III. AUDITIONS
A. AUDITION DE M. BERTRAND FRAGONARD, ANCIEN DÉLÉGUÉ INTERMINISTÉRIEL AU RMI (MARDI 13 MAI 2003)
La commission a, tout d'abord, procédé à l'audition de M. Bertrand Fragonard, ancien délégué interministériel au RMI.
M. Bertrand Fragonard a précisé qu'il ne s'exprimait pas, devant la commission, en sa qualité de président de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale, lequel ne s'était pas prononcé sur le projet de loi.
Abordant tout d'abord la décentralisation du revenu minimum d'insertion, M. Bertrand Fragonard a estimé qu'il était difficile de parier sur les résultats de cette démarche tout en rappelant qu'une telle option avait été évoquée dès 1992.
Il a fait part de sa satisfaction de constater que le projet actuel consolidait les éléments fondamentaux du RMI : une prestation légale d'aide sociale constituant un droit objectif opposable aux administrations qui la gèrent, financé de façon solidaire par l'impôt et préservant le lien entre une prestation et une démarche d'insertion.
M. Bertrand Fragonard a observé que la décentralisation était motivée par l'espoir que l'unité d'action au niveau du département permettrait de meilleurs résultats en matière d'insertion. A cet égard, il a estimé que le fait de confier l'entière responsabilité du RMI aux départements excluait la création d'un mécanisme de garantie financière pour ceux-ci en cas de dérapage.
Il a ensuite souligné les risques inhérents à la démarche de décentralisation. S'agissant des crédits obligatoires d'insertion, il a rappelé que ce mécanisme avait constitué, lors de sa création, une innovation astucieuse permettant d'apporter des crédits de fonctionnement et d'accompagnement qui faisaient défaut à l'ensemble des autres prestations nationales. Il a observé que, malgré leur suppression, les départements seraient poussés à investir dans cet accompagnement, afin de réduire leurs dépenses d'allocations. Il n'a toutefois pas écarté la possibilité que des départements plus frileux ne prennent prétexte des reports importants de crédits pour réduire leur contribution.
Il a également souligné le risque lié à une déconnexion entre l'insertion des bénéficiaires du RMI et la politique de l'emploi et il a expliqué qu'une grande partie de la réussite de la décentralisation dépendrait des partenariats noués avec l'État à ce sujet et plus largement avec l'ensemble des autres acteurs de l'insertion. Il a estimé qu'il existait un risque non négligeable de désengagement de l'État sur les autres outils de la politique de l'emploi et de clivage entre une politique essentiellement sociale visant les allocataires du RMI et une politique d'emploi réservée aux autres catégories de chômeurs.
Il a enfin rappelé que la décentralisation du RMI ne devait pas se traduire par un regard stigmatisant et réducteur sur les bénéficiaires du RMI.
S'agissant ensuite du revenu minimum d'activité (RMA), M. Bertrand Fragonard a considéré qu'il était nécessaire de mener une politique de discrimination positive en faveur des publics les plus en difficulté, même s'il a reconnu que les politiques d'allègement de charges sur les bas salaires avaient eu un impact général positif sur l'emploi des personnes les moins qualifiées. Estimant que le RMA constituait avant tout un nouveau contrat aidé qui n'est pas fondamentalement différent du contrat emploi-solidarité (CES) hormis son ouverture sur le secteur marchand, il a constaté que ce dispositif constituerait un instrument d'insertion non contingenté pour les départements. Observant que la question essentielle était de savoir si les départements allaient utiliser ce nouvel instrument, il a jugé que l'économie générale du projet de loi ne pouvait que les y inciter.
Il a toutefois souligné certaines difficultés inhérentes au dispositif.
Il a d'abord observé que le projet de loi interdisait au bénéficiaire du contrat d'insertion RMA (CIRMA) d'exercer une autre activité pendant la durée du contrat, rappelant qu'une telle interdiction de cumul avait été initialement appliquée au CES, puis assouplie par la suite.
Il a ensuite constaté que l'assiette des cotisations sociales n'était pas égale à la totalité de la rémunération perçue par le bénéficiaire du CIRMA. Il s'est alors interrogé sur les conséquences d'une telle étroitesse de l'assiette en termes de droits sociaux, évoquant notamment les conditions d'accès à l'assurance chômage, de validation des droits à retraite et de calcul des indemnités journalières. Il a toutefois observé que l'étroitesse de l'assiette permettait de limiter le coût du dispositif tant pour l'État que pour l'employeur.
Jugeant que le RMA était « une construction un peu baroque », il a estimé qu'il pourrait être un instrument efficace à la condition que les départements investissent l'ensemble du champ de l'insertion sociale et professionnelle, rappelant que le RMI se caractérisait aujourd'hui par l'échec de son accompagnement social. Dans ces conditions, il a considéré que l'efficacité du dispositif serait largement conditionnée par le contenu des conventions conclues entre le département et l'État qui devraient être suffisamment ambitieuses.
Il a toutefois exprimé la crainte d'une trop forte assimilation entre RMI et RMA et a considéré que le RMA ne pouvait être qu'un élément d'une politique d'insertion plus globale.
M. Bernard Seillier, rapporteur, a tout d'abord rappelé que les crédits obligatoires d'insertion avaient finalement été maintenus dans le projet de loi, mais n'a pas exclu une évolution du texte sur ce point. Il a également fait part de son souci de préserver l'équilibre de l'ensemble du dispositif de lutte contre l'exclusion.
Il a souligné que la décentralisation du RMI était justifiée, selon le Gouvernement, par un souci de cohérence dans la gestion des situations individuelles. Il s'est interrogé sur l'étendue des simplifications et des gains d'efficacité apportés par la décentralisation ainsi que sur l'opportunité de la séparation entre l'instruction administrative et l'instruction sociale des demandes d'allocations créée par le projet de loi.
M. Bertrand Fragonard a indiqué que les concepteurs de la loi avaient unanimement souhaité en 1988 une telle séparation. Il a cependant observé que la charge de travail représentée par l'instruction des dossiers avait conduit à une dérive de la gestion administrative vers les caisses d'allocations familiales. Il a estimé que la question de la séparation des instructions administratives et sociales était toutefois un faux problème et qu'il fallait se concentrer sur la qualité de cette instruction socio-économique.
M. Bernard Seillier, rapporteur , s'est ensuite interrogé sur le bilan du fonctionnement et de l'action tant des conseils départementaux d'insertion (CDI) que des commissions locales d'insertion (CLI) et sur leur recentrage, que comporte le projet de loi, sur l'analyse des besoins et la définition d'une offre d'insertion adaptée. Il s'est demandé si la suppression de leurs compétences en matière de décisions individuelles était de nature à renforcer leur efficacité.
M. Bertrand Fragonard a souligné qu'un jugement global ne pouvait pas être porté sur ce dispositif totalement décentralisé. Il a néanmoins estimé que la valeur ajoutée des CLI pour les décisions individuelles était inégale. Il a rappelé que, dans le cadre de la décentralisation, l'inconnue demeurait la qualité de l'instruction des dossiers par le département. A cet égard, il a observé que la liberté laissée aux départements pour organiser cette instruction ne serait positive qu'à la condition que ceux-ci sachent s'entourer d'une équipe pluridisciplinaire. Il a jugé que la CLI pourrait avoir à l'avenir un rôle important pour organiser l'offre d'insertion.
M. Bernard Seillier, rapporteur, a constaté que le projet de loi prévoyait clairement l'inscription d'une mesure d'emploi dans le contrat d'insertion, les autres mesures possibles devenant complémentaires. Il s'est interrogé sur la portée de cette priorité pour les publics les plus fragiles et les plus désocialisés.
M. Bertrand Fragonard a estimé que l'affirmation d'une telle priorité restait théorique et que son utilité était de répondre aux affirmations selon lesquelles le RMI était un échec parce que tous les allocataires n'accédaient pas à l'emploi. Il a cependant rappelé que l'échec de l'insertion dans l'emploi n'était pas le monopole du RMI. Il a souligné que l'objectif d'un contrat d'insertion devait être de « faire au mieux » tout en observant qu'un tel affichage était difficile à assumer. Il a enfin souhaité une adaptation du RMI pour les personnes de plus de 55 ans, jugeant qu'il était irréaliste de les obliger à s'insérer par l'emploi.
M. Bernard Seillier, rapporteur , s'est également interrogé sur la pertinence des différents paramètres du CIRMA et notamment sur la condition d'ancienneté de deux ans dans le dispositif RMI et sur la durée de 20 heures hebdomadaires du contrat.
M. Bertrand Fragonard a estimé que la durée hebdomadaire de 20 heures pouvait apparaître trop rigide. Il a jugé que la condition d'ancienneté retenue par le projet de loi aurait eu un sens si le dispositif avait été contingenté mais n'était pas ici nécessairement pertinente dans la mesure où le dispositif est financé par les départements, auxquels il appartenait de cibler les publics visés.
M. Michel Mercier, rapporteur pour avis de la commission des finances, a fait part de ses inquiétudes concernant la compensation aux départements des transferts de charges liés à la décentralisation du RMI. A cet égard, il a regretté le laconisme du projet de loi s'agissant des dispositions financières.
Il a indiqué que la décentralisation du RMI impliquait une liberté d'action importante pour les départements, assortie d'un simple contrôle de l'État, et que tout mécanisme de garantie, comme l'inscription obligatoire de 17 % du montant des allocations versées dans le département, s'apparentait à une simple sous-traitance du dispositif pour le compte de l'État.
M. Bertrand Fragonard a insisté sur l'importance de la convention qui serait passée entre le département et l'État et des moyens en matière d'aide à l'emploi sur lesquels ce dernier s'engagerait. Il a également souligné la nécessité d'adosser le financement du RMI décentralisé sur un impôt suffisamment robuste et dynamique. Il s'est, en revanche, déclaré opposé à toute forme de garantie pour les départements en cas de dérapage du nombre d'allocataires.
M. Louis Souvet a précisé que l'absence de mécanisme de garantie financière ne pouvait se concevoir que si les frais occasionnés par la décentralisation du RMI étaient correctement évalués y compris en termes de frais de gestion indirects. Il s'est ensuite interrogé sur les dispositions particulières applicables aux départements d'outre-mer en matière de décentralisation du RMI. Il a enfin demandé des précisions quant au caractère non imposable des revenus tirés du RMA.
M. Gilbert Chabroux s'est interrogé sur les raisons ayant conduit le Gouvernement à présenter son projet de loi dans une telle précipitation, rappelant que les associations n'avaient pas été consultées et que le Gouvernement avait nommé un parlementaire en mission sur ce sujet qui n'avait pas encore présenté son rapport. Il a également regretté la faiblesse des données statistiques disponibles sur la pauvreté, l'exclusion et les politiques d'insertion. Exprimant la crainte que le projet de loi puisse être un moyen de fournir une main-d'oeuvre à bon marché aux entreprises, il a jugé nécessaire de repenser globalement la politique du RMI, estimant à cet égard que l'approche par la seule activité n'était pas la solution.
M. Jean Chérioux a considéré que la politique en matière de RMI menée ces dernières années n'avait pas suffisamment mis l'accent sur le retour à l'emploi. Il s'est interrogé sur les liens existant entre évolution du chômage et évolution du nombre de bénéficiaires du RMI, observant que la diminution du nombre des demandeurs d'emploi constatée ces dernières années ne s'était répercutée que tardivement et de manière très limitée sur le nombre de bénéficiaires du RMI. Il s'est également interrogé sur le rôle de l'Agence nationale pour l'emploi (ANPE) dans la politique d'insertion des bénéficiaires du RMI.
M. Guy Fischer a regretté que le projet de loi soit déposé alors qu'aucune évaluation de la loi d'orientation de lutte contre les exclusions n'a été réalisée. Jugeant que le texte du Gouvernement répondait avant tout à des considérations politiciennes, il a exprimé la crainte qu'il ne conduise à une nouvelle stigmatisation des bénéficiaires du RMI.
M. Roland Muzeau , partageant les craintes exprimées par son collègue Guy Fischer, a observé que les associations considéraient le CIRMA comme un « sous CES » et a souhaité recueillir l'avis de M. Bertrand Fragonard sur ce point. Il a en outre estimé que l'ouverture du contrat au secteur marchand allait engendrer un nouveau champ de précarité.
Répondant à l'ensemble des intervenants, M. Bertrand Fragonard a fait part de la difficulté qu'il rencontrait pour apprécier l'éventualité d'une dérive financière du RMI par rapport à l'assiette fiscale transférée, dans la mesure où l'impôt concerné n'est actuellement pas précisé.
S'agissant de la non-imposition des revenus tirés du RMA, il a estimé que la question de savoir si cette non-imposition s'étendait ou non à l'ensemble des revenus du foyer était mineure du fait notamment du reprofilage des aides aux logements qui les rendent accessibles à un plus grand nombre de foyers à faibles revenus.
Il a témoigné que le RMI était l'un des dispositifs pour lequel l'information statistique était la plus développée.
Reconnaissant que le CIRMA était effectivement un contrat « bon marché » pour l'employeur, il a jugé que toute politique de discrimination positive impliquait nécessairement un effort sur le coût du travail pour favoriser l'embauche des personnes les plus en difficulté. A cet égard, il a estimé qu'il s'agissait moins de savoir si les contrats aidés étaient utiles que de savoir s'il était possible de s'en passer pour affecter l'ensemble des moyens de la politique de l'emploi à un abaissement général du coût du travail non qualifié. Il a jugé pour sa part qu'il était impossible de faire l'économie de ces contrats aidés sauf à ne pouvoir prendre en compte les personnes les plus en difficulté. Observant que le CIRMA se rapprochait effectivement du CES, il a jugé positif que le CIRMA soit étendu au secteur marchand.
Rappelant qu'en 1988 le choix avait été fait de ne pas subordonner le bénéfice du RMI à l'inscription à l'ANPE, notamment pour éviter de gonfler les chiffres du chômage, il a précisé qu'aujourd'hui 60 à 65 % des allocataires du RMI étaient inscrits à l'ANPE.
S'agissant de la sensibilité du RMI à la conjoncture, il a indiqué que le nombre d'allocataires du RMI évoluait en moyenne avec quatre mois de décalage par rapport au nombre des chômeurs de longue durée, même si cette corrélation était peut-être moins nette ces dernières années. Il a toutefois observé que de nombreuses personnes restaient au RMI malgré l'amélioration de la conjoncture. A cet égard, il a jugé que l'analyse des économistes faisant du RMI une « trappe à inactivité » n'était guère fondée. Il a ainsi précisé que le différentiel entre l'allocation du RMI et les bas salaires n'avait cessé de s'accroître depuis la création du dispositif et s'était même accéléré ces dernières années avec le reprofilage des aides au logement, la réforme de la taxe d'habitation ou l'instauration de la prime pour l'emploi. Il a ainsi estimé que ce différentiel s'était accru d'un tiers depuis 1988. Dans ces conditions, il a jugé que l'enjeu prioritaire était moins d'accroître plus encore ce différentiel que de mettre en oeuvre une politique plus dynamique de retour à l'emploi des chômeurs de longue durée.