EXAMEN EN COMMISSION
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M. Christophe-André Frassa , rapporteur . - La proposition de loi de Bruno Le Roux et du groupe SRC, adoptée par les députés le 30 mars 2015, faisait suite à quatre propositions de loi similaires émanant des socialistes, radicaux, écologistes et communistes de l'Assemblée nationale, posant des problèmes juridiques plus lourds. Ces textes ont été élaborés avec des ONG et des syndicats. L'élément déclencheur de cette réflexion a été le drame de l'effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, qui a entraîné la mort de 1 134 personnes dans cinq ateliers de confection travaillant en partie pour de grandes marques occidentales, dont des françaises, et qui a posé la question de l'indemnisation des victimes et de leurs familles.
L'objectif de la proposition de loi est de faire contribuer les grandes entreprises au respect des droits de l'homme et à l'amélioration des normes sociales et environnementales dans le monde, en mettant en place un plan de vigilance étendu à l'ensemble de leur chaîne d'approvisionnement, incluant leurs filiales et sous-traitants, et un régime de responsabilité particulier.
Ce texte obligerait les sociétés de plus de 5 000 salariés en France ou 10 000 dans le monde, incluant les effectifs des filiales directes et indirectes, à établir, rendre public et mettre en oeuvre de manière effective un plan de vigilance destiné à prévenir les risques d'atteintes aux droits de l'homme et de dommages environnementaux et sanitaires qui résulteraient de leur activité, mais aussi de celle de leurs filiales, de leurs sous-traitants et de leurs fournisseurs. Les comportements de corruption sont aussi visés.
Les obligations attachées au plan de vigilance sont assorties d'un mécanisme d'injonction et d'une amende civile pour en assurer l'effectivité, ainsi que d'un régime particulier de responsabilité.
Lors de la mission d'information que j'ai menée avec Michel Delebarre, en début d'année, sur les enjeux d'attractivité internationale et de souveraineté du droit des entreprises, il était souligné que le processus permanent d'amélioration et de simplification du droit des entreprises était perturbé par certaines initiatives législatives à l'impact concret relativement limité, mais dont la portée symbolique était, elle, très négative, y compris à l'égard des entreprises étrangères : il en a été ainsi de la « loi Florange » comme de la « loi Hamon ». Selon les représentants des entreprises, la présente proposition, en dépit de ses louables intentions, fait incontestablement partie de ces initiatives - mais sa portée n'est pas uniquement symbolique. Son opportunité fait l'objet d'un désaccord complet entre les représentants des entreprises d'un côté, les ONG et syndicats de l'autre.
Depuis quinze ans, des progrès ont été accomplis en matière de responsabilité sociale des entreprises (RSE). Celle-ci, au-delà du simple respect des obligations légales et réglementaires, repose sur l'idée que les entreprises sont des acteurs économiques dont les activités ont un impact plus large sur la société, dans tous les pays où elles interviennent - ce qu'elles doivent prendre en compte dans leurs décisions.
Le « reporting » non financier a été instauré par la loi relative aux nouvelles régulations économiques de 2001, et renforcé par celle portant engagement national pour l'environnement de 2010, les informations étant vérifiées par un organisme indépendant.
La RSE est aussi encadrée par des textes internationaux non contraignants, tels que la déclaration de principes tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale de l'Organisation internationale du travail, actualisée en 2006, les principes directeurs de l'OCDE à l'intention des entreprises multinationales, actualisés en 2011, ou les principes directeurs des Nations unies sur les droits de l'homme et les entreprises de 2011, incluant une responsabilité des entreprises élargie à leurs sous-traitants.
Diverses initiatives ont été prises en Europe depuis quinze ans. La plus importante est la directive du 22 octobre 2014 concernant la publication d'informations non financières par les entreprises de plus de 500 salariés. Son objectif est la transparence de l'information sociale et environnementale fournie par les entreprises à un niveau élevé comparable dans tous les États membres. Elle prévoit d'inclure dans le rapport de gestion une déclaration non financière présentant des informations relatives aux incidences des activités de ces entreprises sur l'environnement, en matière sociale et de personnel, de droits de l'homme et de lutte contre la corruption, mais aussi la description des politiques appliquées par l'entreprise, y compris les procédures de diligence raisonnable mises en oeuvre incluant l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement, la présentation des résultats de ces politiques et une analyse des risques. La directive ne prévoit pas de régime de sanction ni de responsabilité spécifique. Son délai de transposition court jusqu'en décembre 2016. Elle constitue un des éléments de réponse aux préoccupations exprimées par la proposition de loi.
Dans certains cas, le droit actuel permet d'engager la responsabilité d'une société pour les agissements d'une filiale ou d'un fournisseur, par exemple, dans la jurisprudence de la Cour de cassation, même si celle-ci est un peu restrictive, en démontrant la faute de la société-mère par une ingérence dans la gestion de sa filiale ayant causé un préjudice. Le rapport de nos collègues Alain Anziani et Laurent Béteille de 2009 sur la responsabilité civile recommande de ne pas reconnaître la responsabilité sans faute due à un état de dépendance économique, mais de garder le régime de la responsabilité pour faute. Le code du travail prévoit la solidarité financière du donneur d'ordre pour un fournisseur ne remplissant pas ses obligations fiscales et sociales. Le dispositif « Metaleurop », dans la loi portant engagement national pour l'environnement de 2010, étend la responsabilité à la société-mère en cas de faute de sa part ayant conduit à la liquidation judiciaire de sa filiale.
En l'état du droit français, rien ne s'apparente à ce que propose la proposition de loi. Si son objectif est vertueux, elle présente de graves déficiences juridiques.
L'article 1 er étend implicitement le plan de vigilance aux filiales et sous-traitants à l'étranger, ce qui confère à la proposition de loi un effet extraterritorial. Il manque de précision sur les normes de référence à respecter dans le plan, en particulier pour les activités à l'étranger. Le renvoi au décret présente des incertitudes sur le contenu exact du plan et les normes de référence. L'article 1 er fait en outre naître un risque d'ingérence dans les filiales et chez les sous-traitants, pour mettre en oeuvre le plan, ce qui serait une faute pouvant engager la responsabilité de la société. La procédure d'injonction en cas de manquement à l'obligation d'établir, rendre public et mettre en oeuvre le plan de vigilance, à l'initiative notamment des associations, est, à l'inverse, presque cohérente avec le droit des sociétés. Enfin l'article 1 er instaure une amende civile de 10 millions d'euros en cas de manquement, selon une procédure qui est peu claire.
La formulation de l'article 2 est très ambiguë, même s'il ne s'agit plus d'une présomption de responsabilité en matière civile et pénale comme dans les premières propositions de loi. Le non-respect des obligations relatives au plan de vigilance engage la responsabilité de la société dans les conditions du droit commun, mais quelle est la portée réelle de cet engagement de responsabilité devant la justice ? Certes, il faut pouvoir démontrer un lien de causalité entre un préjudice et une défaillance dans l'obligation de vigilance, mais le risque contentieux et financier est lourd, d'autant que cette action en responsabilité pourrait être engagée par les associations et non pas forcément par les victimes. Une telle action pourrait être ouverte devant le juge français, par une ONG française ou étrangère, afin de défendre les intérêts de victimes étrangères de dommages causés à l'étranger par un sous-traitant étranger, au regard des normes de référence du plan de vigilance, et susceptibles d'avoir résulté d'une défaillance dans la mise en oeuvre du plan de vigilance par la société mère française.
De sérieuses questions de constitutionnalité se posent également, au regard de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Elles portent sur l'atteinte aux principes de clarté, d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, au principe de responsabilité, par la prise en compte au travers du plan de vigilance des actes des sous-traitants. Que les associations puissent elles-mêmes engager l'action en responsabilité contreviendrait en outre au principe selon lequel nul ne plaide par procureur.
La proposition de loi fait courir un risque disproportionné à l'attractivité de la France et à la compétitivité des entreprises françaises. Il n'existe pas de dispositif aussi ambitieux et large dans son champ d'application dans les législations étrangères similaires. Sans doute la France est-elle une pionnière, monsieur Sueur... En outre, aucune étude d'impact, nulle évaluation des conséquences économiques n'a été menée.
La proposition de loi crée une inégalité de traitement entre une société française et une société étrangère intervenant en France, cette dernière n'ayant pas à mettre en oeuvre un devoir de vigilance. Elle affaiblit l'attractivité de la France pour les investissements étrangers. Elle porte atteinte à l'égalité des conditions de concurrence entre les entreprises françaises et les entreprises étrangères, notamment dans l'Union européenne. Elle fait courir un risque de retrait des entreprises françaises de certains marchés étrangers, pour éviter de garder des fournisseurs impossibles à contrôler. Elle crée des contraintes pour l'ensemble des PME françaises fournisseurs des grands groupes, par répercussion du devoir de vigilance dans des clauses contractuelles plus contraignantes, et perturbe les relations commerciales établies entre donneurs d'ordre et sous-traitants.
L'échelle pertinente pour mener ce débat à bien - car il y a nécessité - est européenne, voire mondiale. Certaines personnes auditionnées ont évoqué le G20.
Faute d'une autre possibilité procédurale, je demande à la commission de rejeter le texte en l'état et j'émettrai un avis défavorable aux trois amendements, qui aggraveraient les difficultés que le texte suscite.
M. Philippe Bas , président . - Merci de la qualité de cet examen approfondi qui résume l'ensemble des difficultés posées par cette proposition de loi.
M. Didier Marie . - Nous avons reçu une motion préjudicielle.
M. Philippe Bas , président . - Elle n'a pas été présentée. Nous l'évoquerons après la discussion générale, lors de l'examen des amendements.
M. Philippe Kaltenbach . - C'est pourtant essentiel !
M. Philippe Bas , président . - Nous procédons d'abord à la discussion générale. Nous débattrons ensuite de la motion et des amendements, lorsque le rapporteur l'aura présentée.
Mme Esther Benbassa . - La motion d'abord...
M. Didier Marie . - Dès lors que nous avons cette motion sous les yeux, il nous est difficile de ne pas en tenir compte. Jeune sénateur, je savais que j'apprendrais beaucoup en intégrant la prestigieuse commission des lois. Ce matin, j'ai l'impression de ne pas être le seul à découvrir l'existence d'une motion de procédure, qui n'a pas été utilisée depuis plus de dix ans et ne l'a été qu'une seule fois depuis la seconde guerre mondiale. Encore cet usage unique ne concernait-il pas une proposition de loi de l'opposition... Il s'agit, en application de l'alinéa 4 de l'article 44 du règlement du Sénat, de suspendre le débat et d'interrompre pour une durée indéterminée le parcours de ce texte, qui ne retournera pas à l'Assemblée nationale tant que la condition suspensive ne sera pas satisfaite.
Utiliser cette arme fatale serait contraire aux usages du Sénat, selon lesquels, en vertu d'un « gentleman's agreement », on n'oppose pas une motion de procédure à une proposition de loi inscrite dans leur « niche » par les groupes minoritaires.
M. Philippe Kaltenbach . - Exactement !
M. Didier Marie . - Cette manoeuvre d'obstruction bafoue l'esprit des articles 48 et 51-1 de la Constitution, qui reconnaissent les droits de l'opposition et instaurent la « niche » parlementaire. L'argument selon lequel cette proposition de loi ne serait pas issue du groupe socialiste au Sénat est spécieux. Le principe de la « niche » parlementaire est que nous choisissions notre texte sans que la majorité le juge a priori .
M. Philippe Kaltenbach . - Tout à fait !
M. Didier Marie . - De telles pratiques affaiblissent le Sénat en limitant le débat démocratique : ce n'est pas une motion de procédure, mais une motion de censure, une motion politique comme en atteste l'interview du président du groupe Les Républicains au Figaro de ce matin. Cette motion muselle l'opposition et bride aussi l'expression des membres de la majorité qui auraient pu être sensibles à nos arguments ainsi qu'à ceux de la société civile en faveur de la défense des droits humains. Devons-nous nous attendre, au cours des prochains mois, à ce que vous engagiez des motions de procédure sur toutes les propositions de loi de l'opposition, voire de l'UDI, dès lors qu'elles vous déplairont ou vous gêneront ?
Selon vous, ce texte ne peut prospérer hors d'un cadre juridique européen sans introduire des distorsions de concurrence préjudiciables aux entreprises françaises. Voilà un terrible aveu de renoncement à la souveraineté nationale : c'est oublier les vieux combats humanistes portés et gagnés par la France. Avons-nous attendu, pour abolir l'esclavage, que toutes les nations concernées soient d'accord ? Heureusement, nos prédécesseurs ne se sont pas arrêtés aux arguments similaires à ceux que vous avez avancés ! La protection des ouvriers face aux accidents du travail aurait-elle progressé à la fin du XIX e siècle si nous n'avions pas légiféré, ainsi que l'Allemagne, alors que d'aucuns expliquaient que nos entreprises s'en trouveraient pénalisées ? Plus récemment, la directive sur le « reporting » extra-financier aurait-elle pu être adoptée si la France n'avait pas pris les devants par la loi relative aux nouvelles régulations économiques et le « Grenelle II » ? Enfin, la taxe sur le transport aérien instaurée par M. Chirac pour financer les actions internationales en faveur des pays en voie de développement est désormais appliquée par plusieurs pays.
Aucun de vos arguments sur le risque que ferait peser ce texte sur la compétitivité de nos entreprises n'est fondé. Celle-ci consiste-t-elle à s'arranger avec les droits humains, avec la corruption, avec la protection de l'environnement ? Personne ici ne pourrait l'accepter. De nombreuses entreprises ont déjà élaboré des plans de vigilance, car elles ont compris qu'elles se prémunissaient ainsi contre les risques financiers et extra-financiers. La France a souvent été en position d'éclaireur et plusieurs de ses grands groupes soutiennent cette démarche, tels Veolia, Renault ou Bolloré.
Cette proposition de loi a vocation à ouvrir la voie en Europe. Vous affirmez qu'elle comporte « de nombreuses incertitudes et ambiguïtés, qui soulèvent en l'état des interrogations sérieuses d'ordre juridique voire constitutionnel ». C'est vague ! Et nous aurions pu en débattre en séance, car nous considérons que ce texte est juridiquement solide. Il s'inscrit dans le cadre des préconisations de plusieurs organismes internationaux : déclaration de 2011 du conseil des droits de l'homme des Nations unies relative aux entreprises et aux droits de l'homme, directives de l'OCDE sur la responsabilité des entreprises, normes de l'OIT...
Puis, il est contradictoire d'affirmer à la fois que le contenu de l'obligation d'établir un plan de vigilance est mal défini et que ce texte cadenasserait les entreprises. La condition des relations commerciales établies figure dans le code de commerce et est définie par la jurisprudence comme un partenariat dont chacun peut raisonnablement envisager la poursuite.
Vous dites qu'il serait impossible aux entreprises d'apporter la preuve matérielle qu'elles respectent la loi et qu'elles s'en trouveraient exposées à un fort contentieux, mais le texte fixe une obligation de moyens de nature à dégager leur responsabilité. L'intérêt à agir n'est pas trop large, puisque le texte s'inscrit dans le cadre de l'article 31 du code de procédure civile, disposant que l'action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention. Le juge est à même de vérifier les trois éléments constitutifs de l'intérêt à agir : intérêt actuel, intérêt légitime juridiquement protégé, intérêt personnel direct. Nous sommes dans le droit commun : sur ce point, cette proposition de loi n'invente rien.
Solennellement, nous vous demandons de renoncer à cette motion préjudicielle. D'abord, pour respecter les droits de l'opposition. Puis, pour que le débat ait lieu sur ce texte soutenu par toutes les organisations syndicales et de nombreuses ONG, et qui semble attendu par l'opinion publique, qui ne veut plus voir de drames comme celui du Rana Plaza, dont nous commémorons le deuxième anniversaire. Ce sujet est loin d'être anecdotique. Il s'agit de la vie de millions de personnes. Certes, elles vivent à des milliers de kilomètres. Mais elles travaillent dans des conditions inhumaines, sans hygiène, sans sécurité, douze heures par jour, six jours sur sept, pour des salaires de misère, sans protection sociale et souvent en étant victimes de brimades. La plupart ne savent pas ce qu'est un contrat de travail, et 21 millions d'entre eux sont des travailleurs forcés. Cela mérite mieux qu'une motion de procédure.
M. Philippe Bas , président . - J'appelle chacun à faire preuve de concision, afin que nous puissions respecter notre ordre du jour.
M. Jean-Pierre Sueur . - Le rapporteur a commencé par dire qu'il existait une différence d'appréciation sur ce texte entre les organisations syndicales et les représentants des chefs d'entreprise. Je regrette que le rapport qu'il nous a présenté soit, de ce point de vue, très déséquilibré : si les arguments d'un certain nombre de chefs d'entreprise y sont longuement développés, je n'y ai pas retrouvé les préoccupations des organisations syndicales et des ONG dans leur pluralité.
Didier Marie a dit l'essentiel avec beaucoup de force. Dès lors que cette motion préjudicielle est sous nos yeux, nous ne pouvons l'ignorer. Et je trouve navrant que vous ayez eu l'idée de la déposer. Cette procédure, qui n'a qu'un seul précédent depuis des décennies, ne respecte pas les droits de l'opposition et des minorités, puisqu'elle réclame que le débat soit suspendu, au Sénat comme à l'Assemblée nationale, tant que l'Europe et tous les États membres n'auront pas pris de décision. Cela me semble contraire à l'esprit comme à la lettre de la révision constitutionnelle de 2008. Je me demande d'ailleurs ce que dirait le Conseil constitutionnel s'il était saisi de l'alinéa 4 de l'article 44 de notre règlement, dont la rédaction est antérieure à 2008. Cette motion est donc totalement dilatoire.
L'exemple de la taxe sur les billets d'avion instaurée par Jacques Chirac montre bien que la France peut prendre l'initiative. Pour ma part, songeant à ce que sont les conditions de travail dans certains pays, j'étais heureux d'apprendre que cette proposition de loi avait été inscrite à l'ordre du jour : c'est un sujet dont on ne parle pas suffisamment. Nous avons tous en poche des appareils de haute technologie, mais nous pensons rarement aux enfants qui les fabriquent dans des conditions de travail et d'hygiène déplorables. Il est utile d'en parler au Parlement, quel que soit le vote de chacun. La meilleure façon de tenir l'horaire, monsieur le Président, serait que vous nous déclariez que vous renoncez à cette motion préjudicielle choquante...
Mme Catherine Tasca . - Je souscris entièrement aux propos de MM. Marie et Sueur. Nous vivons dans un contexte de globalisation, qui amène nos entreprises à se développer au-delà de nos frontières, dans des environnements économiques, sociaux et humains très différents de celui que nous avons établi sur notre territoire. Nous ne pouvons pas continuer à ignorer des pratiques qui entachent gravement l'image de la France et invalident son discours sur les droits humains. Ce texte nous offre l'occasion de fixer des règles spécifiques pour réguler certaines pratiques. Prendre la tête de ce combat serait tout à notre honneur. Le renvoi à une unanimité européenne à construire est un aveu de démission. Notre pays ne cesse de défendre sa souveraineté dans le cadre européen. Comment, sur un tel sujet, pourrait-il soumettre ses propres décisions à l'avancée du droit européen ? Cette proposition de loi présente peut-être des lacunes. L'honneur du Parlement est de travailler à en améliorer le texte.
Nous avons oeuvré de manière assez consensuelle à l'évolution des méthodes de travail au Sénat. Pour que ce consensus perdure, les règles appliquées doivent respecter les droits des différentes formations politiques. Aussi avions-nous convenu qu'il n'y aurait pas de motions contre les propositions de loi. Le respect de cette règle de vie commune est essentiel pour que le Sénat conserve sa place dans un dispositif institutionnel de bicamérisme auquel nous sommes tous attachés. En dégainant des motions qui musellent les initiatives de l'opposition et arrêtent la vie d'un texte sur la voie naturelle de la navette, nous prendrions une initiative lourde de menaces pour notre fonctionnement institutionnel.
M. Jacques Bigot . - Je comprends votre souhait, monsieur le Président, que nous respections tous une discipline personnelle, afin de ne pas prolonger inutilement les débats. Depuis un an que je siège dans cette commission, je ne crois pas que mes prises de parole aient retardé aucun débat. Mais j'ai toujours eu pour discipline, lorsque je me suis senti muselé, de ne pas me laisser faire. Aussi entends-je utiliser à présent pleinement mon temps de parole.
Nous avons abordé tout à l'heure un texte présenté par Mme Troendlé visant à protéger les enfants de ce que celle-ci appelle des prédateurs sexuels. Et alors que nous avons tous été émus par ce qui s'est passé il y a deux ans au Bangladesh, cette proposition de loi, qui s'intéresse à la protection de travailleurs maltraités, dont beaucoup sont des enfants, qui ont le droit de travailler alors que depuis un siècle nous l'avons interdit chez nous, se heurterait aux intérêts économiques de nos entreprises ? Ceux-ci sont-ils supérieurs aux intérêts de ces enfants ? Ferions-nous une différence entre des enfants de race blanche, français, qui doivent être protégés, et les autres ?
La globalisation économique doit s'accompagner de règles de protection des droits de l'homme et des droits de l'enfant. Nos entreprises, qui font vivre l'économie mondiale, doivent respecter ces règles. Patrie des droits de l'homme depuis la Révolution française, la France a pu les exporter partout dans le monde. La globalisation peut s'accompagner soit d'une baisse des droits de l'individu parce qu'ils ne sont pas respectés ailleurs, soit de leur défense, si nous donnons l'exemple. Nos entreprises y sont prêtes. C'est le sens de cette proposition de loi. Je ne comprends pas que vous essayiez de l'évincer, et vous invite à faire preuve du même état d'esprit envers tous les enfants du monde.
Mme Catherine Troendlé . - Vous avez voté contre ma proposition de loi...
Mme Cécile Cukierman . - Ce texte s'inscrit dans un contexte de mondialisation économique. Sans remettre en cause le commerce international et les profits qu'il dégage, il réglemente le comportement des entreprises, qui doivent se montrer exemplaires en matière de respect des droits humains et environnementaux. Il s'agit de passer du constat larmoyant à de véritables actions - ce qui contrasterait avec les engagements abstraits dont chacun se gargarise à l'occasion de la COP 21.
Des propositions de loi similaires ont été déposées par plusieurs groupes à l'Assemblée nationale. Nous soutenons donc celle-ci, quitte à y apporter quelques amendements. Si nous devons prendre garde à ne pas donner l'impression que nous distillons la bonne parole à d'autres pays, je m'étonne de l'opposition forte du rapporteur. Dans les départements, ses collègues sont toujours les premiers à dénoncer les entreprises étrangères qui, au nom de la rentabilité, ferment des sites en France. Champions d'une politique libérale, ils réclament subitement des régulations à tous les niveaux et se rendent qui en Suède, qui en Espagne pour rencontrer les grands chefs d'entreprises.
Cette motion est une motion de terreur : son application remettra en cause les droits de l'opposition. Déjà, notre groupe a fait les frais de nombreux renvois en commission. En interrompant la navette, cette motion ferait du tort au bicamérisme dont vous êtes les tenants. Nous nous y opposerons.
M. Philippe Kaltenbach . - Comme mes collègues, je trouve cette motion préjudicielle scandaleuse et je ne félicite pas le rapporteur d'avoir retenu cette brillante idée ! Les droits fondamentaux de l'opposition sont en jeu, puisque nous ne pouvons plus débattre. Que se passera-t-il si une telle motion est présentée à chaque fois que nous déposons une proposition de loi ? Comme le dit le président Sueur, c'est une affaire de constitutionnalité. Cet article 44, alinéa 4, du règlement est clairement contraire à la Constitution.
Toutes les dispositions portant sur la vie des entreprises peuvent porter atteinte à leur compétitivité : dès que nous voudrons en voter, un représentant du MEDEF viendra nous dire que de telles règles ne s'appliquent pas dans tel pays européen, voire à l'autre bout du monde !
Soyons raisonnables, respectez l'opposition. Mon groupe a pris toute sa part dans la réflexion lancée par le président Larcher pour redorer l'image du Sénat et revivifier ses débats. Avec ce coup bas, vous remettez en cause tout ce travail. Le Parlement, ce n'est pas seulement la majorité. Si vous ne voulez pas de ce texte parce qu'il déplaît au MEDEF, votez contre à la fin de son examen !
Le rapporteur se rattraperait si l'on oubliait cet article 44, alinéa 4. Nous devrions supprimer cette épée de Damoclès, sur laquelle j'aimerais bien entendre l'avis des éminents constitutionnalistes présents.
Mme Éliane Assassi . - M. Portelli...
M. Philippe Kaltenbach . - Cette proposition de loi est conforme au message que la France peut porter dans le monde. Ne discréditez pas l'institution et la parole politique, j'en appelle à la raison du rapporteur.
M. Philippe Bas , président . - Je suspendrai la réunion à 12 h 25, le temps de changer de salle pour l'examen d'un autre texte selon la « procédure d'examen en commission » expérimentée pour la dématérialisation du Journal officiel .
Mme Esther Benbassa . - Mon groupe et moi-même sommes surpris et agacés par la motion préjudicielle. Ce texte très modéré ne cherche qu'à rendre effectifs des engagements internationaux de la France en faveur de l'environnement, de droits humains et de droit du travail. Il serait inadmissible d'autoriser les multinationales à se jouer de leurs responsabilités, à se montrer peu regardantes sur leurs sous-traitants et filiales à l'étranger. Devons-nous attendre que l'Europe fasse le travail à notre place, si peu empressée sur ces sujets ? Certes, nous devons prendre garde à ce que ce texte ne donne pas l'impression que nous distillons la bonne parole à d'autres pays. Si nous ne sommes pas moteurs dans ce mouvement de responsabilisation, l'Europe sera moins encline à mettre en place des mécanismes unifiés. En 2001, la France a mis en place le « reporting » extra-financier, qui a ensuite été étendu par l'Union.
S'il votait cette motion, le Sénat serait vu comme une chambre d'enregistrement du MEDEF ; ce serait dommage, alors que la COP 21 approche et que se renforce dans la population la volonté que des drames comme celui du Rana Plaza ne se reproduisent plus. Le scandale Volkswagen vient de montrer comment les grands groupes peuvent tromper tout le monde sur le territoire même de l'Europe.
M. Philippe Bas , président . - La séance est suspendue.
La réunion est suspendue et reprise.
M. François Grosdidier . - Je suis plus que réservé à l'égard de cette motion préjudicielle. Je peux difficilement, en tant que législateur, refuser d'adopter une norme au motif que l'Union européenne ne l'a pas fait.
J'ai sur le texte des réserves que la discussion au fond pourra peut-être lever. C'est un texte dont je partage toutes les intentions mais qui, pour le rapporteur, peut créer des distorsions de concurrence portant atteinte à notre compétitivité. C'est un sujet lourd de conséquences qui est traité par une proposition de loi inscrite dans une « niche » et qui, dès lors, n'en mesure pas tout l'impact. J'habite un département frontalier avec le Luxembourg et il ne faudrait pas que des entreprises peu scrupuleuses en profitent pour échapper à toute contrainte en l'absence d'harmonisation européenne. J'ai montré une grande indépendance à l'égard du MEDEF concernant le principe de précaution, mais je ne mésestime pas l'impact de ce texte sur la compétitivité.
Mme Catherine Troendlé . - Je voudrais répondre à M. Bigot, qui nous a fait une belle leçon de morale, qu'il faut être vertueux soi-même. Il a cité ma proposition de loi relative aux auteurs d'agressions sexuelles sur des mineurs, que nous avons étudiée tout à l'heure, or lui-même a voté contre.
M. Jacques Bigot . - Mme Troendlé vient de m'interpeller sur mon vote sur un autre texte que celui que nous examinons ; j'ai dit qu'il faut faire un travail important de protection des mineurs, ce qui ne passe pas nécessairement par la remise en cause du principe d'individualisation des peines. Nous avons voté l'article 3 de la proposition de loi dans la rédaction proposée par le rapporteur et qui est relatif à l'information de l'autorité administrative en matière d'infractions sexuelles commises à l'encontre d'un mineur, même s'il ne s'applique pas en matière d'enquête préliminaire. Je fais un parallélisme avec la façon dont vous vous préoccupez des enfants en France mais pas de ceux qui se trouvent à l'étranger...
M. Christophe-André Frassa , rapporteur . - Je répondrai tout d'abord à M. Jean-Pierre Sueur, qui qualifie mon rapport de déséquilibré au motif qu'il ne prend en compte que la position des entreprises. Les auteurs de la proposition de loi n'ont retenu que les arguments des syndicats et des ONG et, si j'ai pu rétablir un certain déséquilibre, je ne peux que m'en féliciter. M. Didier Marie a fait référence dans son intervention à des textes qui ne sont pas normatifs, tandis que la proposition de loi que nous examinons est contraignante. Je voudrais répondre à M. Philippe Kaltenbach que le texte prévoit non pas une obligation de moyens, mais une obligation de résultat à caractère contraignant. Je suis d'accord avec M. François Grosdidier sur l'absence de mesure de l'impact et des conséquences de cette proposition de loi. Enfin, je rappelle à Mme Catherine Tasca qu'il est possible de faire application à l'étranger du droit pénal lorsque cela se justifie.
M. Philippe Bas , président . - La révision récente du règlement de notre assemblée n'a pas entraîné de remise en cause de l'existence de la motion préjudicielle. Si elle existe dans notre règlement, c'est parce qu'aucune majorité sénatoriale n'a souhaité remettre en cause ce mécanisme. Cela étant dit, en l'espèce, est-ce que l'utilisation du quatrième alinéa de l'article 44 de notre règlement est pertinente ?
Nous avons entendu les arguments exposés par chacun ce matin. Notre rapporteur maintient-il sa motion préjudicielle, compte tenu de nos échanges ?
Il me semble, avant d'entendre la réponse de notre rapporteur, qu'il faut bien distinguer le débat sur le quatrième alinéa de l'article 44 de notre règlement du débat, plus général, sur le « gentleman's agreement », qui correspond, je le rappelle, à une pratique par laquelle on limite volontairement le recours au droit d'amendement, en commission, sur les propositions de loi inscrites dans les espaces réservés. Il faudrait d'ailleurs vérifier auprès de la conférence des présidents, qui avait institué cette pratique en 2009, s'il est opportun de maintenir le « gentleman's agreement », qui suscite un certain nombre d'interrogations constitutionnelles. Toujours est-il qu'il s'agit d'une question distincte du recours à la motion préjudicielle. Puisque maintenant vient le moment de discuter du sort de cette motion, quelle est votre position, monsieur le rapporteur ?
M. Christophe-André Frassa , rapporteur . - Beaucoup semblaient dans l'émotion tout à l'heure et personne n'a entendu la conclusion que j'ai faite. Je répète donc cette position. Faute d'une autre possibilité procédurale, je demande à la commission de rejeter le texte.
J'ai déposé cette motion non pas parce que je considérais que c'était le texte d'un groupe politique de l'opposition sénatoriale, mais un texte transmis à notre assemblée. Ayant vécu, depuis sept ans que je suis sénateur, trois ans dans l'opposition, je n'ai bien entendu jamais considéré qu'il fallait bafouer les droits de l'opposition.
La motion préjudicielle n'est en réalité rien d'autre qu'un renvoi en commission. Toujours est-il que je retire cette motion de procédure et je demande à la commission de bien vouloir rejeter les trois amendements déposés, ainsi que le texte.
- Présidence de Mme Catherine Troendlé, vice-présidente -
Mme Catherine Troendlé , présidente . - La motion est donc retirée et nous passons à l'examen des trois amendements déposés par le groupe écologiste. Ces trois amendements font l'objet d'un avis défavorable de notre rapporteur.
Les amendements COM-3, COM-1 et COM-2 sont rejetés
La proposition de loi n'est pas adoptée.
Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :
Auteur |
N° |
Objet |
Sort de l'amendement |
Article 1
er
|
|||
M. LABBÉ |
COM-3 |
Périmètre des sociétés
concernées
|
Rejeté |
Article 2
|
|||
M. LABBÉ |
COM-1 |
Responsable solidaire de la société avec l'auteur d'un dommage dans le cadre du plan de vigilance |
Rejeté |
M. LABBÉ |
COM-2 |
Renversement de la charge de la preuve
|
Rejeté |