B. UN VICE DE PROCÉDURE AUQUEL IL N'A JAMAIS ÉTÉ PORTÉ REMÈDE : LE DÉFAUT DE DÉCLASSEMENT DES TERRAINS EN CAUSE

1. Domaine public et domaine privé d'une personne publique : une distinction importante

Élaborée au dix-neuvième siècle par la doctrine puis la jurisprudence administrative, la distinction entre le domaine public et le domaine privé a été récemment consacrée dans le code général de la propriété des personnes publiques (CGPPP) 1 ( * ) .

Elle rend compte du fait que, parce qu'ils sont affectés à l'usage du public ou servent l'intérêt général, certains biens ou certains terrains détenus par une personne publique doivent bénéficier d'une protection juridique particulière, qui assure la pérennité de cette affectation et les mette à l'abri de toute cession ou de toute appropriation par des personnes privées.

Cet objectif de protection détermine la composition du domaine public et le régime des biens qui y sont rattachés.

• La composition du domaine public

Aux termes de l'article L. 2111-1 du code général de la propriété des personnes publiques, sauf disposition législative spéciale, le domaine public immobilier d'une personne publique est constitué « des biens lui appartenant qui sont soit affectés à l'usage direct du public, soit affectés à un service public pourvu qu'en ce cas ils fassent l'objet d'un aménagement indispensable à l'exécution des missions de ce service public ». L'article L. 2111-2 du même code y ajoute les biens qui constituent l'accessoire indispensable des précédents 2 ( * ) .

L'entrée dans le domaine public est donc la conséquence d'une affectation matérielle du bien ou du terrain à l'usage du public ou à un service public. L'ouverture d'une voie à la circulation des administrés, la création d'un aménagement spécial, comme la construction d'un bâtiment pour héberger l'activité du service public sont autant de manifestations de cette affectation matérielle.

En principe, cette dernière doit être suivie d'une décision administrative de classement du bien dans le domaine public 3 ( * ) . Toutefois le juge administratif considère parfois que l'affectation du bien suffit à le rattacher au domaine public de la collectivité 4 ( * ) ou que le classement peut être implicite 5 ( * ) .

Il ne fait pas de doute que les abattoirs municipaux de la ville de Lyon relevaient du domaine public de cette commune, cette activité se rattachant à celle d'un service public industriel ou commercial. Même si toute la parcelle n'était pas construite, les bâtiments et les terrains alentours étaient réputés affectés à cet usage.

• Le régime juridique applicable aux biens rattachés au domaine public d'une collectivité

Le rattachement d'un bien au domaine public de la collectivité lui assure une protection supérieure, qui se décline en trois traits :

- inaliénabilité . Les biens du domaine public ne peuvent être cédés à aucun prix. Toute cession est nulle de plein droit ;

- imprescriptibilité . La possession d'un bien du domaine public n'est jamais susceptible d'être transformée en propriété par l'effet du temps. Il n'y a pas de prescription acquisitive des biens du domaine public d'une personne publique ;

- insaisissabilité . Nul ne peut saisir un bien du domaine public d'une collectivité.

Cette protection est ce qui distingue le plus le domaine public et le domaine privé d'une collectivité.

En effet, si l'administration peut en principe librement disposer des biens rattachés à son domaine privé 6 ( * ) , comme le ferait un particulier, tel n'est pas le cas pour les biens de son domaine public.

2. Un vice de procédure de plus de trente ans : l'absence de déclassement de certains terrains du quartier Gerland du domaine public vers le domaine privé de la collectivité

Le classement d'un bien dans le domaine public d'une collectivité limite, du fait de l'inaliénabilité, l'usage qu'elle peut en faire dans le cadre d'opérations d'aménagement urbain, puisqu'elle ne peut en principe le céder à un tiers, tant qu'il y demeure rattaché.

Un procédé permet toutefois de s'affranchir de ces limites : le déclassement du bien du domaine public de la collectivité vers son domaine privé.

Ce déclassement procède de deux opérations distinctes.

La première est matérielle : il s'agit de la désaffectation du bien à l'usage du public ou à l'accomplissement du service public. Concrètement, par exemple, il s'agissait, dans le cas du terrain de Gerland, de la fermeture des abattoirs, intervenue en 1967, et de leur démolition.

La seconde opération est juridique : la collectivité doit prendre formellement une décision qui constate le déclassement et le passage du terrain, qui ne fait plus l'objet d'une affectation à l'usage du public, dans son domaine privé 7 ( * ) .

Or, le juge administratif est plus exigeant, à cet égard, pour la sortie du domaine public que pour l'incorporation à celui-ci. Il n'accepte pas les déclassements implicites et exige une décision expresse 8 ( * ) , faute de quoi, il considère que le bien est toujours rattaché au domaine public de la collectivité concernée et demeure donc inaliénable. Il annule en conséquence les ventes, les échanges ou les dons consentis sur ce bien 9 ( * ) . Il lui est certes arrivé d'accepter le principe de déclassements tacites, mais ces décisions sont très exceptionnelles et la doctrine s'accorde à considérer qu'il ne faut pas en surévaluer la portée 10 ( * ) .

Si, dans le cas de la ZAC de Gerland, la première opération, celle de désaffectation a bien eu lieu, la seconde n'a pas été mise en oeuvre : le conseil municipal de Lyon n'a pas formellement constaté ce déclassement lorsque la ZAC a été créée et que les terrains ont été cédés, au début des années 1980.

En l'absence d'une telle décision, le terrain correspondant aux anciens abattoirs municipaux pourrait donc être réputé toujours intégré au domaine public de la collectivité et ce faisant inaliénable.

Par voie de conséquences les ventes de terrain ou des baux consentis sur ces parcelles à des personnes privées 11 ( * ) pourraient être contestée comme contraires à la règle d'inaliénabilité du domaine public et être annulés par le juge administratif.

Alors que la ville de Lyon se lance aujourd'hui dans une nouvelle opération d'aménagement du quartier Gerland, on ne peut exclure que des recours soient déposés pour contester ces nouvelles opérations en se fondant sur cette illégalité originelle.

La proposition de loi vise à éviter ce désordre contentieux en validant les opérations passées, rendant impossible de les contester sur le fondement de cette illégalité, et apportant ainsi une plus grande sécurité à ceux qui ont acquis les terrains à l'époque, en toute bonne foi.


* 1 La doctrine estime généralement que la première expression de cette distinction a été formulée par certains auteurs aux XVII e et XVIII e siècles, distinguant les choses publiques du domaine de la Couronne : « sur ces choses, affectées à l'usage du public, [ceux-ci] considéraient que le Roi n'avait pas un droit de propriété mais seulement un droit de garde ou des pouvoirs de police ».

* 2 Il s'agit là des principaux procédés de rattachement de biens immobiliers au domaine public. La loi rattache par ailleurs de droit certains terrains ou certains aménagements au domaine public de l'État ou d'une collectivité. Il en va ainsi, notamment des biens du domaine public naturel (mer, fleuve, ondes hertziennes etc .) ou de certains biens du domaine public artificiel (route nationale ou autoroute, voies ferrés, aéroports, ports maritimes etc .).

* 3 Cette décision de classement s'apparente à un simple constat que l'affectation du bien l'incorpore au domaine public. L'article L. 2111-3 du CGPPP dispose en effet que « tout acte de classement ou d'incorporation d'un bien dans le domaine public n'a d'autre effet que de constater l'appartenance de ce bien au domaine public ».

* 4 Tel est par exemple le cas pour les édifices de culte affectés à l'usage de culte (CE, 18 juin 1937, Abbé Bernard , Recueil Dalloz 1939.III.1.

* 5 CE, 1 er octobre 1958, Hild , Lebon 463 (à propos d'un classement, conséquence nécessaire d'une déclaration d'utilité publique).

* 6 Certaines règles exorbitantes du droit commun sont toutefois applicables, en particulier certains privilèges administratifs habituels (par exemple la prescription quadriennale des dettes de l'État).

* 7 Art. L. 2141-1 du CGPPP : « Un bien d'une personne publique [...], qui n'est plus affecté à un service public ou à l'usage direct du public, ne fait plus partie du domaine public à compter de l'intervention de l'acte administratif constatant son déclassement ».

* 8 CE, 7 mai 2012 , SCP Mercadier et Krantz , req. n° 342107. Exceptionnellement, le juge administratif a validé l'absence de déclassement pour les « délaissés » de la voirie routière, ce qui correspond, après le tracé d'un nouvel itinéraire routier, aux portions de l'ancienne route qui ne sont plus dévolues à la circulation (CE, 27 septembre 1989, Moussons , Gazette du Palais , 10 janvier 1990, p. 6)

* 9 CE, 25 janvier 1985, Ville de Grasse c. Montlaur, JCP 1985.II.20515 .

* 10 Cf. Caroline Chamard-Heim, entrée : « Sortie du domaine public », in Jurisclasseur administratif , fasc. 405-22, n° 23.

* 11 Les ventes ou les baux consentis à des personnes publiques ne sont pas concernés par cette illégalité éventuelle, dans la mesure où ils ne sont pas incompatibles avec la règle d'inaliénabilité, puisqu'alors les terrains restent rattachés au domaine public d'une personne publique, même si cette dernière change.

Page mise à jour le

Partager cette page