C. LA POSITION DE LA COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES
Votre commission considère que la proposition de résolution déposée par le groupe socialiste a permis d'ouvrir un débat utile sur un sujet qui, sous des apparences techniques, revêt en réalité une grande importance politique.
Nos concitoyens sont préoccupés par les conséquences sociales de l'ouverture du marché unique européen, surtout depuis l'adhésion, en 2004, des Etats d'Europe centrale et orientale dont le niveau de vie demeure bien inférieur à celui des pays fondateurs. Leur inquiétude face aux délocalisations et aux mouvements de main d'oeuvre, illustrée par la peur du « plombier polonais », a pesé lourd dans le résultat du référendum de 2005 sur le projet de traité constitutionnel.
1. Sur l'opportunité de réviser la directive sur le détachement de travailleurs
La directive de 1996 sur le détachement de travailleurs a permis, dans bien des cas, d'éviter que le dumping social redouté par certains se produise. Les termes de la directive se sont cependant révélés inadaptés au modèle de relations sociales très décentralisé en vigueur dans plusieurs Etats membres.
Le système français apparaît, en revanche, bien adapté aux exigences posées par la directive. Le code du travail fait en effet bénéficier les salariés, sur tout le territoire national, d'un niveau de protection élevé. Par ailleurs, la procédure d'extension des conventions collectives permet de les appliquer à l'ensemble des entreprises relevant d'une branche d'activité et non aux seules entreprises qui en sont signataires.
Votre commission partage l'analyse de la commission des affaires européennes sur une éventuelle révision de la directive : l'adoption d'un texte plus protecteur pour les salariés serait très improbable. La solution la plus immédiate au problème posé par la jurisprudence de la Cour de justice réside sans doute dans une évolution des règles de droit applicables dans les Etats membres concernés. Si ces Etats se dotent de règles générales imposant un niveau élevé de protection des salariés, la menace du dumping social sera, pour l'essentiel, écartée.
Votre commission est consciente de l'effort demandé à ces Etats, qui sont invités à transformer un modèle de relations sociales qui avait fait ses preuves et auquel ils pouvaient légitimement être attachés. Le pragmatisme qui les caractérise devrait cependant faciliter la mise en oeuvre de ces réformes.
Elle retient également l'idée de travailler à une meilleure application de la directive. Un règlement pourrait préciser son interprétation. Une politique telle que celle suivie par le Land de Basse-Saxe, visant à favoriser le « mieux-disant » social par le biais des procédures d'appel d'offre, devrait pouvoir être acceptée, dès lors qu'elle fait peser les mêmes exigences sur les entreprises nationales et sur celles établies dans d'autres Etats membres 4 ( * ) .
Un renforcement des moyens consacrés au contrôle de l'application de la directive est également souhaitable. La directive prévoit que les Etats membres doivent prendre les mesures nécessaires pour que les informations relatives aux conditions de travail et d'emploi soient facilement accessibles aux prestataires de services étrangers et à leurs salariés détachés. Les administrations nationales doivent aussi coopérer pour sanctionner les fraudeurs : si une entreprise ne respecte pas les règles impératives de protection des salariés dans l'Etat d'accueil, l'Etat d'origine doit en être informé et doit adopter les sanctions qui s'imposent.
Or la coopération entre les administrations nationales s'avère souvent déficiente et les moyens qui y sont consacrés insuffisants pour combattre efficacement les comportements illicites. Certaines entreprises n'ont pas d'activité réelle dans l'Etat dans lequel elles sont établies et sont de simples « boîtes aux lettres » qui pratiquent le détachement de salariés dans le seul but de contourner les règles sociales applicables dans le pays d'accueil. Sans modification des traités, une lutte plus déterminée des Etats membres contre ces pratiques permettrait déjà d'éviter de nombreux abus.
2. Sur le respect du droit à l'action collective
Sur la question du droit syndical, votre commission est peu convaincue par l'argumentation des auteurs de la résolution qui considèrent que la jurisprudence a établi une hiérarchie entre le droit syndical et les libertés économiques.
En réalité, la CJCE a recherché une conciliation entre ces droits fondamentaux, selon une démarche qui n'est pas très éloignée de celle retenue, en France, par le Conseil constitutionnel. Lorsqu'il a été amené à examiner la loi instaurant un « service minimum » dans les transports terrestres de voyageurs, le Conseil a rappelé qu' « aux termes du septième alinéa du Préambule de 1946 : " Le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent " ; qu'en édictant cette disposition, les constituants ont entendu marquer que le droit de grève est un principe de valeur constitutionnelle mais qu'il a des limites et ont habilité le législateur à tracer celles-ci en opérant la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels, dont la grève est un moyen, et la sauvegarde de l'intérêt général auquel la grève peut être de nature à porter atteinte » 5 ( * ) .
Votre commission ne partage pas non plus entièrement les craintes exprimées par la commission des affaires européennes au sujet d'une éventuelle altération du droit de grève.
Il convient de noter tout d'abord que la CJCE a condamné, dans l'affaire « Laval », une pratique de blocus qui est interdite en droit français. Ensuite, la CJCE a condamné des actions qui visaient à imposer un niveau de salaire qui n'était prévu ni dans une loi ni dans une convention collective d'application générale. Or, en France, le salaire minimum s'applique en vertu d'un texte législatif et les grilles salariales fixées dans les conventions collectives sont d'application générale. En conséquence, un mouvement de grève qui serait déclenché pour dénoncer, par exemple, une entreprise qui détacherait des salariés sans leur verser le salaire minimum conventionnel serait logiquement jugé compatible avec le droit communautaire.
Il n'est pas non plus certain que le contrôle de proportionnalité demandé par la Cour soit absolument étranger à la tradition française. Il existe en effet une jurisprudence relative à l'abus du droit de grève : est ainsi considéré comme abusif un mouvement de grève qui entraîne une désorganisation de l'entreprise mettant en péril sa survie. Le contrôle de l'abus de droit conduit à s'assurer que les moyens mis en oeuvre ne sont pas excessifs par rapport aux objectifs poursuivis. Les tribunaux condamnent également les comportements fautifs des grévistes.
Il convient toutefois de rester vigilant et d'analyser attentivement les futurs arrêts que pourrait rendre la Cour de justice en matière de droit syndical.
3. Sur l'inclusion d'une clause de progrès social
L'idée d'inclure dans les traités une clause de progrès social, qui affirmerait la primauté des droits sociaux fondamentaux sur les libertés fondamentales du marché intérieur, peut sembler séduisante, mais ses contours paraissent encore flous et ses perspectives de succès lointaines.
Les sénateurs du groupe socialiste suggéraient d'insérer une telle clause dans le traité de Lisbonne. Cependant, son entrée en vigueur, le 1 er décembre 2009, au terme d'un processus de ratification laborieux, conduit à penser qu'une nouvelle révision des traités ne sera pas à l'ordre du jour avant de nombreuses années. L'exigence de l'unanimité pour toute modification des traités constitue un obstacle supplémentaire.
Dans l'attente, il revient aux Etats membres et à la Commission européenne de veiller à ce que la dimension sociale de la construction européenne soit présente dans tous les projets à caractère économique qu'ils porteront. Ils peuvent s'appuyer, notamment, sur les dispositions de l'article 3 du traité sur l'Union européenne, qui consacre la finalité sociale de la construction européenne : il indique que l'Union « combat l'exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales, l'égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l'enfant. Elle promeut la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les Etats membres ».
Cette base juridique devrait suffire à assurer un équilibre entre les libertés économiques et la protection des droits sociaux, votre commission étant convaincue que le soutien des peuples à la construction européenne dépend, en grande partie, de la capacité de l'Union européenne à promouvoir, sur l'ensemble de son territoire, un haut niveau de protection sociale.
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Conformément à l'accord politique passé entre les groupes au sujet de l'examen des textes inscrits à l'ordre du jour du Sénat sur proposition d'un groupe d'opposition ou minoritaire, votre commission des affaires sociales a décidé de ne pas adopter de texte pour la proposition de résolution afin qu'elle soit débattue, en séance publique, dans la rédaction initiale voulue par ses auteurs.
* 4 Sur ce point, votre commission fait observer que l'avocat général près la Cour de justice avait estimé que ni le traité CE ni la directive de 1996 ne faisaient obstacle à l'application d'une législation telle que celle du Land de Basse-Saxe, dès lors que cette législation comporte bien, pour les travailleurs détachés, un avantage réel qui améliore leur protection sociale et que le principe de transparence des conditions d'exécution du marché public est respecté. La Cour n'a cependant pas suivi ces conclusions.
* 5 Décision n° 2007-556 DC du 16 août 2007.