B. UN RENFORT DANS LA LUTTE CONTRE LE PROXÉNÉTISME DISCUTÉ
1. Des conditions de garde à vue peu propices à une coopération avec les forces de sécurité
Le second objectif poursuivi par le législateur en 2003 était de permettre aux forces de police et de gendarmerie, dans le cadre des gardes à vue décidées sur le fondement du délit de racolage, de recueillir à l'occasion de l'audition de l'intéressée divers renseignements sur ses proxénètes. Les informations obtenues permettraient d'initier ou de consolider les procédures judiciaires engagées contre ces derniers, au besoin en recourant aux dispositions du code de procédure pénale relatives à la protection des témoins 23 ( * ) .
Les responsables de la brigade de répression du proxénétisme de la préfecture de police ont ainsi expliqué à votre rapporteur l'intérêt fréquent des renseignements recueillis dans ce cadre. D'après eux, environ un quart à un tiers des 50 à 65 procédures closes chaque année avec succès à Paris ont pour point de départ des informations recueillies lors d'une garde à vue pour racolage. Ces renseignements ne sont pas nécessairement constitués du témoignage de l'intéressée mais peuvent consister, par exemple, en un recueil de numéros de téléphones portables, permettant aux autorités de mettre en place un dispositif d'écoutes téléphoniques et ainsi de remonter la filière.
Par ailleurs, les policiers entendus par votre rapporteur soulignent que, si la garde à vue est une mesure de contrainte, elle ouvre également certains droits à l'intéressée, notamment celui d'être examinée par un médecin : pour certaines d'entre elles, il s'agit souvent du premier contact avec un professionnel de santé depuis leur arrivée en France. Elle est également l'occasion, pour les personnels de police, d'informer l'intéressée de ses droits et de l'orienter vers une association ou une structure de soins. En revanche, il semblerait que, pour une part importante, les personnes gardées à vue pour racolage ne sollicitent pas l'assistance d'un avocat.
Votre rapporteur observe toutefois que l'utilisation de la garde à vue à cette fin est de nature à introduire une confusion : arrêtées pour racolage et placées en garde à vue par des fonctionnaires en uniforme (car chargés de la sûreté sur la voie publique), ces personnes sont ensuite - parfois - entendues par des fonctionnaires en civil enquêtant sur des réseaux de proxénétisme et considérées dans ce cadre comme des victimes. Pour nombre d'entre elles, le policier en uniforme est une menace, et non une personne susceptible de leur apporter une protection contre le réseau ou des clients ou des passants violents.
En outre, les témoignages recueillis par les associations montrent que la garde à vue est souvent vécue comme un moment traumatisant pour les intéressées.
Votre commission des lois tout comme le Contrôleur général des lieux de privation de liberté ont, à de nombreuses reprises, eu l'occasion de souligner l'état souvent indigne des locaux de garde à vue 24 ( * ) .
Par ailleurs, les témoignages disponibles montrent que tant les conditions de l'interpellation que les contrôles et fouilles subis au commissariat sont ressentis de façon très éprouvante par des personnes déjà particulièrement vulnérables et exposées au quotidien à la précarité et au risque d'être victimes de violences - et ce d'autant plus que des abus ont été signalés par des associations. Même rares, ce type d'abus est particulièrement intolérable et, par la communication qui en est faite parmi les personnes prostituées, ne peut que renforcer leur défiance à l'égard des forces de l'ordre.
La récente étude conduite par Médecins du Monde parmi les prostituées chinoises de Paris a mis en évidence ce phénomène. Réalisée à partir du témoignage de 86 femmes interrogées entre 2010 et 2012, il en ressort que « les trois quarts des femmes interrogées ont fait l'objet d'arrestations et de gardes à vue au cours des douze derniers mois précédant l'enquête, souvent de manière arbitraire. Ces femmes ont été arrêtées en moyenne six fois au cours de l'année écoulée.
« Dans un grand nombre de cas, elles sont arrêtées alors même qu'elles ne racolaient pas. D'après leurs témoignages, le seul fait d'être soupçonnée par la police de se prostituer est bien souvent un motif suffisant pour être placée en garde à vue.
« Lors de la garde à vue, qui dure généralement entre douze et vingt-quatre heures, beaucoup de femmes subissent des humiliations et des traitements dégradants :
« - 81% des femmes ont été obligées de se déshabiller intégralement pour subir une fouille au corps ;
« - 56% des femmes ont été menottées lors de leur arrestation ;
« - 53% des femmes ont été obligées de signer des procès-verbaux sans qu'elles soient informées de ce qui y était écrit ou alors qu'elles n'étaient pas d'accord avec le contenu ;
« - 43% estiment avoir fait l'objet d'humiliations lors de leur garde à vue ;
« - 24% des femmes ont été privées de nourriture.
« De fait, pour les femmes interrogées, la police et la justice ne sont pas considérées comme les garants de leur sécurité mais comme une source de violences » 25 ( * ) .
2. Un lien statistique difficile à démontrer
Si les renseignements obtenus au cours de gardes à vue pour racolage présentent sans aucun doute un intérêt dans les procédures judiciaires pour proxénétisme, les statistiques agrégées au niveau national ne permettent pas de mettre en évidence un lien entre la création du délit de racolage en 2003 et une augmentation du nombre de condamnations pour proxénétisme :
- d'une part, les données du ministère de l'Intérieur mettent en évidence une augmentation de l'activité des services de police et de gendarmerie s'agissant de ces infractions antérieure à l'adoption de la loi sur la sécurité intérieure du 18 mars 2003 ;
- d'autre part, cette activité ne paraît pas avoir été touchée par la diminution continue du nombre de gardes à vue pour racolage constatée à partir de 2006 (voir encadré).
Ce constat est corroboré par les données du casier judiciaire national, qui enregistre de façon relativement stable environ 600 à 800 condamnations pour proxénétisme aggravé par an depuis 2003, sans lien apparent avec l'évolution du nombre de gardes à vue décidées pour racolage.
Nombre de gardes à vue
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Nombre de gardes à vue
|
|
2000 |
775 |
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2001 |
506 |
|
2002 |
780 |
|
2003 |
1019 |
|
2004 |
4712 |
936 |
2005 |
3803 |
1099 |
2006 |
2752 |
906 |
2007 |
2519 |
830 |
2008 |
2186 |
768 |
2009 |
1726 |
801 |
2010 |
1553 |
949 |
2011 |
1595 |
917 |
2012 |
1668 |
752 |
Source : ministères de l'Intérieur et de la Justice
3. Un détournement des finalités de la garde à vue
Enfin, votre commission s'interroge sur la compatibilité entre les objectifs recherchés par le législateur en 2003 et le droit actuel en matière de garde à vue.
En effet, la loi n°2011-392 du 14 mars 2011 a défini la garde à vue comme « une mesure de contrainte décidée par un officier de police judiciaire, sous le contrôle de l'autorité judiciaire, par laquelle une personne à l'encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu'elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d'une peine d'emprisonnement est maintenue à la disposition des enquêteurs.
« Cette mesure doit constituer l'unique moyen de parvenir à l'un au moins des objectifs suivants :
« 1° Permettre l'exécution des investigations impliquant la présence ou la participation de la personne ;
« 2° Garantir la présentation de la personne devant le procureur de la République afin que ce magistrat puisse apprécier la suite à donner à l'enquête ;
« 3° Empêcher que la personne ne modifie les preuves ou indices matériels ;
« 4° Empêcher que la personne ne fasse pression sur les témoins ou les victimes ainsi que sur leur famille ou leurs proches ;
« 5° Empêcher que la personne ne se concerte avec d'autres personnes susceptibles d'être ses coauteurs ou complices ;
« 6° Garantir la mise en oeuvre des mesures destinées à faire cesser le crime ou le délit » (article 62-2 du code de procédure pénale).
La possibilité d'entendre la personne placée en garde à vue pour racolage sur des faits de proxénétisme dont elle ne serait que le témoin ou la victime n'entre pas dans le champ des motifs autorisant le recours à la garde à vue. Cette possibilité a été expressément exclue par la loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes.
Comme l'a précisé à votre rapporteur Mme Marie-Suzanne Le Quéau, directrice des affaires criminelles et des grâces, les dispositions du code de procédure pénale relatives à l'audition des témoins constituent le seul cadre juridique adapté pour entendre des personnes prostituées sur des faits de proxénétisme dont elles seraient les victimes.
* 23 Qui permettent notamment les témoignages dits « sous X ». Voir les articles 706-57 et suivants du code de procédure pénale.
* 24 Voir par exemple à ce sujet les observations de notre collègue François Zochetto, rapporteur pour le Sénat de la loi du 14 mars 2011 sur la garde à vue, rapport n°315 (2010-2011), page 19.
* 25 Médecins du Monde, « Travailleuses du sexe chinoises à Paris», synthèse d'enquête, 17 décembre 2012, page 7.