B. UNE VISION DE COURT TERME
1. Un manque à gagner conséquent pour le financement des infrastructures de transport
Si le Premier ministre de l'époque avait annoncé que « le produit de ces cessions ira notamment à l'Agence pour le financement des infrastructures de transport afin d'accélérer les contrats de plan Etat-région » , seuls 4 milliards sur les 14,8 milliards issus du produit de la cession ont finalement été affectés à l'AFITF , le reste ayant essentiellement contribué au désendettement de l'Etat 13 ( * ) .
Surtout, cette mesure a privé l'AFITF d'une ressource pérenne et dynamique. Le manque à gagner résultant de cette mesure a été estimé à 37 milliards d'euros d'ici à 2032, date d'échéance médiane de ces concessions autoroutières soit 1 à 2 milliards d'euros par an. Ce montant n'a pas été confirmé par les services du ministère de l'économie et des finances, qui affirment que cette évaluation est difficilement réalisable car elle dépend des résultats financiers des entreprises, de leur structure financière et de la politique de distribution retenue par les actionnaires, éléments dont l'Etat n'a pas nécessairement la connaissance, bien qu'ils pourraient lui être fournis, en sa qualité de concédant.
L'analyse des résultats de ces sociétés laisse toutefois percevoir que celles-ci ont enregistré des gains importants. De 2006 à 2012, le résultat net d'ASF a augmenté de 15 %, celui de la SANEF de 8 % et celui d'APRR de 5 %.
Résultat d'exploitation et résultat net des sociétés concessionnaires « historiques » (comptes sociaux)
Source : DGITM
La cession des participations de l'Etat effectuée en 2005 a donc constitué une facilité de court terme pour désendetter l'Etat, mais elle a privé l'AFITF d'une ressource essentielle.
Certes, la taxe d'aménagement du territoire prélevée sur les sociétés concessionnaires d'autoroutes, introduite à l'article 302 bis ZB du code général des impôts par la loi de finances pour 1995, a été affectée à l'AFITF en remplacement. Mais cette taxe, due à raison du nombre de kilomètres parcourus sur les autoroutes, présente un dynamisme bien moindre que celui des dividendes. En 2012, elle a représenté un produit de 535 millions d'euros.
2. Des modalités de cession extrêmement critiquables
Cette opération est d'autant plus regrettable qu'elle a été réalisée sans aucune consultation du Parlement, malgré l'ampleur des sommes en jeu . C'est l'une des raisons qui a motivé l'introduction de plusieurs requêtes en annulation des décrets autorisant le transfert des participations de l'Etat 14 ( * ) , au motif qu'ils n'étaient pas conformes à la loi n° 86-793 du 2 juillet 1986 autorisant le Gouvernement à prendre diverses mesures d'ordre économique et social. Cette loi distingue en effet les privatisations relevant du législateur de celles qui peuvent être décidées par le Gouvernement. La privatisation des sociétés dont l'Etat détient directement plus de la moitié du capital social doit être approuvée par le Parlement.
Les participations de l'Etat et d'ADF dans le capital des sociétés autoroutières avant la cession
Etat |
Etablissement public « Autoroutes de France » |
|
ASF |
41,53 % |
8,8 % |
APRR |
35,11 % |
35,1% |
SANEF |
37,83 % |
37,8 % |
Dans un arrêt de section du 27 septembre 2006, le Conseil d'Etat a rejeté ces requêtes. Il a estimé que les sociétés concessionnaires ne pouvaient être considérées comme des sociétés dans lesquelles l'Etat détient directement plus de la moitié du capital, les participations détenues par ADF ne pouvant être assimilées à des participations directes de l'Etat.
La façon dont l'Etat a vendu ces participations a également été critiquée. Dans son rapport public annuel de 2008, la Cour des comptes déplore le fait que l'Etat n'ait fait appel qu'à une seule banque conseil pour les trois opérations d'ouverture du capital des sociétés d'autoroutes, se privant ainsi de la possibilité de disposer de plusieurs avis indépendants de ceux fournis par les conseils des entreprises.
La Cour relève aussi que la durée des concessions autoroutières, qui dépasse l'horizon des marchés, a rendu difficile l'évaluation de ces sociétés. En effet, le marché ne sait valoriser, avec les taux d'actualisation qu'il pratique, qu'une période de l'ordre d'une quinzaine d'années. Or, les échéances des concessions de la SANEF, d'APRR et d'ASF sont situées entre 2028 et 2032. Ainsi, « alors que les hypothèses de taux d'actualisation ont été, de ce fait, les premiers déterminants de la valeur des sociétés, le choix d'un taux d'actualisation excessivement élevé 15 ( * ) a interdit à l'Etat de valoriser toute la durée des concessions cédées, et donc de tirer tout le bénéfice patrimonial possible de la privatisation. »
La Cour des comptes a plus particulièrement remis en cause la façon dont la cession d'ASF a été réalisée.
L'ANALYSE DE LA COUR DES COMPTES SUR LA CESSION D'ASF Ayant mis, en 2002, 49 % du capital des Autoroutes du Sud de la France (ASF) sur le marché, l'Etat n'a pu s'opposer à la montée de Vinci au capital d'ASF qu'en signant, le 24 novembre 2004, un pacte d'actionnaires conduisant Vinci à interrompre ses acquisitions de titres au niveau atteint de 23% en contrepartie de l'octroi d'une représentation au conseil d'administration de la société. Pour autant, comme il le stipulait, ce pacte a cessé de s'appliquer lorsque l'Etat est revenu sur sa décision de ne pas privatiser les sociétés d'autoroutes. Lors de la privatisation des sociétés d'autoroutes, la présence de Vinci au capital d'ASF a manifestement dissuadé d'autres acquéreurs potentiels de se porter candidats à l'appel d'offres. La très forte croissance du cours de l'action Vinci (+ 140 %) entre avril 2002 (première cotation de l'action ASF après l'arrivée de Vinci à son capital) et novembre 2006 (retrait de cote de l'action ASF à la suite de la prise de contrôle par Vinci) témoigne notamment, selon toute vraisemblance, de la perception par le marché que l'acquisition d'ASF s'est faite à un prix avantageux. Il aurait été préférable de déclarer infructueux l'appel d'offres et de procéder à une nouvelle mise aux enchères, comme ce fut le cas, en 2002, pour la cession de la participation résiduelle de l'Etat dans le Crédit Lyonnais. Source : « L'Etat actionnaire : apports et limites de l'agence des participations de l'Etat », Cour des comptes, rapport public annuel 2008. |
La Cour des comptes a aussi dénoncé « un manque de réactivité face aux signaux du marché » , après avoir constaté que, « lorsqu'il a mis sur le marché 36 % du capital de la SANEF en mars 2005, l'Etat a appliqué une décote de 12 % par rapport aux évaluations des analystes, alors que la demande exprimée était très forte et aurait, au contraire, justifié un relèvement du prix, sans craindre de se placer sensiblement au-dessus du prix plancher fixé par la commission des participations et des transferts ».
3. Un encadrement insuffisant des péages autoroutiers
Lors de la cession de ses participations, l'Etat n'a pris aucune disposition pour adapter les formules tarifaires au nouveau statut privé des entreprises. Or, il convenait à la fois d'éviter l'apparition d'une rente tarifaire et de protéger les intérêts du consommateur. Dès 2008, la Cour a relevé cette insuffisance, constatant que « la politique tarifaire s'est sensiblement éloignée des règles qui la fondaient et le système se caractérise par une grande opacité pour les usagers 16 ( * ) ».
Un rapport récent de la Cour des comptes, publié en juillet 2013, sur « les relations entre l'Etat et les sociétés concessionnaires d'autoroutes » a malheureusement confirmé l'acuité de ce phénomène. Alors que la hausse du tarif des péages est en théorie encadrée et limitée, la conclusion de contrats de plan entre les sociétés d'autoroutes et l'Etat a rendu possibles des hausses tarifaires supplémentaires, dont la justification n'est pas toujours évidente. En l'absence de contrat de plan, le décret du 25 janvier 1995 relatif aux péages autoroutiers prévoyait une hausse annuelle minimale des tarifs de 70 % de l'inflation. Dans les faits, la hausse des tarifs a été en général supérieure à l'inflation. Pour les véhicules légers (classe 1) par exemple, la progression des tarifs a dépassé, en moyenne, 2,2 % par an chez ASF et 1,8 % chez APRR alors que l'indice de progression des prix à la consommation hors tabac n'a augmenté que de 1,6 %. La progression a été moindre pour la SANEF, de 1,5 % 17 ( * ) .
Evolution des tarifs des péages depuis 2004 pour la classe 1 (véhicules légers) et la classe 4 (poids lourds, autocars et autres véhicules de trois essieux ou plus)
Source : « Le réseau autoroutier concédé en 2012 », Ministère de l'écologie, du développement durable et de l'énergie.
* 13 L'établissement public Autoroutes de France a conservé 1,8 milliard d'euros, notamment pour pouvoir recapitaliser ultérieurement la Société française du tunnel routier de Fréjus, à hauteur de 900 millions d'euros.
* 14 Ces requêtes ont notamment été déposées par François Bayrou, l'Association de défense des usagers des autoroutes publiques de France et l'Association de défense des usagers et de sauvegarde du patrimoine autoroutier.
* 15 Pour les trois groupes ASF, APRR et SANEF, les taux d'actualisation retenus par l'Agence des participations de l'Etat se sont situés entre 7,05 % et 7,13 % pour les premières ouvertures de capital, intervenues entre 2002 (ASF), 2004 (APRR) et 2005 (SANEF) et entre 5,93 % et 6,35 % pour les privatisations de 2006.
* 16 « Les péages autoroutiers », Cour des comptes, rapport public annuel 2008.
* 17 Cour des comptes, « Les relations entre l'Etat et les sociétés concessionnaires d'autoroutes », juillet 2013.