II. LE SUIVI DES ESSAIS NUCLÉAIRES : LA NÉCESSITÉ DE POURSUIVRE L'ANALYSE DES INCIDENCES SUR LA SANTÉ
Au-delà de la connaissance des conditions de réalisation des essais en Polynésie française et de leurs conséquences radiologiques, votre commission souhaite la poursuite du travail entrepris sur l'évaluation de leurs incidences sur la santé.
A. LE NÉCESSAIRE RENFORCEMENT DU SUIVI SANITAIRE EN POLYNÉSIE
En l'attente des recommandations que le comité de liaison interministériel de suivi sanitaire des essais nucléaires français doit prochainement remettre au gouvernement, plusieurs orientations visant à répondre concrètement aux attentes des populations de Polynésie ont déjà été esquissées devant la commission par le délégué à la sûreté nucléaire de défense.
Ainsi, un « plan santé » centré sur les quatre atolls les plus concernés par les retombées radiologiques (Mangareva, Tureia, Reao et Pukarua) a été proposé au gouvernement de Polynésie . Il comporterait trois volets :
- un bilan de santé des populations , qui apparaît aujourd'hui d'autant plus nécessaire que depuis la fermeture du centre d'expérimentations du Pacifique, certaines îles isolées ne voient plus de médecins qu'une fois tous les ans ou tous les deux ans ; ce bilan de santé serait conduit en partenariat entre l'Institut national de veille sanitaire (InVS) et le ministère de la santé de Polynésie française ;
- la mise en place, en collaboration entre l'Etat et les autorités polynésiennes, d'un suivi médical annuel ou biannuel pour ces populations ; les moyens de transport logistique seraient fournis par les armées ; ce suivi pourrait également être étendu aux anciens travailleurs résidant à Tahiti ;
- enfin, le lancement d'études à caractère sanitaire , en partenariat avec l'InVS, afin de déterminer si certaines pathologies peuvent avoir un lien avec les retombées des essais.
Ces trois orientations paraissent très positives et méritent une mise en oeuvre rapide et effective. La situation sanitaire dans les îles éparses s'était grandement améliorée avec l'installation du centre d'expérimentations du Pacifique et la présence médicale qui en résultait. Depuis la fermeture des sites, elle semble s'être dégradée et il est donc important, bien que la santé soit un domaine de compétence territoriale, de dégager des moyens logistiques et en personnels de l'Etat pour remédier à cette situation.
L'établissement d'un bilan de santé posera la question des suites à donner aux pathologies qui seront inévitablement décelées et qui n'auront clairement aucun lien avec les essais nucléaires.
En ce qui concerne l'étude à caractère épidémiologique, elle devra établir si la fréquence de certaines pathologies dans les populations les plus exposées aux retombées présente un caractère anormalement élevé et si des liens peuvent éventuellement être établis entre ces pathologies et les essais.
Il faut préciser que deux études épidémiologiques ont déjà été conduites en Polynésie : la première sur la mortalité par cancer entre 1984 et 1992 et la seconde sur l'incidence des cancers en Polynésie française entre 1985 et 1995. Ces deux études ne mettent pas en évidence de lien entre la répartition géographique des cancers et la localisation par rapport aux sites d'essais. Toutefois, elles relèvent un taux de cancers de la thyroïde chez la femme plus élevé que dans le reste du monde. Des taux comparables ont été constatés chez les mélanésiens de Nouvelle-Calédonie et les Philippins d'Hawaï.
Le responsable de ces études, M. Florent de Vathaire, directeur de l'unité d'épidémiologie des cancers à l'INSERM, a déclaré au mois d'août 2006 dans la presse que dans le cadre d'une nouvelle étude en cours, un lien pourrait être établi entre certains cancers de la thyroïde et les doses de radiations reçues lors des essais. Ces déclarations ont suscité un émoi certain, tant en Polynésie, où elles ont été présentées comme le premier indice de conséquences sanitaires des essais, qu'au ministère de la défense, où l'on s'est étonné de l'annonce de tels résultats sur la base d'une étude non publiée et inachevée. Le ministre de la défense a saisi les académies des sciences et de médecine pour qu'elles émettent un avis scientifique et motivé sur ces travaux.
Votre rapporteur a rencontré M. de Vathaire pour obtenir des précisions sur ce point important. Il en ressort que les cancers de la thyroïde constatés en Polynésie se concentrent très fortement sur la population féminine (près de 90 % de ces cancers se déclarent chez des femmes), leur fréquence pouvant résulter pour l'essentiel de facteurs génétiques ou liés à l'alimentation. En revanche, certains cancers en excès pourraient effectivement être liés aux doses reçues par retombées radiologiques pour un groupe très spécifique de femmes : celles qui étaient enfants à l'époque des essais et qui ont eu, à l'âge adulte, plus de quatre enfants, chaque grossesse accentuant l'effet de l'irradiation. Si cette hypothèse était confirmée une fois l'étude parvenue à son terme et validée, elle pourrait concerner entre 5 et 15 femmes sur l'ensemble de la population polynésienne.
Il importe donc de suivre attentivement cette étude qui n'a pas encore suivi tout le processus requis pour que ses conclusions soient validées par la communauté scientifique. Si des cas de cancers, même très limités en nombre, venaient à pouvoir être reliés aux retombées radiologiques des essais nucléaires, il y aurait alors lieu d'en tirer toutes les conséquences, pour les personnes concernées, sur le plan de la prise en charge médicale ou de l'indemnisation.
B. EXPOSITION AUX RADIATIONS ET DÉVELOPPEMENT ULTÉRIEUR DE PATHOLOGIES : LA DIFFICULTÉ D'ÉTABLIR UN LIEN POUR LES FAIBLES DOSES
L'incidence des retombées radiologiques des essais nucléaires sur le développement ultérieur de pathologies constitue la question centrale soulevée par la proposition de loi n° 488 (2004-2005) relative au suivi sanitaire des essais nucléaires français déposée par les sénateurs communistes qui vise à établir une présomption d'imputabilité au service pour des pathologies en lien avec les essais nucléaires et figurant sur une liste établie par décret.
Cette proposition reprend la revendication des associations de vétérans qui soulignent la difficulté de faire reconnaître une relation entre les affections dont ils sont atteints et leur participation aux essais nucléaires.
Actuellement, les droits à pension d'invalidité sont attribués sur la base de plusieurs types de législation :
- le code des pensions militaires d'invalidité pour les militaires ; il ne prévoit pas de liste limitative des maladies susceptibles d'être radio induites et l'intéressé doit apporter la preuve du lien avec le service 4 ( * ) , c'est-à-dire que la maladie a été causée par le fait ou à l'occasion du service et qu'il existe une relation médicale entre le fait constaté et l'infirmité invoquée ; toutefois, en l'absence de preuve indiscutable, le droit à pension peut être reconnu à partir d'un faisceau de présomptions ;
- le code de la sécurité sociale pour certains agents civils de l'Etat et les salariés de droit privé ; dans sa partie relative aux maladies professionnelles, il comporte une liste limitative (tableau n°6) des affections provoquées par les rayonnements ionisants 5 ( * ) ; des dispositions comparables sont prévues pour les personnes relevant du régime de prévoyance sociale polynésien.
Selon les informations fournies à votre rapporteur, sur la base des dispositions actuelles, entre 20 et 30 décisions d'attribution de pensions au titre des conséquences des essais nucléaires seraient intervenues (12 à 15 militaires et une dizaine d'agents du CEA). Vis à vis de ces dossiers, le ministère de la défense adopte une attitude au cas par cas, en fonction des données médicales et dosimétriques de l'intéressé. La plupart des pensions ont été attribuées au bénéfice du doute, car les cas se situaient généralement dans le domaine des faibles doses établies, autour de 100 millisieverts. Il faut rappeler que pour l'ensemble des essais nucléaires français, les relevés de dosimétrie externe n'ont permis d'identifier qu'une centaine de personnels seulement ayant reçu des doses supérieures à 50 millisieverts.
La démarche de demande de pensions sur la base de la participation aux essais est longue et difficile. Complexes, historiquement conçues pour les victimes des conflits armés classiques, les dispositions du code des pensions militaires d'invalidité paraissent parfois inadaptées à la prise en compte de situations particulières comme celles liées aux essais nucléaires. Les intéressés signalent à juste titre qu'il leur est pratiquement impossible d'apporter la preuve requise pour des maladies déclarées si longtemps après les faits. Toutefois, l'incapacité d'établir l'origine de la maladie ne peut pas pour autant entraîner son imputation systématique aux essais nucléaires.
L'exposé des motifs de la proposition de loi évoque les fonds d'indemnisation mis en place aux Etats-Unis pour les personnels ayant participé aux essais atmosphériques, sur la base d'une présomption de lien avec le service. Ces fonds assurent un versement forfaitaire, pour solde de tout compte, dans un pays dépourvu de système d'assurance-maladie obligatoire et universel, où la prise en charge des soins eux-mêmes varie selon le niveau d'assurance souscrit par l'intéressé. La situation est radicalement différente en France où l'attribution d'une pension d'invalidité s'ajoute à la prise en charge des soins par la sécurité sociale.
En l'état des connaissances scientifiques validées, il est possible d'établir une relation entre irradiation aiguës à dose élevée et apparition de certaines pathologies, ainsi que de quantifier le risque de cancer radio-induit. Il n'en va pas de même pour les doses inférieures, les cancers survenant des années après l'irradiation pouvant difficilement être distingués des cancers survenant dans l'ensemble de la population.
Le comité de liaison interministériel de suivi sanitaire des essais nucléaires français, dont le rapport final est attendu pour les prochaines semaines, avait précisément mandat de définir et caractériser les pathologies susceptibles d'être radio-induites et d'apprécier l'intérêt de la mise en place d'une surveillance épidémiologique de certaines catégories de personnes. Par ailleurs, le Comité scientifique des Nations unies pour l'étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR) devrait rendre les conclusions d'une étude internationale à ce sujet prochainement.
Au sein du ministère de la défense, l'observatoire de la santé des vétérans doit conduire, à partir de 2007, une étude de santé concernant les vétérans des essais nucléaires ayant travaillé au Centre d'expérimentations du Pacifique.
Si de telles études peuvent amener à modifier les mécanismes de prise en charge, que ce soit pour l'attribution des pensions d'invalidité ou pour la reconnaissance de maladies professionnelles, il apparaît en revanche que le principe de la présomption d'imputabilité, tel qu'envisagée par la proposition de loi, revient à établir entre participation aux essais nucléaires et certaines pathologies un lien systématique qui n'est pas aujourd'hui confirmé par les connaissances scientifiques.
En ce sens, les études annoncées par le ministère de la défense sur les populations exposées ou les vétérans peuvent s'avérer très précieuses.
Dans l'immédiat, la commission ne peut cependant que donner un avis défavorable à la proposition de loi.
* 4 Les personnels appelés bénéficient d'une présomption d'imputabilité au service à condition que la maladie ait été constatée après le 90 ème jour de service effectif et avant le 60 ème jour suivant le retour du militaire dans ses foyers.
* 5 Notamment les leucémies, les cancers broncho-pulmonaires primitifs par inhalation et les sarcomes osseux