B. L'IMMINENCE DE L'ELARGISSEMENT
Le projet de budget pour 2003 est marqué par la nécessité de préparer l'élargissement de l'Europe à dix nouveaux pays dès le premier semestre 2004, qui fera passer le nombre d'habitants de l'Union de 375 à 480 millions. Cette ouverture vers l'est constitue un saut majeur et peut-être le plus grand défi économique et politique qu'ait connu l'Union.
L'impact de l'élargissement sur l'économie française
Votre
rapporteur avait remis en février 1996 un rapport d'information
réalisé au nom de la délégation du Sénat
pour l'Union européenne, intitulé « Union
européenne : les conséquences économiques et
budgétaires de l'élargissement à l'est »
,
qui s'appuyait sur une étude réalisée par l'OFCE pour le
compte de la délégation. Ce rapport mettait en évidence
que «
le processus d'élargissement ne devrait ni provoquer
de perturbation sectorielle majeure, ni entraîner de dérive
budgétaire non maîtrisable ; en lui-même, il n'implique
nullement un abandon des principes de la PAC
». Il
considérait ainsi que
l'élargissement ne poserait pas de
problème insurmontable sur le plan macroéconomique, à
condition d'être mis en oeuvre de manière progressive, mais que
les difficultés seraient sans doute davantage d'ordre politique et
institutionnel.
Les conclusions de ce rapport demeurent valides, et se voient confirmées
pour le cas de la France par une étude réalisée cette
année par le CEPII à la demande de la délégation
pour l'Union européenne de l'Assemblée nationale. Ses principales
conclusions sont les suivantes :
Les échanges commerciaux des PECOs ont fait l'objet d'une vaste
réorientation au cours de la dernière décennie,
puisque
l'Union européenne concentre désormais près de 70 %
de leur commerce extérieur
. La composition des flux s'est maintenue
autour de spécialisations traditionnelles, telles que le bois, le
textile ou l'agriculture, mais ces pays ont su également
conquérir de nouvelles positions dans l'électronique,
l'électrique, les moteurs et l'automobile. Ces derniers produits
s'inscrivent en particulier dans un
commerce intra-branche
, qui
correspond à des technologies de production à rendements
croissants et affecte moins la rémunération du travail
non-qualifié qu'un commerce selon des avantages sectoriels
marqués.
L'impact de la spécialisation dans des secteurs capitalistiques à
forte main-d'oeuvre qualifiée réside dans la baisse relative
voire absolue de la rémunération du travail non qualifié,
mais
cette conséquence de l'élargissement paraît
réduite
, avec une variation inférieure à 1 % en
valeur absolue par rapport à la situation actuelle, selon les
simulations du CEPII. En outre une convergence rapide des PECOs tendrait
à privilégier les secteurs à rendements croissants, avec
de possibles réallocations sectorielles de main d'oeuvre mais un faible
impact sur la rémunération des facteurs.
Dans le domaine
agricole
, la production a diminué de 10 à
50 % depuis 1990 dans quasiment tous les PECOs et l'essentiel des
échanges se fait avec l'Union. La compétitivité des
produits repose essentiellement sur le faible coût de la main d'oeuvre et
des terres abondantes et peu chères, mais les biens ne sont
généralement pas conformes aux normes communautaires, et à
qualité égale les prix à l'Est sont parfois
supérieurs. Le recours à l'antidumping et la moindre
qualité des exportations agricoles des PECOs induisent
des
protections tarifaires élevées
(jusqu'à 70% pour les
denrées de Pologne), qui seront supprimées lors de
l'adhésion des nouveaux Etats. Le modèle MIRAGE simule l'impact
qu'aurait l'application de la PAC dans les nouveaux candidats,
c'est-à-dire :
-
la suppression des tarifs agricoles
: l'offre augmente à
l'Est et la France importe davantage qu'elle n'exporte, mais les écarts
demeurent faibles par rapport à la situation avant
libéralisation, puisque le ratio d'exportations agricoles
(d'importations) rapportées à la production (à la demande)
ne s'écarte que de 0,5 point par rapport à son niveau de
référence pour la France, et de 3 points pour l'Union. En
revanche l'Allemagne et l'Autriche sont beaucoup plus exposées, avec des
variations de respectivement 35 et 25 points ;
-
l'extension des subventions au prorata de la production agricole, à
budget global de la PAC inchangé : l'impact est cette fois beaucoup
plus significatif
, puisque la part de la production agricole dans le revenu
global devrait décroître de 7 % en France et de 1 % dans
le reste de l'Union. En outre le modèle anticipe une diminution de la
main d'oeuvre agricole de 9 % pour celle qualifiée, et de 13 %
pour celle non qualifiée. Ce scénario à budget constant ne
serait toutefois conforme qu'aux hypothèses actuellement
envisagée pour l'après 2006, ce qui impliquerait d'introduire de
nouveaux paramètres dans le modèle ;
-
l'extension des subventions dans le cadre d'un budget de la PAC
variable
, déterminé de manière endogène par
l'évolution de la production agricole dans l'Europe
élargie : la production française est dans cette
hypothèse mieux soutenue et l'impact de l'élargissement moins
sévère, avec une diminution de 1,2 % de la part de la
production agricole sur le revenu, et de 2,3 % de la main d'oeuvre non
qualifiée.
Au total, l'impact éventuellement négatif de
l'élargissement sur l'économie française paraît
plutôt réduit en termes de variation de la production comme de la
rémunération des facteurs
, car les avantages comparatifs
sectoriels des PECOs ne sont pas suffisamment déterminants
(contrés sur les coûts plutôt que sur la qualité) ou
sont amenés à s'estomper. Il convient cependant d'être
prudent avec les résultats de telles simulations, dont les
paramètres sont quelque peu réducteurs et ne sont de
surcroît pas nécessairement conformes à la situation qui
prévaudra dans deux ans. L'extension de l'Europe offre plutôt des
perspectives attractives en termes d'accession à de nouveaux
marchés et de partenariats dans les secteurs qui ont été
marqués par les progrès les plus décisifs (l'automobile en
particulier), et les difficultés économiques créées
par l'élargissement sont finalement davantage concevables du
côté des PECOs, dont les infrastructures et cadres juridiques sont
encore inachevés, que du côté des pays occidentaux aux
velléités prédatrices.
Les grandes orientations du cadre financier de l'élargissement ont
été dessinées dès les accords de Berlin mais
largement révisées cette année
, notamment du fait
des nouvelles perspectives de l'élargissement, avec l'adhésion de
dix pays en 2004, au lieu de six en 2002 comme anticipé à Berlin.
La Commission a proposé le 30 janvier 2002 un nouveau cadre plus
« généreux »
et tendant à
fragiliser le Conseil dans sa volonté de maîtriser le coût
de l'élargissement : mise en oeuvre progressive des aides agricoles
directes, sensible accélération du « phasing
in » des fonds structurels (notamment par une réduction
à trois ans de la période de montée en puissance),
régime transitoire de compensation budgétaire et deux mesures
additionnelles de politiques internes.
Après le référendum irlandais sur la ratification du
Traité de Nice, le
Conseil européen de Bruxelles des 24 et 25
octobre 2002
a toutefois permis de préciser le cadrage
budgétaire, et d'ouvrir la voie à la conclusion des
négociations d'adhésion d'ici au sommet de Copenhague (12 et 13
décembre). Les principales orientations en sont les suivantes :
-
la liste des dix pays candidats qui pourront conclure leurs
négociations d'adhésion a été
approuvée
: Pologne, Hongrie, République tchèque,
Slovaquie, Slovénie, Estonie, Lituanie, Lettonie, Malte et Chypre. La
perspective de l'adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie a
été reportée à 2007, et le Conseil a estimé
que «
la perspective de l'ouverture des négociations
d'adhésion avec la Turquie se trouvait
rapprochée
», sans qu'une date n'ait toutefois
été fixée. La Commission présentera mi-2003 un
rapport final sur la mise en oeuvre de l'acquis par les futurs membres ;
-
trois clauses de sauvegarde
, permettant à la Commission de
prendre des «
mesures appropriées
» en cas de
difficulté sérieuse, devraient être introduites dans le
traité d'adhésion et pourraient être invoquées
durant une période de trois ans après l'élargissement
(contre deux ans dans la proposition initiale de la Commission) : une
clause économique générale, une clause sur
«
toutes les politiques sectorielles qui concernent des
activités économiques ayant un effet
transfrontalier
» et une clause en matière de justice et
d'affaires intérieures, ces deux dernières ne concernant que les
nouveaux membres ;
-
le compromis franco-allemand a permis de trouver une solution temporaire
sur la question des aides agricoles, tout en reportant un nécessaire
examen au fond
. Celles-ci seront progressives : 25 % en 2004, 30% en
2005, 35 % en 2006, 40 % en 2007, puis par seuil de 10 % pour
atteindre 100 % en 2013. Les pays candidats semblent circonspects sur
cette formule, qui selon eux ne leur permet pas d'affronter dans des conditions
équitables la concurrence de l'Union. Les prochaines négociations
de fin d'année devraient cependant se focaliser sur les quotas laitiers
accordés aux futurs membres ;
- l'offre de fonds structurels serait de 23 milliards d'euros pour
2004-2006
, soit 2,5 milliards de moins que dans la proposition de la
Commission.
Les candidats auraient également droit à une compensation par
la dépense si leur solde net est moins favorable en 2004 qu'avant
l'adhésion
. Ces paiements seraient toutefois dégressifs et
limités aux années 2004 à 2006. Le nouveau cadre financier
pose en effet des difficultés pour cinq candidats - Chypre, Malte, la
République tchèque, Hongrie et Slovénie - qui risquent de
devenir contributeurs nets dès les premières années
d'adhésion
, du fait de l'extinction des aides de
pré-adhésion, ce qui est naturellement mal perçu par les
populations concernées. La République tchèque,
après avoir reçu 158 millions d'euros en 1993,
connaîtrait ainsi un solde net négatif de 342 millions
d'euros en 2004 et de 109 millions d'euros en 2005. Toutefois, la
perspective d'une adhésion au 1
er
mai 2004, ainsi qu'elle a
été récemment évoquée par la Commission,
permettrait d'atténuer le « manque à gagner »
pour cet exercice.
Rattrapage, convergence réelle et convergence
nominale :
le point sur la situation des nouveaux candidats
La
perspective d'un élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale
(PECO) a été évoquée assez rapidement après
la chute du Rideau de Fer (d'abord comme une aspiration des anciens satellites
de l'URSS, puis comme un horizon concevable voire souhaitable par l'Europe
occidentale), et le thème du rattrapage économique a
été logiquement mis en avant. Ce rattrapage sous-entend la mise
en place progressive d'une économie de marché, de
régulations efficaces et une progression rapide du PNB, selon un rythme
parfois considéré comme trop rapide et qui a alimenté bien
des débats (notamment la thèse de la « thérapie
de choc » favorable a une transition accélérée).
En outre, différents types de critères ont été
conçus afin de juger les avancées des pays officiellement
candidats.
Ces critères sont porteurs de trois aspects de la
convergence - politique et économique, et au sein de cette
dernière nominale ou réelle - qui engendrent parfois
imprécision et confusions, en particulier entre critères de
Copenhague et critères de Maastricht.
Le sommet de Copenhague de 1993 a établi des critères de
convergence politique clairs (stabilité des institutions,
démocratie, respect des droits de l'homme et des minorités...) ;
en
revanche la logique économique donne davantage matière
à controverse
. Les objectifs d'une économie de marché,
de la sécurité juridique des investisseurs et de la
capacité à souscrire à l'UEM, auxquels s'est jointe en
1995 l'obligation d'intégrer l'acquis juridique communautaire, ont
été concrétisés par 31 chapitres à
respecter.
A ces critères de convergence réelle s'ajoutent
ceux de Maastricht, qui visent une convergence nominale
sur l'inflation, le
taux d'intérêt à court terme, la dette et le déficit
publics, et la stabilité du taux de change. Dès 2004 toutefois,
les nouveaux adhérents seront membres de l'UEM par dérogation et
participeront au Mécanisme de Change Européen de la
deuxième phase.
Or les deux types de convergence ne sont pas
nécessairement compatibles et ne s'entendent pas selon la même
échéance
. En effet les critères de Maastricht
consistent en l'affichage de standards occidentaux lisibles et rassurants pour
les investisseurs, mais présentent le risque de
déséquilibrer ces économies et de compromettre leur
processus de rattrapage à long terme.
Dès lors les candidats se trouvent confrontés à une
forme de dilemme dans lequel critères de Copenhague et de Maastricht
tendent à la fois à se compléter et à
s'opposer
: la convergence nominale en vue d'intégrer la zone
euro est nécessaire à moyen terme pour profiter pleinement des
synergies européennes et faciliter les mouvements de capitaux, mais
requiert des moyens parfois contradictoires (en particulier en termes de
dépense publique) avec l'impératif du respect des critères
de Copenhague d'ici mi 2003. Les PECOs risquent donc de sacrifier la
convergence nominale à moyen terme à l'urgence de leur engagement
politique, ce qui pourrait générer des coûts
d'élargissement plus élevés que prévus, alors
même que certains critères nominaux sont d'ores et
déjà loin d'être atteints. L'analyse des taux
d'intérêt à moyen terme (cinq ans) de ces pays montre en
effet que la situation des finances publiques (très
dégradée en Pologne et en République tchèque) et
les perspectives d'inflation demeurent des facteurs clés de
discrimination et de différenciation financière, autrement dit
que les fondamentaux domestiques tendent à l'emporter sur les
caractéristiques techniques du marché obligataire et les
influences mondiales (parmi lesquelles l'élan politique de
l'élargissement). En outre le processus de convergence réelle
apparaît largement dépendant des flux d'investissements
étrangers directs (capitaux et transferts de technologies facteurs de
croissance), qui ont été abondants au cours de la décennie
90 mais dont les opportunités commencent à se tarir, à
mesure que les privatisations et restructurations sont menées à
bien, sans que l'épargne et la recherche nationales ne soient
réellement susceptibles de prendre le relais.
Le processus d'adhésion a néanmoins connu une
accélération cette année.
Le 9 octobre, la
Commission a présenté au Parlement son rapport sur les
progrès réalisés par les candidats au regard des
critères d'adhésion
, et recommandé que les
négociations soient finalisées lors du sommet de Copenhague en
décembre. La Commission constate que les futurs Etats membres sont
parvenus à un stade avancé d'alignement législatif dans de
nombreux domaines, mais
que des lacunes doivent être comblées
d'urgence dans des chapitres en nombre restreint mais d'importance
majeure
: douane, agriculture (en particulier en Pologne, où
elle emploie 20% de la population active sur des parcelles moins productives),
politique régionale et contrôle financier. La corruption demeure
un sujet préoccupant en Pologne, en Hongrie, en en Slovaquie et en
République tchèque, et la plupart des pays ont un PIB par
habitant inférieur à la moitié de la moyenne de l'Union
(soit une situation moins favorable que celle de l'Irlande ou de la
Grèce lors de leur adhésion), ce qui contribue à maintenir
le choc de l'ouverture en dépit des progrès
réalisés. Les pays les plus avancés dans le processus de
convergence sont la Slovénie, Chypre, la Hongrie et la République
tchèque. Concernant la Bulgarie et la Roumanie, la Commission a reconnu
des avancées récentes dans l'adoption de l'acquis communautaire
et la mise en place d'une économie de marché, et entend
accroître le soutien communautaire (augmentation progressive des aides de
pré-adhésion) en vue d'une adhésion en 2007, date
proposée par les deux Etats.
Les besoins d'investissement des PECOs pour mener à bien leur
rattrapage, notamment en infrastructures de transports, sont
évalués à 4 à 6 % de leur PIB. Leur
financement devra reposer sur le soutien communautaire
, mais aussi sur un
recours massif aux investissements privés
, dont le flux actuel est
estimé par la BERD à 2 milliards d'euros annuels, alors
qu'une mise à niveau des économies exigerait qu'il atteigne
15 milliards d'euros en 2006, soit 1,5 à 2 % du PIB
prévisionnel des PECOs. Cette nécessité de capitaux
privés importants suppose de créer, éventuellement par
voie de fusion comme cela s'est réalisé avec Euronext, des
marchés financiers larges et profonds, traitant aussi bien les actions
que les obligations, et donc
in fine
une accélération de
la convergence réelle.