II. LES DIFFICULTÉS D'APPLICATION DE LA LÉGISLATION SONT APPARUES AU FIL DES ANNÉES
Les dispositions de la loi du 19 juillet 1977 instaurant une « déontologie » de la fabrication et de la publication du sondage d'opinion de caractère électoral paraissent, dans l'ensemble, appliquées de manière satisfaisante et ne sont d'ailleurs pas contestées.
Il n'en va pas de même, depuis plusieurs années, pour l'interdiction de la publication de ces sondages pendant la semaine précédant le scrutin.
A. LES CONTOURNEMENTS DE LA LÉGISLATION
• Lors de l'élection présidentielle de 1995 , le journal suisse « La Tribune de Genève » a publié sur son site Internet le résultat d'un sondage portant sur le second tour, et ce, dans la semaine précédant le scrutin.
Les Français ayant accès à Internet ont donc pu avoir connaissance de ce sondage.
• Le phénomène s'est fortement accentué à l'occasion des élections législatives de 1997 .
Des résultats de sondages ont été diffusés dans la semaine précédant l'élection, par exemple par CNN international sur son service télétexte en langue anglaise, accessible sur les réseaux câblés.
De nombreux journaux français (Libération, Le Parisien, France-Soir, la République des Pyrénées et le Quotidien de Paris) ont indiqué à leurs lecteurs les adresses de sites Internet étrangers donnant accès à des résultats de sondages dans la semaine précédant le scrutin, voire, dans certains cas, publié les sondages eux-mêmes 7 ( * ) .
Il apparaît donc que la législation interdisant la publication ou la diffusion de sondages dans la semaine précédant un scrutin a été volontairement contournée et le sera vraisemblablement de plus en plus fréquemment.
Ce contournement se trouve, à l'évidence, favorisé par les nouveaux moyens de communication permettant de diffuser les informations à partir de l'étranger (réseaux câblés de télévision, télévision par satellite et Internet).
Il conduit à s'interroger, d'une part, sur l'obsolescence au moins partielle de la législation et, d'autre part, sur une certaine rupture d'égalité entre citoyens résultant de l'inégal accès aux nouvelles technologies de l'information.
De plus, la question de la conformité de la loi aux engagements internationaux de la France a été soulevée devant les juridictions.
B. L'INTERDICTION DE PUBLIER DES SONDAGES PENDANT LA SEMAINE PRÉCÉDANT UN SCRUTIN N'EST PAS CONFORME À LA CONVENTION EUROPÉENNE
Tant la juridiction judiciaire que la juridiction administrative ont eu à trancher la question de la conformité de l'interdiction de publier les sondages électoraux dans la semaine précédant un scrutin à l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, reconnaissant à toute personne le droit à la liberté d'expression.
La jurisprudence en la matière a sensiblement évolué au cours de la période récente.
Le Conseil d'État , saisi de deux recommandations du Conseil supérieur de l'audiovisuel et d'une décision de la Commission des sondages, enjoignant aux organes de presse de se conformer à l'interdiction légale de publier des sondages dans la semaine précédant des élections, a, dans un arrêt du 2 juin 1999, considéré cette disposition législative compatible avec la Convention européenne , estimant que le législateur avait pu apporter une restriction à la liberté d'expression dans un objectif de « protection des droits d'autrui » (éviter que le choix des citoyens ne soit influencé dans les derniers jours qui précèdent immédiatement un scrutin par une appréciation qui peut être erronée sans qu'aucune rectification ne puisse utilement intervenir).
La Cour de cassation avait, dans un premier temps et dans un arrêt de sa chambre criminelle du 14 mai 1996, également estimé que la liberté d'expression protégée par la Convention européenne pouvait être soumise à des restrictions nécessaires à la protection des droits d'autrui et donc que la législation en cause n'était pas contraire à la Convention européenne.
Malgré cette jurisprudence, le Tribunal de grande instance de Paris, saisi de poursuites pour publication dans la presse de sondages électoraux pendant la semaine entre les deux tours des élections législatives de 1997, a, dans cinq jugements du 15 décembre 1998, déclaré l'interdiction de publier des sondages incompatibles avec la Convention européenne. Ces jugements ont ensuite été annulés par la Cour d'appel de Paris le 29 juin 2000, qui a donc considéré le délai d'une semaine durant laquelle les sondages électoraux sont interdits comme « un délai raisonnable qui permet de concilier (...) la liberté d'expression et les droits d'autrui ».
Telle était la jurisprudence en la matière, lorsque le Sénat s'est prononcé pour la première fois sur la législation relative aux sondages, le 17 mai 2001.
Depuis, dans un arrêt du 4 septembre 2001, la Cour de cassation a annulé l'arrêt précité de la Cour d'appel de Paris du 29 juin 2000 considérant « que les faits poursuivis ne (pouvaient) faire l'objet d'aucune incrimination ».
La Cour de cassation a rappelé qu'aux termes de l'article 10 de la Convention européenne des Droits de l'Homme « Toute personne a droit à la liberté d'expression ; ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence des autorités publiques et sans considération de frontière » ; que l'alinéa 2 de cet article dispose que l'exercice de cette liberté ne peut être soumis à des restrictions qu'à condition qu'elles « constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire », que l'article 14 de la Convention européenne dispose que la jouissance de cette liberté doit être assurée « sans distinction aucune », que la limitation de la liberté d'expression ne peut être limitée que par des « mesures nécessaires », c'est-à-dire qui répondent à un besoin social impérieux, dont les cas sont énoncés limitativement dans l'article 10, alinéa 2, de la Convention européenne, que l'interdiction de publication des sondages d'opinion dans la semaine précédant un scrutin, telle qu'édictée par les articles 11 et 12 de la loi du 19 juillet 1977, est incompatible avec les dispositions des articles 11 et 14 de la Convention européenne des droits de l'homme sur la liberté d'expression, qu'elle n'a ni pour but ni pour objet une protection des droits d'autrui, qu'elle n'est pas de nature à protéger le libre choix des électeurs, qu'elle est discriminatoire dans la mesure ou les modes modernes de diffusion des nouvelles (Internet, Minitel) permettent à des organes de presse situés hors du territoire national, de diffuser des résultats de sondages effectués dans la semaine précédant le scrutin, alors que les organes nationaux se le voient interdire, que les restrictions imposées par la loi du 19 juillet 1977 ne constituent pas des « mesures nécessaires » à un « besoin social impérieux », et que, dès lors, la Cour n'a pu refuser de constater l'incompatibilité des articles 11 et 12 de la loi du 19 juillet 1977 avec les articles 11 et 14 de la Convention européenne et renvoyer le prévenu devant la juridiction correctionnelle pour infraction aux articles 11 et 12 de la loi du 19 juillet 1977 qu'en violation des articles 11 et 14 de la Convention européenne des droits de l'homme ».
La Cour de cassation a estimé que l'exercice du droit à la liberté d'expression « qui comprend, notamment, la liberté de recevoir ou de communiquer des informations, ne peut comporter de conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi que lorsque celles-ci constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, notamment à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire . »
Elle a jugé que les textes fondant la poursuite « (instauraient) une restriction à la liberté de recevoir et de communiquer des informations qui (n'était) pas nécessaire à la protection des intérêts légitimes énumérés par l'article 10.2 » de la Convention européenne.
La Cour de cassation a donc, contrairement au Conseil d'État, considéré en définitive que cette législation sur les sondages d'opinion était contraire à la Convention européenne et, en conséquence, qu'elle « ne saurait servir de fondement à une condamnation pénale ».
* 7 Ces publications ont donné lieu à des poursuites judiciaires et au développement d'une jurisprudence dont votre rapporteur rendra compte plus loin.