N° 437

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2012-2013

Enregistré à la Présidence du Sénat le 20 mars 2013

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur le projet de loi , ADOPTÉ PAR L'ASSEMBLÉE NATIONALE , ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe ,

Par M. Jean-Pierre MICHEL,

Sénateur

Tome 2 : Auditions

(1) Cette commission est composée de : M. Jean-Pierre Sueur , président ; MM. Jean-Pierre Michel, Patrice Gélard, Mme Catherine Tasca, M. Bernard Saugey, Mme Esther Benbassa, MM. François Pillet, Yves Détraigne, Mme Éliane Assassi, M. Nicolas Alfonsi, Mlle Sophie Joissains , vice-présidents ; Mme Nicole Bonnefoy, MM. Christian Cointat, Christophe-André Frassa, Mme Virginie Klès , secrétaires ; MM. Alain Anziani, Philippe Bas, Christophe Béchu, François-Noël Buffet, Gérard Collomb, Pierre-Yves Collombat, Jean-Patrick Courtois, Mme Cécile Cukierman, MM. Michel Delebarre, Félix Desplan, Christian Favier, Louis-Constant Fleming, René Garrec, Gaëtan Gorce, Mme Jacqueline Gourault, MM. Jean-Jacques Hyest, Philippe Kaltenbach, Jean-René Lecerf, Jean-Yves Leconte, Antoine Lefèvre, Mme Hélène Lipietz, MM. Roger Madec, Jean Louis Masson, Michel Mercier, Jacques Mézard, Thani Mohamed Soilihi, Hugues Portelli, André Reichardt, Alain Richard, Simon Sutour, Mme Catherine Troendle, MM. René Vandierendonck, Jean-Pierre Vial, François Zocchetto .

Voir le(s) numéro(s) :

Assemblée nationale ( 14 ème législ.) :

344 , 581 , 628 et T.A. 84

Sénat :

349 , 435 et 438 (2012-2013)

Mardi 5 février 2013

Mme Irène Théry, directrice d'études à l'école des hautes études en sciences sociales (ehess)

________

- Présidence M. Jean-Pierre Sueur , président -

M. Jean-Pierre Sueur , président . - La commission des lois du Sénat va procéder à de nombreuses auditions : pas moins d'une quarantaine en trois semaines. Son bureau a préféré des auditions d'une heure à des tables rondes, car notre objectif est de mener le travail le plus approfondi possible. Cet après-midi, nous entendrons des personnalités qualifiées dans le domaine de la sociologie, de l'anthropologie et de la psychiatrie.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Faut-il encore présenter Mme Irène Théry ? Directrice d'études à l'EHESS, ses travaux de sociologie de la famille font autorité ; son rapport sur le couple, la filiation et la parenté a inspiré les réformes du droit de la famille dans les années 1990.

Mme Irène Théry, sociologue, directrice d'études à l'école des hautes études en sciences sociales (EHESS). - Je vous remercie de m'entendre. Je centrerai mon intervention liminaire sur l'adoption par les couples de même sexe. Depuis quelques semaines, en effet, le débat a bien progressé : d'autres avec moi ont replacé le mariage des couples de même sexe dans l'histoire longue du mariage civil depuis 1792. Cette perspective progresse.

Aujourd'hui, le projet de loi ne prévoit pas de remplacer les termes de « père » et « mère » par ceux, improbables, de « parent A » et de « parent B » ; il dispose qu'un enfant adopté par une personne seule pourra avoir non seulement un père ou une mère, mais aussi un père et une mère. L'Union nationale des associations familiales (UNAF), majoritairement hostile au projet, déclarait en octobre, « ouvrir l'ensemble de l'adoption aux couples de même sexe pose en particulier la question de l'adoption plénière : alors qu'un enfant ne peut naître que d'un homme et d'une femme, l'accès éventuel à l'adoption plénière remettrait juridiquement en cause cette réalité, laissant croire qu'il est possible de naître de deux personnes de même sexe. C'est pourquoi l'UNAF est majoritairement défavorable à l'accès à l'adoption pour les couples de même sexe ». Il s'agit de lever ce malentendu : aucun défenseur du projet n'imagine possible de remettre juridiquement en cause cette réalité.

Revenons à l'histoire longue de la filiation depuis 1804, et le premier code civil. A l'époque, il était impensable, absurde, qu'un enfant pût avoir deux parents du même sexe. Depuis, à travers l'évolution de notre rapport à l'homosexualité et à la filiation en général, l'adoption s'est progressivement distinguée du modèle de procréation. La clef du changement est une réappropriation du mot « parents », lesquels ne sont plus forcément les géniteurs de l'enfant. On peut admettre une acception plus large de la filiation, dès lors qu'elle n'a plus la procréation pour unique fondement.

Cette perspective historique n'engage ni à un quelconque relativisme ni à un individualisme exacerbé avec le droit à l'enfant. Au contraire, elle est liée à l'affirmation des droits de l'enfant. D'abord, l'égalité entre enfants, quel que soit le statut de leurs parents. Nous sommes héritiers d'un modèle de filiation qui, contrairement à ce que l'on dit, n'est pas biologique mais matrimonial. Pour preuve, jusqu'en 1912, la recherche en paternité hors mariage était interdite : dès que les géniteurs n'étaient pas mariés, on se moquait éperdument de la réalité biologique. Dans ce modèle, la filiation dépend du statut des parents : la seule vraie filiation est la filiation légitime. L'enfant naturel, le bâtard, n'avait pas de père et n'entrait pas dans la famille de sa mère - une fille-mère. Il n'héritait pas de ses grands-parents. Hors mariage, il n'y avait donc pas de famille, au sens anthropologique et sociologique du terme, puisqu'il faut trois générations pour caractériser une filiation. On organisait l'irresponsabilité totale des pères biologiques.

Aux cocottes, prostituées et filles-mères, s'opposait la respectable mère de famille. Suivant un principe cognatique à inflexion patrilinéaire, son enfant bénéficiait d'une présomption de paternité, une fiction juridique d'importance qui emportait des conséquences sociales : la femme devait arriver vierge au mariage, l'adultère féminin était bien plus sévèrement puni que l'adultère masculin, etc. Ce modèle matrimonial correspondait à un idéal, celui de l'exclusivité de la filiation : un seul père, une seule mère ; pas un de moins, pas un de plus. La même personne est le géniteur de l'enfant, l'élève dans sa maison - c'est la dimension sociale et éducative - et est le parent au sens juridique.

Bien sûr, cela n'était pas toujours vrai : le mari n'était pas toujours le géniteur, mais l'on faisait comme si. « Le père est celui que les noces désignent », dit l'adage, tandis que l'idéal matrimonial veut que le père soit celui que le sang désigne. D'ailleurs, la rhétorique biologique valorise le mariage comme seule institution naturelle. Pour Rousseau, la famille est la société « la plus ancienne et la seule naturelle ».

Ce modèle matrimonial a été remis en question par une révolution de velours, l'émergence progressive des droits de l'enfant ayant accompagné l'affaiblissement de la complémentarité hiérarchique entre les sexes : autorisation de la recherche en paternité en 1912, substitution en 1970 de l'autorité parentale conjointe à la puissance paternelle, égalité entre tous les enfants par la grande loi de 1972, inspirée par le doyen Carbonnier.

En parallèle, la filiation s'est autonomisée du mariage. Le modèle matrimonial n'était pas très ouvert à l'adoption. Ce n'est qu'en 1939 que s'est développée la légitimation adoptive, suivie en 1966 par l'adoption plénière, mais selon un modèle de procréation. Avec cette loi, les parents adoptifs, en quelque sorte, devaient pouvoir passer pour ses géniteurs ; c'est une aggravation de la formule de Napoléon Bonaparte : « L'adoption singe la nature. » La loi de 1966 a effacé la première filiation de l'enfant : le nom des parents adoptifs figure sur l'acte de naissance. Ce modèle pseudo-procréatif ne va pas jusqu'à la falsification complète : le jugement d'adoption apparaît sur l'acte de naissance authentique. Les parents adoptifs n'ont longtemps été acceptés que comme des parents de seconde zone, de la fausse monnaie. D'où une tendance à taire la vérité de l'origine, à ne pas donner accès au dossier. A l'occasion de mon rapport, j'ai découvert que des collègues de mon Ecole avaient appris à cinquante ans qu'ils avaient été adoptés. Tout au plus distillait-on des renseignements non identifiants.

On a compris, petit à petit, que ce n'était pas conforme au droit fondamental de l'enfant, et que son intérêt ne se confondait pas avec celui de ses parents à garder le secret sur ses origines et éviter ainsi toute rivalité avec les parents biologiques. Surtout, les parents adoptifs ont de plus en plus revendiqué un autre modèle : celui de l'enfant qu'on prend par la main et à qui l'on montre le chemin, comme dit la chanson. Ils ont demandé la reconnaissance de l'adoption pour ce qu'elle était, parce qu'il est possible de s'engager envers un enfant dans un lien inconditionnel et indissoluble.

Cette évolution, depuis quinze ans a été facilitée par le développement de l'adoption internationale qui fait que les enfants ne ressemblent plus physiquement aux parents adoptifs... Au-delà, les parents géniteurs n'étaient plus perçus comme des rivaux potentiels par les parents adoptifs. A partir de là, on distinguait de la filiation l'origine personnelle de l'enfant, une distinction établie par la jurisprudence européenne. Je vous recommande le film Une vie toute neuve d'Ounie Lecomte qui retrace l'histoire d'un enfant adopté en Corée et sa souffrance devant le déchirement de son identité narrative.

Le modèle matrimonial de filiation a été remis en cause par le principe d'égalité des enfants, qui efface l'opposition entre filiation légitime et naturelle, entre honneur et honte, qui organisait le paysage social ; mais aussi par le principe de codirection masculine-féminine, et par le développement des droits des enfants. Dans ce contexte, on comprend les nouvelles revendications des parents homosexuels.

La loi autorise l'adoption par des célibataires depuis 1966, mais la pratique l'interdisait à des homosexuels. Cette situation, acceptée par l'arrêt « Fretté  contre France », n'était pas propre à notre pays. Toutefois, en 2008, la France a été condamnée pour avoir refusé de confier un enfant à une célibataire en raison de son homosexualité. Cette condamnation se fondait sur cette nouvelle organisation juridique de la filiation, fondée sur un engagement inconditionnel. Pourquoi deux personnes de même sexe ne pourraient-elles prendre ensemble cet engagement ? Il n'est nullement question qu'elles se fassent passer pour les géniteurs de l'enfant - la peur de l'UNAF traduit une conception désuète. Nous ne sommes pas dans le passage du biologique au social.

Désormais, se dessine un droit commun de la filiation, devant lequel tous les enfants sont égaux, quels que soient leurs parents. Cette unicité du droit de la filiation n'empêche pas la pluralité des sources de la filiation. Au contraire, il existe une filiation par procréation, une filiation par adoption qui respecte l'histoire de l'enfant. Il y a aussi la filiation par engendrement avec la coopération d'un tiers donneur - donneur de sperme, donneuse d'ovocytes, donneuse de gestation. La question de la procréation médicalement assistée ne figure pas dans le projet de loi, mais je suis prête à en discuter avec vous.

Mme Nathalie Goulet . - Merci d'avoir ouvert ces auditions à l'ensemble des sénateurs. Membre de la commission des affaires étrangères, je regrette qu'aucune ne soit consacrée à la législation comparée. Notre droit est-il rétrograde par rapport à celui de nos voisins ?

M. Jean-Pierre Sueur . - Nous avons commandé une étude de législation comparée qui est disponible sur le site du Sénat. Je vous la ferai parvenir.

Mme Michelle Meunier . - Comme vous, je crois que l'adoption est un engagement de lien pour la vie. Vous avez parlé de l'adoption plénière. Pouvez-vous dire un mot de l'adoption simple ?

M. Jean-Pierre Michel , rapporteur . - Je suis très favorable à l'accès aux origines qui nous différencie des autres espèces animales. Ne pensez-vous pas que les noms des parents biologiques devraient toujours figurer sur l'état civil des enfants adoptés ?

Mme Irène Théry . - J'ai parlé du droit français, dont le modèle matrimonial a été commun aux grandes démocraties occidentales. En revanche, d'autre pays ont été plus sensibles que nous à la question des droits de l'individu et des droits de l'enfant en particulier, à commencer par celui de connaître ses origines. Le trouble - j'ai donné l'exemple de l'UNAF, mais j'aurais aussi pu citer Jean-Pierre Rosenczveig, qui vient de déclarer que la filiation, c'est « je suis issu de » -, tient à la confusion entre le fait que tous ces enfants naissent de l'un et l'autre sexe - ce qui implique qu'ils ne sont pas enfermés dans une moitié d'humanité tout en n'ayant qu'un sexe - et l'éducation d'un enfant par des personnes de même sexe.

Un chiffre m'a toujours frappée : au XVIII e siècle, un quart des mariages était des remariages ; et ceux-ci intervenaient six mois en moyenne après le veuvage. Pourquoi ? Parce qu'il existait une répartition des tâches dévolues à l'homme et à la femme dans l'éducation des enfants et que l'on n'imaginait pas élever un enfant sans une personne de l'autre sexe. Les questions se posent aujourd'hui différemment : un père peut maintenant donner un biberon sans déchoir de sa virilité.

L'adoption plénière se rapproche de plus en plus de l'adoption simple, laquelle est cumulative à partir de la filiation pivot. Elle évolue en effet vers une logique de l'addition : une logique du « et » remplace la vieille logique du « ou », même si les seuls parents selon la filiation sont les parents adoptifs.

Lors de la révision des lois bioéthique, j'avais d'ailleurs dirigé un numéro de la revue Esprit qui s'intitulait rien de moins que « L'adoption saisie par la biomédecine », car nous avions face à nous les tenants du modèle pseudo-procréatif. Pour autant, on ne peut s'en tenir à l'adoption simple : il nous faut nous appuyer sur l'adoption plénière en gardant l'inspiration additive de la première, ce qui confortera les parents intentionnels, les parents par filiation.

L'histoire du refus de la pluriparentalité joue également pour la procréation médicalement assistée (PMA) qui fait débat à l'Assemblée nationale. Je crois pourtant qu'en respectant les droits des enfants, on respecte mieux les parents adoptifs. J'ai vu une jeune coréenne défendre sa thèse en présence de sa famille adoptive et de ce qu'elle appelait sa « famille coréenne ». Elle avait rassemblé les morceaux épars de son histoire.

Dans le cas de la PMA avec tiers donneur, nous sommes allés encore plus loin dans l'effacement de l'origine, dans la falsification de la filiation : le recours à cette technique n'est mentionné nulle part dans les actes d'état civil. C'est « le crime parfait », dit la juriste Marcella Iacub. L'homme qui n'est pas le géniteur va, par hypothèse, bénéficier de la présomption de paternité. Avons-nous respecté les droits de l'enfant ? C'est le même modèle que celui du dé-mariage. Les enfants revendiquent l'accès à leur dossier médical, à leur majorité. Peut-on les en priver ? Cette information est parfaitement connue et conservée : peut-on la leur cacher ?

Il faut distinguer les enjeux biomédicaux et ceux de la filiation. Sachons entendre la nouvelle génération quand elle proteste contre le sort qui lui a été fait.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Je remercie Mme Théry en votre nom à tous pour ce bel exposé.

Mme Nathalie Goulet . - Une audition, c'est bien mieux qu'un rapport !

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page