B. LA BOÎTE À OUTILS DES DOCUMENTS D'AMÉNAGEMENT COMMERCIAL (DAC) COMPLÉTÉE PAR UN OUTIL PUISSANT
1. Le danger de DAC trop faibles
Aujourd'hui, malgré toutes les critiques dont elles font l'objet, les CDAC restent un lieu qui permet aux élus locaux d'avoir leur mot à dire sur les implantations commerciales et le cas échéant de s'opposer à celles qu'ils jugent néfastes pour la structuration de leur territoire. Or, la proposition de loi, dans sa logique d'intégration de l'urbanisme commercial au reste de l'urbanisme, prévoit la disparition de ces CDAC. À l'avenir, les implantations commerciales seront autorisées par une décision de conformité du permis de construire avec le DAC : cela signifie que le maire devra se borner à constater si le projet qui lui est soumis satisfait aux règles objectives explicitées dans les documents d'urbanisme. Cela n'est souhaitable qu'à une seule condition : que les DAC disposent d'outils assez forts pour obliger ou interdire les implantations commerciales en fonction des exigences d'aménagement du territoire.
Après avoir étudié ce texte en détail et auditionné tous les acteurs concernés, votre rapporteur est parvenu à la conclusion que cette condition n'était pas remplie : rien, dans la boîte à outils des DAC telle que remplie par les députés, ne permet d'empêcher la poursuite de la dévitalisation des centres-villes et la disparition programmée du commerce de proximité. Si elle devait être adoptée en l'état, la proposition de loi « Urbanisme commercial » constituerait ainsi un remède pire que le mal. En supprimant les CDAC au profit d'un DAC n'offrant pas un vrai pouvoir de contrainte, les élus perdraient en effet le peu d'influence qu'ils possèdent encore dans les CDAC pour gagner, en contrepartie, un pouvoir illusoire de régulation à travers des DAC trop mous pour être autre chose que des machines à délivrer des permis de construire. Au lieu de re-réguler les implantations commerciales au service de l'aménagement des territoires, ce texte deviendrait, contre son but affiché, l'étape ultime de leur libéralisation.
2. L'ajout de règles de localisation fondées sur une typologie des commerces
Pour devenir l'outil pertinent attendu par tous les élus soucieux d'aménagement du territoire, il faut que le DAC puise contraindre la localisation des implantations commerciales sur la base d'une typologie des secteurs commerciaux. C'est le principal amendement de fond adopté par votre commission. Cette disposition figure désormais au II et au IV de l'article 1 er du texte. Le document d'aménagement commercial pourra identifier la destination des équipements commerciaux de détail en distinguant les commerces alimentaires, les commerces d'équipement de la personne, les commerces d'équipement de la maison et les commerces de loisirs et culture.
Ces règles de localisation assises sur une typologie des commerces constituent une innovation dans le droit français de l'urbanisme, même si, comme le montre la note de droit comparée qui figure en annexe II du présent rapport 3 ( * ) , d'autres pays européens, comme l'Allemagne et les Pays-Bas, utilisent déjà ce type d'instrument avec succès. Comme toute innovation, celle-ci peut susciter quelques inquiétudes. Votre rapporteur estime cependant que la solution choisie constitue la seule voie possible pour répondre à l'exigence du maintien d'une offre commerciale complète de proximité dans les centralités urbaines . Au demeurant, comme il sera exposé plus loin, de nombreuses précautions ont été prises pour que ce nouvel outil reste un outil souple n'apportant que des restrictions limitées et justifiées à la liberté d'implantation.
Les secteurs commerciaux ciblés par la typologie que votre commission a adoptée sont ceux qui jouent un rôle-clé pour la vitalité des centres-villes. C'est, en premier lieu, le cas des commerces alimentaires ou à prédominance alimentaire. Il s'agit en effet de commerces correspondant à une fréquence d'achat élevée, souvent quotidienne. La garantie d'un approvisionnement pour les habitants des centralités urbaines suppose donc que ces commerces soient localisés sur le lieu de vie de la population.
Une localisation centrale est également souhaitable, d'autre part, pour des commerces dont la fréquentation peut être plus ponctuelle, mais qui ont cette propriété remarquable de remplir spontanément un rôle « d'entraînement », en ce sens que les autres commerces ont tendance à s'installer près d'eux pour profiter des flux de fréquentation qu'ils génèrent. En raison de ces phénomènes d'agrégation spatiale, la localisation de ces « locomotives » commerciales exerce un effet potentiellement dévastateur pour les zones centrales. Quand ils choisissent de quitter les localisations centrales pour s'implanter en périphérie urbaine, ce qui est le cas sous la législation actuelle, c'est en effet l'ensemble des commerces qui les suivent, avec pour résultat la dévitalisation inexorable des centres urbains des bourgs et villes moyennes.
Pour conserver des zones de centralité qui mettent à la disposition de la population une offre diversifiée de proximité, qui se caractérisent par un bâti dense permettant de limiter les déplacements automobiles et la consommation foncière, qui contribuent à renforcer l'attractivité touristique des lieux historiques et qui permettent de nouer des liens et des contacts sociaux essentiels à la cohésion de la société, il faut donc s'assurer que les commerces appartenant à l'un des grands secteurs d'activité ciblés par la typologie, du moins au-dessus d'une certaine taille, ne s'installent pas en périphérie.
Or, il est bien clair qu'ils ne choisiront pas nécessairement d'eux-mêmes la localisation optimale du point de vue de l'intérêt général. Avoir des convictions libérales ne doit pas empêcher de constater pragmatiquement que le marché a parfois ses limites. La tendance économique spontanée, c'est en effet que les « locomotives » commerciales s'installent plutôt en périphérie, car le prix du foncier y est plus faible et les marges commerciales plus élevées . Pour inverser la logique économique centrifuge de localisation des commerces, pour redynamiser les zones de centralité urbaine, la puissance publique, à travers le DAC, doit donc avoir la faculté d'imposer à tel type de commerces, qu'il soit alimentaire, d'équipement de la personne, d'équipement de la maison ou de culture et de loisir, de s'installer dans les zones centrales.
Pour conclure sur ce point, votre rapporteur souligne cependant que le développement des centralités urbaines repose sur deux piliers : l'aménagement et la planification. S'il est absolument nécessaire de mettre à la disposition des élus locaux des outils de planification urbanistique puissants, ces outils ne constituent pas la panacée. Pour attirer les commerces, les élus doivent aussi aménager leurs centres en conséquence , prévoir le stationnement et la desserte, préempter les locaux disponibles et remembrer le tissu urbain pour mettre à la disposition des commerces les surfaces dont ils ont besoin.
3. Des règles compatibles avec la liberté d'établissement et la libre concurrence
• La jurisprudence constante de la Cour
européenne de justice est que la loi ou le règlement peuvent
poser des restrictions à la création ou à l'exercice d'une
activité commerciale lorsque cela est justifié par la poursuite
d'un objectif d'intérêt général. Il faut toutefois
que ces dispositions juridiques s'appliquent de manière non
discriminatoire et restent proportionnées à l'objectif poursuivi.
Comme cela a été souligné précédemment,
s'agissant en particulier de l'urbanisme commercial, la Commission
européenne interprète la jurisprudence de la Cour en estimant
notamment que les règles encadrant l'implantation des
commerces :
- ne doivent pas se fonder sur des considérations de nature économique et prendre la forme de « tests économiques » mesurant, notamment, l'impact de l'implantation sur les commerces existants ;
- doivent prévoir des critères suffisamment précis et objectifs.
• S'agissant du second point, votre rapporteur
souligne que
le texte adopté par votre commission constitue un
progrès sensible vers une meilleure garantie du droit des
commerçants
. En effet, dans le dispositif prévu par la
proposition de loi, toute décision en opportunité des
autorités administratives disparaît : les autorisations
d'implantations se feront désormais uniquement en conformité avec
des documents d'urbanisme qui comporteront explicitement des critères
objectifs et précis (conditions relatives la desserte, conditions du
stationnement, normes architecturales, secteur d'activité du commerce,
etc.). Ces critères seront connus à l'avance des
pétitionnaires et constants d'un dossier à l'autre, alors que
dans le droit en vigueur les décisions sont prises par des commissions
départementales qui doivent évaluer les projets d'implantation
par rapport à des principes très généraux relatifs
au développement durable et à l'aménagement du territoire.
La nouvelle législation réduit considérablement la part de
subjectivité dans la décision administrative.
Par ailleurs, l'autorisation d'implantation est également fortement encadrée, en amont et en aval, de manière à garantir le respect des droits des commerçants souhaitant s'établir :
- en amont, l'État, en la personne du préfet, exerce un contrôle sur les documents d'aménagement commercial avant leur entrée en vigueur. La loi lui assigne, notamment, la mission de vérifier que ces documents respectent le principe de la liberté d'établissement. De plus, l'ensemble des organismes représentant les commerçants (et pas seulement ceux qui représentent les commerçants déjà installés dans la zone) seront associés à l'élaboration des documents d'aménagement commercial. Enfin, bien évidemment, ces documents pourront être contestés devant la justice administrative par ceux qui considèrent qu'ils limitent de manière injustifiée ou disproportionnée la liberté d'établissement ;
- en aval, il va de soi que les décisions prises sur les demandes de permis de construire des implantations commerciales pourront également être contestées devant la justice par ceux qui ont un intérêt à agir.
L'ensemble du dispositif offre donc à tous les acteurs une grande transparence et un haut niveau de protection des droits.
• Concernant la prise en compte de
considérations ou de critères économiques dans la
décision administrative, votre rapporteur estime que le texte
voté par votre commission ne comporte aucune disposition introduisant un
critère économique dans la procédure d'autorisation des
implantations commerciales. Rien n'autorise en effet le document
d'aménagement commercial à jouer, volontairement ou non,
directement ou non, un rôle de police locale de la concurrence. Aucun
test économique n'est requis pour la délivrance d'une
autorisation d'implantation. Rien ne permet aux autorités
administratives d'interdire l'établissement d'un commerçant au
motif que l'offre commerciale existante répond déjà
à la demande des consommateurs. Cela est conforme à l'objectif de
la loi, qui vise à garantir la concurrence entre les commerces et non
à protéger ceux qui sont déjà installés.
Concernant en particulier la typologie des secteurs du commerce, une analyse un peu superficielle pourrait laisser croire qu'elle ne correspond pas à une approche strictement urbanistique, mais réintroduit des critères d'analyse économique. C'est inexact. Comme il a été montré précédemment en analysant les liens entre implantation des commerces et structuration des territoires, le secteur d'activité d'un commerce est en réalité une variable qui relève tout autant de l'analyse urbanistique qu'économique. La localisation des commerces, surtout les commerces de grande taille relevant de certains secteurs-clé, influence en effet fortement l'organisation urbaine et peut menacer des objectifs d'intérêt général comme la garantie d'approvisionnement des habitants des centres urbains, la lutte contre les déplacements automobiles excessifs, la préservation des espaces naturels et agricoles, la protection de l'attrait des centres-villes historiques ou la défense du modèle européen du centre-ville conçu comme lieu d'animation et de développement du lien social.
Votre rapporteur ne voit pas au nom de quel dogme le droit de l'urbanisme devrait s'interdire de prendre en compte la variable qui exerce l'effet le plus puissant sur l'organisation de l'espace urbain. Il ne comprend pas non plus en quoi le fait de distinguer les commerces selon quelques grands secteurs types (comme le droit de l'urbanisme distingue d'ores-et-déjà les constructions selon qu'elles sont destinées à des locaux d'habitation, à des bureaux, à des entrepôts ou à des hôtels) suffit, en soi, à faire basculer la régulation du versant urbanistique vers le versant économique.
• Concernant le caractère
proportionné aux objectifs d'intérêt général
des restrictions imposées à l'établissement des commerces,
votre rapporteur estime que le texte offre de nombreuses garanties, qui peuvent
être ainsi présentées :
- La loi se contente de donner aux collectivités territoriales la faculté d'imposer certaines restrictions : celles-ci demeurent libres d'utiliser ou non ces outils en fonction de la nature et de l'acuité des problèmes d'aménagement qui existent sur leur territoire.
- Ces restrictions, lorsqu'elles seront décidées, porteront seulement sur certaines portions du territoire des villes, en l'occurrence les zones périphériques. Il n'y a donc aucune restriction au commerce en général. Bien au contraire, que mille commerces fleurissent dans les centralités urbaines pourrait être la devise de ce texte. C'est seulement pour favoriser l'épanouissement du commerce dans les centralités urbaines que des restrictions peuvent être apportées au développement du commerce en périphérie des villes.
- Ces restrictions, lorsqu'elles seront décidées, concerneront uniquement les commerces qui, en raison de leur taille, sont susceptibles d'exercer un effet territorial important, en l'occurrence ceux dont la surface hors oeuvre nette dépasse au moins 1 000 m². À cet égard, votre rapporteur souligne que le texte adopté par votre commission respecte le seuil de 1 000 m² fixé par la LME, même s'il est exprimé désormais en SHON plutôt qu'en surface de vente. De ce point de vue, la législation française correspond à ce qui existe dans les autres pays européens, comme le rappelle la note de droit comparée figurant à l'annexe II.
- Votre commission a voulu donner aux règles de localisation conditionnelle des commerces une grande souplesse, qui leur permet une évolution rapide. Le SCOT étant un document d'orientation à long terme, la temporalité du DAC ne peut pas être la même que celle du SCOT : votre commission, sur proposition de son rapporteur, a donc veillé à ce que les élus puissent faire évoluer le contenu de leur DAC très vite et sans formalisme excessif.
- Votre commission a veillé enfin à ce que la typologie des secteurs du commerce reste suffisamment générique pour être simple et opératoire. Le législateur et, sur le terrain, les SCOT ne doivent pas enfermer le commerce, qui est une matière en constante évolution, dans des catégories étroites et figées.
Certains soulignent néanmoins qu'il existe un risque que la définition de règles de localisation fondées sur une typologie des secteurs commerciaux n'aboutisse à la création, par certaines collectivités, de documents d'aménagement commercial excessivement malthusiens. Ce risque existe bien entendu : on trouvera toujours de mauvais ouvriers pour faire un mauvais usage des outils mis à leur disposition et rien ne garantit a priori que la liberté donnée aux collectivités sera toujours exercée de la manière la plus pertinente. Faut-il pour autant bannir totalement l'usage de ces outils et restreindre les libertés ? Ce serait absurde. Si l'outil est bon, il faut apprendre à ses utilisateurs à s'en servir et contrôler l'usage qu'ils en font. C'est le rôle du préfet et du juge administratif. Si certaines collectivités tentent de détourner la loi pour réintroduire une régulation économique des implantations commerciales, leurs documents d'urbanisme seront annulés.
* 3 Note établie à la demande du rapporteur par le service des études juridiques du Sénat.