N° 219
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2003-2004
Annexe au procès-verbal de la séance du 25 février 2004
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission des Affaires culturelles (1) sur le projet de loi, ADOPTÉ PAR L'ASSEMBLÉE NATIONALE, encadrant, en application du principe de laïcité , le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles , collèges et lycées publics ,
Par M. Jacques VALADE,
Sénateur
(1) Cette commission est composée de : M. Jacques Valade, président ; MM. Jacques Legendre, Ambroise Dupont, Pierre Laffitte, Mme Danièle Pourtaud, MM. Ivan Renar, Philippe Richert, vice-présidents ; MM. Alain Dufaut, Philippe Nachbar, Philippe Nogrix, Jean-François Picheral, secrétaires ; M. François Autain, Mme Marie-Christine Blandin, MM. Louis de Broissia, Jean-Claude Carle, Jean-Louis Carrère, Gérard Collomb, Yves Dauge, Mme Annie David, MM. Fernand Demilly, Christian Demuynck, Jacques Dominati, Jean-Léonce Dupont, Louis Duvernois, Daniel Eckenspieller, Mme Françoise Férat, MM. Bernard Fournier, Jean-Noël Guérini, Michel Guerry, Marcel Henry, Jean-François Humbert, André Labarrère, Serge Lagauche, Robert Laufoaulu, Serge Lepeltier, Mme Brigitte Luypaert, MM. Pierre Martin, Jean-Luc Miraux, Dominique Mortemousque, Bernard Murat, Mme Monique Papon, MM. Jacques Pelletier, Jack Ralite, Victor Reux, René-Pierre Signé, Michel Thiollière, Jean-Marc Todeschini, André Vallet, Jean-Marie Vanlerenberghe, Marcel Vidal, Henri Weber.
Voir les numéros :
Assemblée nationale ( 12 ème législ.) : 1378 , 1381 , 1382 et T.A. 253
Sénat : 209 (2003-2004)
Éducation nationale. |
INTRODUCTION
Mesdames, Messieurs,
Le 10 février dernier, l'Assemblée nationale, à l'issue de 21 heures 30 de débats, au cours desquelles 120 orateurs ont pu exprimer leurs convictions sur la laïcité, la République et ses valeurs fondamentales, s'est prononcée massivement -494 votes pour, 36 contre, 31 abstentions- en faveur de l'adoption du projet de loi aujourd'hui soumis à l'examen du Sénat. Par delà les divergences, un même voeu a été formulé : celui de consolider, dès l'école, notre modèle républicain d'intégration, dont la laïcité est le pilier essentiel.
Ce projet de loi fixe une règle claire et simple : le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit dans les écoles, collèges et lycées publics. Certes, ce texte ne prétend pas traiter l'ensemble des problèmes que connaît l'école dans notre société en mutation, et apporter la réponse au défi de notre République : refonder l'unité de la communauté nationale, dans le respect de la diversité des origines et de la pluralité des croyances religieuses de chacun.
Si, pour le règlement global de ces questions, ce texte n'est pas suffisant, cette loi n'en est pas moins nécessaire. La grande majorité des personnalités que nous avons auditionnées, dans les brefs délais dont nous disposions, en ont souligné l'opportunité, l'urgence et la portée symbolique.
Réponse solennelle à la volonté exprimée par le Président de la République, lors de son discours du 17 décembre 2003, de réaffirmer le principe de laïcité à l'école, ce projet de loi est le fruit d'une longue réflexion.
Par ailleurs, des initiatives parlementaires, au Sénat 1 ( * ) comme à l'Assemblée nationale, ont traduit notre désir, largement partagé, d'expliciter et de donner toute sa force à l'exigence de laïcité à l'école.
La mission d'information de l'Assemblée nationale 2 ( * ) , présidée par M. Jean-Louis Debré, ainsi que la commission indépendante de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République, installée officiellement par le Président de la République le 3 juillet 2003, composée de 40 « sages » d'horizons et de sensibilités divers, et présidée par M. Bernard Stasi, médiateur de la République, ont toutes deux conclu à la nécessité d'une intervention du législateur, afin d'encadrer le port de signes religieux à l'école.
Ce n'est qu'au terme des nombreuses auditions auxquelles elles ont procédé que cette décision, qui n'allait pas de soi lors du lancement des travaux, s'est finalement imposée. Nombre de témoignages ont permis de prendre conscience de l'ampleur des difficultés rencontrées sur le terrain, et des menaces bien réelles conduisant à affaiblir le sens et la portée de la laïcité, non seulement à l'école, mais aussi à l'hôpital, dans les services publics, dans les entreprises, en un mot dans la société française contemporaine.
L'appui massif des chefs d'établissement et des équipes éducatives vient témoigner de l'ardent besoin d'une loi de clarification et d'apaisement, là où les ambiguïtés et les insuffisances de la jurisprudence et des circulaires ministérielles n'ont souvent servi qu'à aviver les tensions. Face aux dérives communautaires qui, prenons-en conscience, ne l'épargnent pas, l'école doit être protégée, préservée.
Cette loi ne s'oppose pas aux religions, elle ne nie pas le fait religieux à l'école. Elle vise à garantir à l'institution scolaire un espace de neutralité, de respect mutuel et de paix, indispensable à la sérénité de la mission éducative. Le repli communautaire, l'enfermement sectaire, la crispation identitaire, avec, en corollaire, l'extériorisation ostensible d'une appartenance religieuse, n'ont pas leur place dans le lieu de l'émancipation, de l'apprentissage du vivre ensemble et de l'acquisition des connaissances et de l'esprit critique.
L'école, pour être publique, n'est pas l'espace public de la rue ou des halls de gare. Les lois et valeurs de la République doivent trouver à s'y appliquer avec plus de rigueur et de fermeté qu'ailleurs. Il n'est pas responsable de transiger avec le respect des règles communes dans le lieu même de leur transmission. Comme l'a rappelé le Premier Ministre, la laïcité, « c'est aussi une forme de grammaire entre tous les Français pour que toutes les religions puissent vivre ensemble ». Pour faire vivre la laïcité, il faut d'abord la faire comprendre, afin que chacun soit en mesure de se l'approprier.
Cette loi n'est en rien synonyme de sanction ou d'exclusion. C'est pourquoi l'Assemblée nationale a introduit, dans le texte du projet de loi, une disposition précisant que les élèves sont invités, en priorité par la voie du dialogue, à se conformer à leurs obligations. Il s'agit plus de convaincre que de contraindre.
Cette loi est, en fait, un espoir de liberté, une garantie d'égalité et de fraternité. Elle traduit des valeurs et principes profondément ancrés dans nos traditions, dans nos coeurs et nos mentalités. On les croyait acquis, près d'un siècle après l'adoption de la loi de séparation des Eglises et de l'Etat, qui fait de la laïcité la pierre angulaire de notre pacte républicain. Il faut aujourd'hui les réaffirmer. Rappelons les propos d'Aristide Briand, en 1905, qui résonnent encore d'une profonde actualité : « Voulez-vous une loi de large neutralité, susceptible d'assurer la pacification des esprits et de donner à la République, en même temps que la liberté de ses mouvements, une force plus grande ? Si oui, faites que cette loi soit franche, loyale et honnête ». Et à ceux qui s'opposaient à la loi avec passion et ferveur : « La seule arme dont nous voulions user vis-à-vis de vous, c'est la liberté ».
Puisse le projet de loi qui nous rassemble aujourd'hui susciter, demain, l'adhésion unanime qu'a gagnée, au fil des années, cette loi fondatrice tant combattue lors de son adoption, garante de paix sociale et du respect des consciences de tous et de l'engagement de chacun.
Réaction indispensable de la République face aux dérives qui tentent de déstabiliser l'équilibre sur lequel elle se fonde, cet acte de foi est un point de départ, non un aboutissement. Comme l'a rappelé le Premier Ministre devant l'Assemblée nationale, la loi est à la fois « l'expression d'une conviction et un levier d'action ». Elle est le « pivot d'une politique qui pose les limites et dresse les contours de ce que peut et doit accepter la République ». Cette loi ne nous épargnera pas un long chemin de reconquête, pour que chacun, quelles que soient ses origines, ses croyances religieuses, retrouve foi et confiance dans l'idéal républicain. Il nous faut rassurer et convaincre, en particulier les plus jeunes, les identités en déshérence, en quête de repères, que le choix de la cohésion est préférable à celui du repli ou du rejet global, de la famille, des institutions, des valeurs que nous avons en partage. Pour cela, la République doit retrouver sa capacité de rassemblement.
Fidèle à notre esprit d'ouverture, de respect et d'égalité, cette loi doit être le symbole d'une République libre, responsable, solidaire, sûre et fière de ses valeurs. Elle réaffirme, à l'école, notre attachement à une France au visage fraternel.
I. LA LAÏCITÉ, CREUSET DE L'INTÉGRATION RÉPUBLICAINE ET FONDEMENT DE L'ÉCOLE PUBLIQUE : UNE VALEUR A RECONQUÉRIR
A. LA LAÏCITÉ FRANÇAISE, LENTE CONQUÊTE DE NOTRE HISTOIRE COLLECTIVE
« Constitutive de notre histoire collective », la laïcité est le ciment de notre identité nationale. Le rapport de la commission Stasi en donne la définition suivante : « La laïcité, pierre angulaire du pacte républicain, repose sur trois valeurs indissociables : liberté de conscience, égalité en droit des options spirituelles et religieuses, neutralité du pouvoir politique ».
Indissociable de l'Esprit des Lumières, la laïcité est d'abord l'affirmation de la plus importante des libertés, celle de la liberté de conscience. Au nom de la liberté et de l'égalité des individus, unis entre eux par les liens de la fraternité, la Nation, irréductible aux groupes revendiquant une appartenance communautaire, a fortiori religieuse, ne reconnaît que la loi commune à tous.
Le corollaire en est la neutralité (du latin neuter : ni l'un ni l'autre) de l'Etat sur le plan religieux, afin de garantir cette liberté par l'égal respect de toutes les croyances, et permettre la coexistence harmonieuse des différentes religions. Selon la célèbre formule d'Ernest Renan, en 1882, la laïcité repose sur « l'Etat neutre entre les religions, tolérant pour tous les cultes ».
D'après Henri Pena-Ruiz, la laïcité consiste à « affranchir l'ensemble de la sphère publique de toute emprise exercée au nom d'une religion ou d'une idéologie particulière. » 3 ( * )
La laïcité implique une indépendance entre les domaines politique et religieux, qui n'est que le pendant de la distinction entre les espaces public et privé. Ainsi l'exprimait avec courage Léon Gambetta le 27 septembre 1872 : « Quant à la religion, je n'en parle pas. Cela est un domaine en dehors de la politique... Allez dans vos temples, priez, je ne vous connais pas. Ce que je demande, c'est la liberté , une liberté égale pour vous comme pour moi, (...) pour ma liberté de penser comme pour votre liberté de pratiquer . Ne dites donc pas que nous sommes les ennemis de la religion, puisque nous la voulons assurée, libre et inviolable. »
C'est avec la loi de séparation des Eglises et de l'Etat du 9 décembre 1905 que la laïcité s'inscrit au coeur de la République française. Cette loi dispose, dans son article 1 er , que « la République assure la liberté de conscience » et «garantit le libre exercice des cultes ». La condition -et la contrepartie- en est contenue à l'article 2, lequel précise que « la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte ».
Toutefois, dans notre tradition française, la laïcité est un principe positif, qui ne se réduit pas à la séparation, pourtant fondatrice, de l'Etat et des Eglises : elle « n'est pas qu'un simple « garde-frontière » qui se limiterait à faire respecter la séparation entre l'Etat et les cultes » 4 ( * ) .
Le combat singulier qu'a mené la France pour la laïcité s'est fait au nom d'une certaine vision du bien commun : l'Etat laïque « permet la consolidation des valeurs communes qui fondent le lien social de notre pays » 5 ( * ) . Le terme laïcité tire en effet ses racines du grec laos, qui désigne le peuple rassemblé dans un projet de société, autour d'un engagement commun, où chacun est à égalité.
La laïcité est en France l'un des principes les plus précieux de la République, garant de notre cohésion nationale, du respect mutuel et de la paix civile. Elle incarne, par sa portée universelle, notre modèle républicain d'intégration, fondé sur l'identification à la communauté nationale : la laïcité « unit tous les hommes par ce qui les élève au-dessus de tout enfermement » 6 ( * ) . Elle traduit, selon l'historien Jean Baubérot, « un art de vivre ensemble, quand on se retrouve avec des gens de toutes convictions, et non plus seulement avec les porteurs des mêmes certitudes ».
C'est à l'école que se forge et se cimente cet idéal de liberté, d'égalité, de tolérance et de solidarité.
* 1 Proposition de loi déposée par le groupe socialiste, relative au renforcement du principe de laïcité à l'école (n° 68, novembre 2003) ; proposition de loi déposée par M. Nicolas About, destinée à garantir la neutralité vestimentaire des élèves de l'enseignement primaire, secondaire et supérieur, des fonctionnaires et des salariés (n° 163, 21 janvier 2004).
* 2 Mission d'information parlementaire sur la question des signes religieux à l'école, créée par la Conférence des présidents de l'Assemblée nationale le 27 mai 2003 et installée le 4 juin 2003 ; rapport d'information n° 1275, « La laïcité à l'école, un principe républicain à réaffirmer », 4 décembre 2003.
* 3 Henri Pena-Ruiz, « Qu'est-ce que la laïcité ? », Folio Actuel, Gallimard, septembre 2003.
* 4 Régis Debray, « Ce que nous voile le voile. La République et le sacré », Gallimard, janvier 2004 : note remise à ses collègues membres de la commission Stasi.
* 5 Henri Pena-Ruiz, Ibid
* 6 Ibid.