur écrit ces lignes - la mort de 129 de nos concitoyens et blessé 352 personnes, dont certaines sont encore dans un état très grave, se sont produits dans un contexte de niveau élevé de la menace terroriste qui touche notre pays depuis la décision prise par le Président de la République d'intervenir en Irak contre le groupe terroriste Daesh.
Ces attentats ne sont nullement le produit de la folie criminelle d'individus isolés mais obéissent à des directives précises et à une planification méthodique de ce groupe terroriste qui mobilise à cet effet des personnes impliquées dans des filières terroristes djihadistes agissant sur le territoire de nombreux pays européens.
Après avoir pris pour cibles la liberté d'expression, les symboles d'autorité et des personnes du fait de leurs supposées convictions religieuses, les terroristes se sont attaqués à notre mode de vie, mais aussi, de par le choix des lieux et du moment, à la jeunesse de notre pays.
Votre rapporteur ne peut que faire part au nom de la commission de son émotion, de sa sympathie et de sa solidarité à l'égard des familles et des proches des victimes.
Il tient également à rendre un hommage appuyé à tous les personnels des services de sécurité et de secours pour leur action et leur mobilisation exceptionnelle. Nul doute que, sans leur dévouement et leur courage, le bilan de ces attentats aurait été encore plus dramatique.
Ces atteintes à nos valeurs les plus essentielles imposent une réponse ferme, déterminée et sans faiblesse des pouvoirs publics, dans le respect de nos principes constitutionnels. Ainsi, le Président de la République a convoqué de manière exceptionnelle un conseil des ministres alors même que les attentats du 13 novembre étaient encore en cours, pour déclarer l'état d'urgence en application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 et rétablir les contrôles aux frontières intérieures de notre pays.
Compte tenu de la gravité de la menace et de l'ampleur du nombre de personnes impliquées dans les filières djihadistes, le risque terroriste auquel est exposé notre pays conduit le Gouvernement, conformément à l'article 2 de la loi du 3 avril 1955, à en demander la prorogation pour une durée de trois mois, ce qui constitue le premier objectif du projet de loi n° 176 (2015-2016) prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence et renforçant l'efficacité de ses dispositions, adopté par l'Assemblée nationale le 19 novembre après engagement de la procédure accélérée.
À la différence du choix qui avait été fait par le gouvernement de M. Dominique de Villepin en novembre 2005, qui constitue le précédent le plus récent de déclaration de l'état d'urgence, à la suite des émeutes urbaines de l'automne 2005, le texte qui est soumis à l'approbation de notre Haute assemblée comporte également un volet tendant à procéder à la modernisation juridique de la loi de 1955. En effet, ce texte n'a donné lieu, depuis l'ordonnance n° 60-372 du 15 avril 1960 1 ( * ) , à aucune modification substantielle de son régime juridique, dont certains aspects apparaissent aujourd'hui en décalage avec les réalités auxquelles la France est confrontée.
Ces modifications, dont le Parlement est tenu de délibérer dans des délais extrêmement resserrés, doivent en outre être examinées à la lumière des décisions annoncées par le Président de la République au Congrès réuni le lundi 16 novembre, et de sa volonté de proposer au Parlement un projet de révision de la Constitution afin d'instituer « un régime constitutionnel permettant de gérer l'état de crise ».
Votre rapporteur approuve le choix fait par le Gouvernement de demander au Parlement la prorogation de l'état d'urgence. Les circonstances exceptionnelles que traverse notre pays justifient, pour une période temporaire, la mise en oeuvre de procédures exceptionnelles par les autorités civiles de police. L'importance du nombre de mesures prises par le pouvoir exécutif depuis la déclaration d'état d'urgence, en particulier de perquisitions administratives et d'assignations à résidence, et leurs effets concrets (saisies d'armes, de produits stupéfiants, d'argent liquide et interpellations) démontrent largement leur intérêt.
Les racines des menaces étant cependant si profondément ancrées et la puissance de l'ennemi étant sans précédent par rapport aux précédentes vagues de terrorisme qui ont touché la France depuis le début des années 1980, votre rapporteur estime cependant qu'il faut s'attendre à ce que la mise en oeuvre de l'état d'urgence soit durablement nécessaire.
Plus discutable, en revanche, était l'option retenue par le Gouvernement tendant à procéder, dans de tels délais, à la modernisation juridique de la loi du 3 avril 1955, qui aurait pu justifier un travail législatif dans des délais plus compatibles avec les exigences de la navette parlementaire. Après analyse, votre rapporteur s'est cependant rallié à cette option au regard de la nécessité d'asseoir la sécurité juridique des nombreuses mesures prises, depuis le 14 novembre dernier, par les pouvoirs publics et de renforcer encore les capacités d'action de la police et de la gendarmerie dans cette période exceptionnelle.
En outre, votre rapporteur a eu l'opportunité d'avoir des échanges avec le président Jean-Jacques Urvoas, rapporteur de la commission des lois de l'Assemblée nationale du présent projet de loi, et le Gouvernement sur la rédaction de ce texte, certaines d'entre elles ayant été prises en compte dans le texte voté par les députés. La loi devant être promulguée dans les meilleurs délais, en tout état de cause avant le 26 novembre prochain, pour que l'état d'urgence puisse continuer à s'appliquer, votre rapporteur a cru pouvoir, au regard du contexte et des conditions d'élaboration de ce texte, proposer à votre commission, qui l'a accepté, de recommander un vote conforme au Sénat.
I. PRÉSENTATION DU RÉGIME DE L'ÉTAT D'URGENCE
A. LES ORIGINES DE L'ÉTAT D'URGENCE
L'état d'urgence constitue, aux côtés de l'état de siège et de la mise en oeuvre de l'article 16 de la Constitution du 4 octobre 1958, l'un des pouvoirs de crise dont disposent les pouvoirs publics français. Institué en raison de l'inadaptation de la législation sur l'état de siège aux « événements » algériens 2 ( * ) , l'état d'urgence est défini par la loi n° 55-385 du 3 avril 1955. Ainsi le président du Conseil à l'initiative de cette législation d'exception, Edgar Faure, présentait-il l'état d'urgence lors d'une conférence de presse tenue le 30 mars 1955 3 ( * ) :
« Cette situation se produit en Algérie, elle pourrait à la rigueur se produire un jour ailleurs. Il est certain que dans des périodes de troubles de ce genre, il faut pouvoir prendre certaines mesures plus rapides que ne le permet l'organisation habituelle des règles administratives.
Il y a à ce sujet, d'ailleurs, une conception traditionnelle, acquise, inévitable, qu'est l'état de siège. Il nous est apparu qu'en créant la légalisation de l'état d'urgence nous allions dans un sens plus libéral et plus souple. Naturellement certaines personnes se sont emparées, de bonne ou de mauvaise foi, de ce fait pour attribuer au Gouvernement des intentions extraordinaires. Il n'a jamais été question de nous ménager une possibilité de brimer les libertés individuelles ou de faire face, par exemple, à des situations créées par des conflits du travail. Ceci serait une absurdité pure et simple. Mais si on préférait l'état de siège classique et traditionnel, pour ma part je n'y verrai pas d'inconvénient. »
Il apparaît que le régime spécifique de l'état de siège 4 ( * ) , qui consiste à transférer les pouvoirs de police de l'autorité civile à l'autorité militaire, a vocation à répondre à des circonstances très spécifiques liées à un péril imminent résultant d'une guerre étrangère ou d'une insurrection armée qui justifierait alors que les opérations de maintien de l'ordre public soient prises en main par l'armée. S'agissant des pouvoirs propres conférés au Président de la République par l'article 16 de la Constitution du 4 octobre 1958, les conditions fixées par celui-ci 5 ( * ) pour autoriser sa mise en oeuvre supposeraient un état de crise telle que, par exemple, le Parlement ne serait plus en mesure de siéger.
* 1 Ordonnance n° 60-372 du 15 avril 1960 modifiant certaines dispositions de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 instituant un état d'urgence.
* 2 Philippe Zavoli, « État d'urgence », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Dalloz, mars 2014.
* 3 Extrait de la conférence de presse d'Edgar Faure tenue le 30 mars 1955, diffusé dans le 7/9 de France Inter le 17 novembre 2015.
* 4 Défini à l'origine par la loi du 9 août 1849 sur l'état de siège en application de l'article 106 de la Constitution du 4 novembre 1848, l'état de siège, qui bénéficie d'une assise constitutionnelle à l'article 36 de la Constitution du 4 octobre 1958, est désormais régi par les articles L. 2121-1 à L. 2121-8 du code de la défense.
* 5 L'article 16 implique une menace grave et imminente pour les institutions de la République, l'indépendance de la Nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux ainsi qu'une interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels.