C. DES IMPRÉVUS MALHEUREUX CONSIDÉRABLES

1. Une conjonction de facteurs défavorables à court terme

Au-delà, plusieurs facteurs défavorables se sont conjugués pour accroître les déséquilibres financiers des grands régimes de retraite, à commencer par celui de la Cnav.

Des dispositions nouvelles, divers problèmes d'application, comme l'épisode fâcheux des décrets sur la réversion, ont progressivement entamé l'apport de la loi du 21 août 2003. Des avantages supplémentaires ont été accordés à certaines catégories d'assurés sociaux (pompiers, personnes handicapées, agriculteurs, enseignants du secteur privé...) par des textes votés au cours des quatre dernières années. Ce flux continu de mesures catégorielles répond certes à des demandes sociales souvent légitimes. Mais il finit par peser sur les comptes sociaux et remettre en cause la cohérence initiale de la réforme.

Le scénario du prolongement de la durée d'activité et d'un report progressif de l'âge moyen de départ en retraite des assurés sociaux n'a trouvé aucun début de réalisation. Or, les comptes du régime général y sont d'une extrême sensibilité. Les services de la Cnav estiment qu'une anticipation de seulement un mois de l'âge moyen auquel les assurés sociaux demandent la liquidation de leur pension occasionne une dépense annuelle supplémentaire de 300 millions d'euros.

Les salariés du régime général ont mis à profit les dispositions de la réforme des retraites leur ouvrant une plus grande liberté de choix, non pas pour continuer à travailler mais, à l'inverse, pour liquider leur pension le plus tôt possible. Une proportion non négligeable d'entre eux, que les enquêtes d'opinion évaluent à une personne sur quatre, souhaiterait pourtant poursuivre son activité professionnelle mais cède à ce sentiment d'inquiétude largement répandu en ce qui concerne l'avenir des retraites.

Ces facteurs psychologiques sont certainement réversibles, à condition que la prochaine réforme des retraites soit ambitieuse. En ouverture du débat national de l'année prochaine, les mesures sur les préretraites figurant dans ce projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2008 constituent un heureux présage.

Au total, force est de constater que jusqu'ici, la réforme des retraites de 2003 a pour ainsi dire joué de malchance.

2. L'emballement du dispositif des carrières longues

Le succès de la mesure des carrières longues est aussi large qu'ambigu. Il est parfaitement légitime de prendre en compte la situation des personnes ayant commencé à travailler dès l'âge de quatorze, quinze ou seize ans. Mais les dépenses que ce dispositif occasionne ne sont malheureusement plus compatibles avec les comptes très dégradés de l'assurance vieillesse.

Pour la Cnav, les charges correspondantes se sont élevées successivement à 1,4 milliard d'euros en 2005, à 1,8 milliard en 2006 et devraient atteindre 2,15 milliards en 2007, puis 2,3 milliards en 2008. Le nombre des départs ne faiblit pas et dépasse 100 000 personnes par an. Pour les générations 1948 et 1950, le poids relatif des bénéficiaires devrait atteindre 17 % à 18 % des hommes et 4 % à 5 % des femmes, ce qui est considérable.

en pourcentage

Génération

Hommes

Femmes

1945

9,2

1,9

1946

11,9

3,0

1947

14,1

4,1

1948

16,9

4,6

1949

17,6

4,3

1950

17,7

4,2

Source : Cnav

Depuis 2004, la population éligible est manifestement sous-estimée en raison d'un manque d'information sur les durées validées que les assurés sont susceptibles de faire valoir.

Les prévisions initiales établies en 2003 escomptaient une décrue progressive du nombre des nouveaux bénéficiaires à partir de la fin de l'actuelle décennie, et surtout du début des années 2010. Ce scénario reposait essentiellement sur l'allongement de l'obligation scolaire, passée de quatorze à seize ans à partir de la génération 1953. Mais il ne tenait pas compte des nombreuses possibilités de validations de trimestres aujourd'hui en vigueur, dont le volume devrait finalement s'avérer trois fois supérieur aux prévisions.


Profil des bénéficiaires du dispositif carrière longue

Les assurés bénéficiant d'un départ anticipé entre 56 et 59 ans sont dans une proportion écrasante (79 %) des hommes, la part des femmes demeurant très minoritaires pour la troisième année consécutive. Or, d'une façon générale, les femmes liquident leur pension (à 61 ans et cinq mois en 2006 à la Cnav) en moyenne près d'un an après les hommes (60 ans et six mois). Force est ainsi de constater que la mesure des carrières longues aboutit non pas à corriger, mais à l'inverse à accentuer, l'une des principales inégalités caractérisant notre système de retraite.

Répartition par sexe des bénéficiaires (en 2006)

Femmes

Hommes

Total

22 541

82 730

105 271

21,4 %

78,6 %

100 %

Source : Cnav 2007

Les différences entre les sexes apparaissent moins sensibles en ce qui concerne l'âge des départs avec néanmoins là encore un avantage pour les hommes.

Répartition des âges de liquidation

56 ans

57 ans

58 ans

59 ans

Femmes

27,9 %

18,7 %

20,1 %

33,3 %

Hommes

38,8 %

22,5 %

16,6 %

22,1 %

La plupart des bénéficiaires de la mesure de retraite anticipée ont terminé leur carrière professionnelle en qualité d'ouvrier qualifié ou non qualifié, d'employés ou de chauffeurs. Les cadres constituent 9 % de l'effectif total soit deux fois moins que leur poids relatif dans la population active. Souvent évoqué dans la presse, le secteur de la construction n'apparaît pas particulièrement surreprésenté dans les départs en carrières longues. C'est le cas, en revanche, en ce qui concerne les femmes, pour les ouvrières de l'industrie et de la manutention, les techniciennes et, dans une faible mesure, les cadres administratifs et commerciaux ou les professions de la santé. Chez les hommes, on retrouve la même tendance pour les ouvriers qualifiés de l'industrie et les employés du commerce.

Source : Données fournies par la Cnav

3. Les conséquences de la jurisprudence européenne sur l'égalité entre les femmes et les hommes

La jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) sur l'égalité entre les hommes et les femmes a imposé des changements importants dans les règles des systèmes de retraite. Le problème n'avait manifestement pas été perçu dans toute son ampleur en 2003 car le code des pensions civiles et militaires ne fut alors que partiellement modifié. Et aujourd'hui encore, cette jurisprudence, sur laquelle le Conseil d'Etat s'est aligné, n'a toujours pas fini d'affecter les bases de l'assurance vieillesse puisque, dans les régimes spéciaux, les adaptations nécessaires restent à faire.

Notre droit social comportait en effet, depuis longtemps, de nombreuses dispositions réservées aux femmes. Cette caractéristique constituait en quelque sorte un prolongement de la conception française de la politique familiale. Il s'agissait de compenser les charges spécifiques liées au fait d'avoir élevé des enfants.


Les conséquences en matière de retraite de la jurisprudence de la CJCE
sur l'égalité entre les hommes et les femmes

La CJCE a joué un rôle majeur dans la mise en oeuvre du principe d'égalité entre les hommes et les femmes à la faveur des nombreux litiges dont elle a été saisie en matière de pension. Outre la question de savoir si les retraites pouvaient être considérées comme des rémunérations, se posait celle de savoir si les régimes concernés étaient des régimes légaux ou des régimes professionnels, ce qui entraîne aux yeux du juge européen des conséquences différentes.

Deux arrêts récents 7 ( * ) ont porté sur le régime français des pensions civiles et militaires de retraite, considéré comme un régime légal au niveau communautaire. Dans les deux cas, la cour a conclu au caractère de rémunération des pensions versées et à l'incompatibilité des dispositions en cause avec le principe d'égalité des rémunérations posé à l'article 119 du traité de Rome.

Dans l'affaire Griesmar, le requérant demandait le bénéfice de la bonification pour enfant, avantage à l'époque exclusivement réservé aux agents féminins dans la législation française. La Cour a tout d'abord relevé que l'article L.12 b) du code des pensions, ainsi contesté ne comportait «aucun élément établissant un lien entre la bonification prévue et d'éventuels désavantages de carrière découlant du congé maternité. Il n'exige même pas que les enfants ouvrant droit à la bonification soient nés à un moment où leur mère avait la qualité de fonctionnaire». Puis, le gouvernement français justifiant la finalité de cette mesure par la période consacrée à l'éducation des enfants, elle a considéré que la situation des agents masculins était comparable à celle des agents féminins. Le Conseil d'Etat a par la suite suivi cette jurisprudence à l'occasion des litiges dont il a été saisi.

La CJCE procède à un raisonnement en deux étapes : s'il s'agit d'un régime professionnel, elle estime que le principe d'égalité de rémunération s'applique directement ; dans le cas d'un régime légal, elle vérifie si celui-ci est fondé sur la solidarité nationale ou sur ce qu'elle qualifie un « lien d'emploi ». Depuis l'arrêt Beune, la Cour considère qu'un régime légal verse des « prestations de rémunération », c'est-à-dire fondées sur un lien d'emploi, et non des prestations de sécurité sociale, lorsqu'il remplit les critères suivants :

- la pension n'intéresse qu'une catégorie particulière de travailleurs ;

- elle est directement fonction du temps de service accompli ;

- elle est calculée sur la base du dernier traitement.

Si ces critères sont remplis, le régime légal de retraite concerné doit respecter les mêmes principes relatifs à l'égalité entre les hommes et les femmes que les régimes professionnels.

En revanche, la Cour accepte que les régimes légaux fondés sur le principe de solidarité demeurent dans une situation dérogatoire au regard du principe d'égalité de rémunération entre les hommes et les femmes. La Cnav, dont la réglementation comporte toujours des mesures plus favorables aux femmes, semble pour l'instant à l'abri d'une contestation.

La jurisprudence de la CJCE 8 ( * ) rendait inévitable une modification du Code des pensions civiles et militaires. L'article 44 de la loi du 21 août 2003 a de ce fait étendu aux hommes la possibilité de bénéficier de bonifications pour enfants, mais en prévoyant que le parent concerné doit avoir arrêté son activité professionnelle pour élever son enfant. La compatibilité du droit français avec les principes posés par le juge communautaire n'était encore que partielle.

Il a fallu attendre l'article 136 de la loi de finances rectificative pour 2004, résultant d'un amendement déposé par votre rapporteur, ainsi que le décret d'application n° 2005-449 du 10 mai 2005 pour préciser les conditions dans lesquelles les parents de trois enfants bénéficient d'un départ anticipé à la retraite. Comme les femmes, les hommes doivent avoir interrompu leur activité pendant au moins deux mois pour élever chacun de leurs enfants. Les contentieux, il est vrai, s'étaient multipliés, plus de 4 800 fonctionnaires introduisant des recours devant le juge administratif contre des décisions individuelles de refus de retraite. Il fallait donc agir. En ce qui concerne les trois fonctions publiques, la question est donc désormais réglée.

En revanche, dans la plupart des régimes spéciaux, la jurisprudence Griesmar ne s'est pas encore traduite par les modifications des règles. Le problème est d'autant plus aigu qu'il concerne aussi bien la réversion que les bonifications pour enfant ou les départs anticipés des mères de trois enfants.

Le statu quo actuel est intenable. Pour les industries électriques et gazières, on a compté pas moins de 400 instances contentieuses, dont plus de 150 sont toujours en cours. A la Banque de France, une centaine de recours de ce type ont été déposés. Deux contentieux sont encore en cours à la RATP. De même, une dizaine de recours ont été engagés contre les dispositions du règlement de retraites de la SNCF réservant aux femmes agents, mères d'au moins trois enfants, la possibilité de demander une pension de retraite anticipée.

Cette situation est porteuse de conséquences sur l'avenir de ces régimes, tous largement financés par le contribuable, les transferts des autres régimes sociaux et l'usager. Il s'agit pour ainsi dire d'une grenade dégoupillée dans la mesure où le personnel des grandes entreprises nationales concernées est principalement masculin, et même à 83,4 % à la SNCF. L'extension pure et simple aux hommes des avantages réservés aux femmes en matière de retraite représenterait donc un coût exorbitant pour les finances publiques, comme pour les finances sociales.

4. L'impact des nouvelles normes comptables internationales pour les retraites des grandes entreprises nationales

A l'origine, le règlement CE 1606/2002 du Parlement européen et du Conseil du 19 juillet 2002, publié au Journal officiel des communautés européennes le 11 septembre 2002, avait prévu dans son article 4 que « les sociétés régies par le droit national d'un Etat membre sont tenues de préparer leurs comptes consolidés conformément aux normes comptables internationales » . Cette nouvelle norme comptable internationale, dite IAS 19, oblige à comptabiliser en provisions au bilan l'intégralité des engagements de retraites. L'objectif est de présenter tous les avantages servis au personnel, c'est-à-dire toutes les formes de contreparties versées par une entreprise en échange des services rendus par ses employés : mutuelle, retraite complémentaire, avantages divers.

Cette présentation comptable a retenu l'option suivant laquelle le coût des avantages versés au personnel doit être comptabilisé au cours de l'exercice pendant lequel l'employé acquiert l'avantage plutôt que lorsqu'il est payé ou en cours de paiement, par exemple, lors de la retraite du salarié.

Ce changement a été lourd de conséquences pour les grandes entreprises publiques à régime de retraite spécial comme EDF et GDF dans la mesure où elles n'avaient jamais eu à provisionner, jusqu'alors, leurs engagements de retraite et où elles ne disposaient pas des fonds propres nécessaires pour y faire face.

Pour régler ce problème, les pouvoirs publics ont conçu la technique dite de l'adossement permettant d'élargir le mode de financement et de garantir le paiement des retraites des régimes spéciaux. La loi n° 2004-803 du 9 août 2004 relative au service public de l'électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières a donc sorti les engagements de retraite du bilan des entreprises publiques concernées ; la Cnav, l'Agirc et l'Arrco assurant alors le service des prestations de base et complémentaires, en contrepartie de cotisations employeur et salarié de droit commun.

Le régime spécial proprement dit (« régime chapeau ») a été maintenu grâce à la création d'une contribution tarifaire sur les activités régulées à la charge des usagers et, pour le solde, au financement des entreprises. Toutefois, dans la mesure où il ne s'agit que d'une opération comptable et financière et que le niveau des prestations des assurés sociaux demeure inchangé, y compris pour les nouveaux entrants, le coût du régime spécial demeure, quoi qu'il en soit très élevé.

* 7 CJCE aff. 366/99 Griesmar du 29 novembre 2001. CJCE aff. 206/00 Moufflin du 13 décembre 2001.

* 8 Questions retraite n° 2004-65 - L'évolution de la réglementation et de la jurisprudence européennes en matière de retraite - Marina Mauclaire.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page