AVANT-PROPOS
Madame, Monsieur,
Le sort des quelque quatre mille dockers professionnels employés dans les ports français peut paraître marginal à qui analyse ce dossier superficiellement. Il n'en est rien, bien entendu.
D'abord parce que la profession de docker est revêtue de l'aura du travailleur de force. Même s'ils sont moins nombreux qu'au siècle dernier et n'ont que peu de points communs avec leurs ancêtres, les dockers sont les personnages de toujours de nos ports : ces ouvriers ont la responsabilité d'opérations dangereuses qui requièrent des compétences particulières et un grand professionnalisme dans leur exécution. La mécanisation, la conteneurisation et l'automatisation ont d'ailleurs rendu encore plus technique l'exercice de ce métier. Ce n'est donc pas un hasard si, dans l'immense majorité des pays du monde, il est régi par des normes spécifiques.
Ensuite, parce qu'à travers les dockers, c'est toute l'interprofession portuaire qui est concernée : le véritable enjeu, c'est l'efficacité de notre système logistique portuaire. Il s'agit d'un déterminant essentiel de l'attractivité et de la compétitivité de la France, dans un domaine où la concurrence internationale ne cesse de s'intensifier au fil des années.
Nous arrivons aujourd'hui à la fin d'une grande période de transformation dans l'organisation de la manutention portuaire, après deux réformes courageuses en 1992 et 2008. Depuis quatre ans, nos ports montrent enfin des signaux de reprise, même si la récupération des parts de marchés perdues pendant des décennies s'annonce difficile. La stabilité et la fiabilité sont des déterminants essentiels dans ce combat.
Un problème d'interprétation juridique s'est posé en 2013 à Port-la-Nouvelle, qui est à l'origine de la présente proposition de loi. L'ambition n'est donc pas de mener une nouvelle réforme portuaire, ni une nouvelle réforme du métier de docker. Il s'agit de régler un point de droit précis, en se gardant de toute tentation de solution techno-structurelle qui viendrait perturber les équilibres fragiles sur lesquels repose la modeste reprise de nos ports.
C'est à la lumière de ces quelques idées que votre commission a examiné ce texte, lors de sa réunion du 7 octobre 2015.
EXPOSÉ GÉNÉRAL
I. LA MANUTENTION PORTUAIRE : UN STATUT HÉRITÉ DE L'APRÈS-GUERRE EN VOIE DE NORMALISATION
A. LE « STATUT » DE 1947 CONSACRE UN MONOPOLE DES DOCKERS SUR LES EMPLOIS DE MANUTENTION ET UNE PRIORITÉ ABSOLUE D'EMBAUCHE
Le régime de travail des dockers est originellement issu de la loi n° 47-1746 du 6 septembre 1947, adoptée dans un contexte d'après-guerre : il vise à concilier les impératifs économiques de l'époque en facilitant les approvisionnements nécessaires à la reconstruction du pays, avec la recherche d'un réel progrès social , comme l'y incitent les textes constitutionnels de 1946.
En effet, l'exploitation de navires conventionnels nécessite en ce temps beaucoup de main d'oeuvre : l' imprécision des dates d'escale génère une activité à caractère fortement intermittent avec des pointes de trafic qu'il faut pouvoir satisfaire. Parallèlement, l'exigence sociale passe par une réglementation des conditions d'embauche, visant à faire du métier de docker une profession assortie d'un revenu suffisant.
La loi du 6 septembre 1947 représente donc, à cette époque, une incontestable avancée sociale : les dockers sont dotés d' un véritable statut , ce n'est plus le portefaix du XIXème siècle recruté dans les bistrots à chaque fois qu'un bateau arrive à quai. Force est, au demeurant, de constater qu'à cette époque la plupart des pays maritimes (Grande-Bretagne, Espagne, Italie, Belgique...) adoptent des principes d'organisation du travail portuaire similaires.
Concrètement, ce système dérogatoire du droit du travail s'articule autour de quatre dispositions essentielles :
- le monopole d'emploi : ce monopole des dockers sur les emplois de manutention portuaire aux postes publics et à l'intérieur du domaine public maritime dans les ports où le trafic le justifie (29 ports déterminés par un arrêté interministériel) ;
- l' intermittence généralisée : la loi de 1947 crée deux catégories de dockers, les dockers intermittents qui bénéficient d'une priorité à l'embauche, et les dockers occasionnels qui constituent une main d'oeuvre d'appoint . L'embauche se fait à la vacation (demi-journée) ou au shift (opération de chargement ou de déchargement). Le dispositif suppose que les dockers se présentent chaque matin et chaque après-midi à l'embauche ;
- une gestion tripartite du système par l'État, les dockers et les entreprises de manutention : l'embauche des dockers est gérée par un organisme paritaire, le bureau central de la main d'oeuvre (BCMO) présidé par le directeur du port représentant l'État, et composé de représentants en nombre égal des entreprises et des ouvriers dockers. Mais c'est bien à l'État seul, par l'intermédiaire du directeur du port, qu'il appartient de délivrer et de retirer les cartes professionnelles (dites « cartes G »), en fonction de l'effectif nécessaire au fonctionnement du port (quand l'inemploi national dépasse 25 % de l'effectif total, l'État doit retirer des cartes) 1 ( * ) . Les directeurs de port assurent, en outre, les fonctions d'inspecteur du travail ;
- une indemnisation de l'inemploi fondée sur la solidarité entre ports : le docker qui se présente à l'embauche mais n'obtient pas de travail a droit à une indemnité de garantie, qui peut lui être versée au maximum pendant 150 jours par an. La caisse nationale de garantie des ouvriers dockers (CAINAGOD), relayée au niveau local par les BCMO, gère ce système d'indemnisation : elle comprend en nombre égal des représentants de l'État, des employeurs et des dockers et perçoit une cotisation versée par les entreprises de manutention fixée par arrêté (qui n'exclut pas les cotisations de l'assurance chômage).
* 1 Dès le printemps 1939, un décret confie aux autorités portuaires le soin de délivrer des cartes de docker en fonction des besoins de chaque site. Le Gouvernement de Vichy a complété ce décret par l'acte dit « loi du 28 juin 1941 » qui réserve, pour la première fois, les travaux de manutention portuaire aux dockers titulaires d'une carte professionnelle. Il confie le contrôle de l'embauche à des bureaux centraux de la main-d'oeuvre (BCMO).