II. L'ÉVALUATION DES RISQUES
A. LES VALEURS DE RÉFÉRENCE
1. Les indicateurs usuels
Il existe en général un consensus scientifique pour déterminer des valeurs de référence, qui correspondent à une relation entre la dose d'exposition et l'apparition probable d'un effet sanitaire chronique. Ces valeurs sont souvent déterminées au niveau international (57 ( * )) , mais on notera également l'influence déterminante des quelques agences nationales américaines (ATSDR ou USEPA) ou danoises, dont les calculs servent aussi de référence aux scientifiques du reste du monde.
Ces valeurs de référence sont établies :
- soit sous forme de doses, journalières ou hebdomadaires (en microgrammes par jour et par kilo de poids corporel),
- soit par échantillon biologique. Il s'agit habituellement du sang, de l'urine, ou des cheveux selon les métaux. On mesure ainsi la concentration de plomb dans le sang, la concentration de mercure ou de cadmium dans l'urine, ou la concentration de mercure dans les cheveux. Les valeurs les plus courantes sont la dose journalière /hebdomadaire admissible ou tolérable, soit DJA ou DHT. On parle de « dose admissible » lorsque l'élément dosé est ajouté par l'homme à un produit additif alimentaire par exemple. On parle plutôt de « dose tolérable » lorsque l'élément dosé est dans le produit à la suite d'un contaminant, sans que l'homme soit intervenu. En général, les scientifiques calculent une dose journalière ou hebdomadaire « provisoire », sorte de réserve qui tient compte de l'état des connaissances du moment
- soit par type de produit (viandes, boissons, poissons...). Les valeurs de référence s'expriment par kilogramme de produit sec ou humide de produit, et par des « quantités maximales autorisées ». Les normes de potabilité des boissons s'expriment par des microgrammes par litre.
2. Les modes d'évaluation
Ces valeurs de référence sont-elles indiscutables ? Ces valeurs sont en général le produit de deux facteurs :
- un seuil d'exposition déclenchant des effets critiques. Ce seuil est lui-même déterminé à partir d'études épidémiologiques chez l'homme (à l'occasion de crises régionales -Japon, Irak-, d'études des ouvriers exposés ou de populations consommatrices de poissons...) ou d'études expérimentales chez l'animal.
- un coefficient d'incertitude. Les seuils définis ci-dessus ont été constatés dans des situations critiques ou expérimentales, qui sont évidemment très éloignées des conditions de vie courantes de la population générale. Ces niveaux sont donc corrigés par une marge de sécurité. Ces facteurs d'incertitude sont introduits pour tenir compte des différentes de sensibilité entre les espèces (facteur 10 pour le passage de l'animal à l'homme) et entre les individus (facteur 10 entre le plus sensible et le moins sensible). Inévitablement cet exercice fait aussi appel à une part de jugement, source de débats et de controverses. Selon les études, le facteur d'incertitude est compris entre 1 et 1.000 (dans les cas d'extrapolation de l'animal à l'homme).
La plupart des valeurs limite d'ingestion ou d'exposition sont reconnues par la communauté scientifique internationale. Mais certains valeurs cruciales, parce qu'elles portent sur des formes d'intoxication graves, restent discutées. Ainsi, un même organisme peut réviser ses estimations à quelques années d'intervalle. Deux équipes de nationalités différentes, présentant toutes les garanties scientifiques, peuvent avoir des conclusions divergentes. Ces hésitations, même si les débats portent sur quelques millionièmes de gramme suscitent une certaine perplexité.
Ces difficultés sont parfaitement illustrées dans la détermination du niveau de mercure organique, acceptable par l'homme.
Quel est le niveau de mercure organique acceptable par l'homme ? Le méthylmercure est l'une des formes organiques de mercure, les plus toxiques pour l'homme. La principale voie de contamination est la consommation de poissons. 25 % de méthylmercure absorbé sont retenus par l'organisme et se distribue par le sang dans tous les organes, notamment dans le cerveau, principal organe cible, et chez la femme enceinte, dans le foetus. Les enfants nés de mères exposées au méthylmercure présentent des anomalies neurologiques.
Pour ces différentes raisons, les scientifiques portent une attention particulière au méthylmercure et définissent des doses journalières /hebdomadaires acceptables (doses totales ou exprimées en fonction du poids du consommateur ...). Certaines divergences apparaissent à ce stade.
La difficulté de l'établissement des valeurs limites d'exposition : Le cas du méthylmercure L'OMS préconise des valeurs établies en 1972 par le JECFA à partir d'études épidémiologiques des populations japonaises contaminées à Minamata. Ces doses ont été confirmées en 1989, assorties toutefois d'une mise en garde, sans évaluation chiffrée, pour les femmes enceintes ou allaitantes. La dose hebdomadaire tolérable provisoire -DHTP- est de 300 ug de mercure total, dont 200 ug de mercure organique (200 ug de mercure organique correspond à 200 grammes de poisson par semaine (1 repas) contenant 1 ug de mercure). Cette dose, fixée par semaine, correspond à une dose de 0,4 ug par kilo, par jour, pour un consommateur adulte de 70 kg. • Deux récentes études viennent ébranler cette évaluation courante. Ces deux études épidémiologiques ont été menées aux îles Féroé (au nord du Danemark) et aux Seychelles auprès de deux populations grosses consommatrices de poisson, ce qui offrait l'avantage de partir d'une situation relativement banale et non d'une extrapolation d'une situation de crise (comme pour la norme initiale de l'OMS). La question, commune aux deux études était de déterminer si l'exposition des mères au méthylmercure (mesurée par les concentrations dans les cheveux) avait une incidence sur les enfants. Le problème est que ces deux études ont des conclusions radicalement différentes. L'étude sur la population des iles Féroé a montré quelques dysfonctionnements de certains paramètres comportementaux (retards dans le domaine du langage, de l'attention, de la mémoire, légers troubles dans les fonctions motrices et vision spatiale) chez les enfants dont les mères présentaient une concentration moyenne de 5,6 ug/gramme de cheveux (avec des minima à 3 ug/gramme, ce qui s'approche des valeurs courantes en Europe). L'étude sur la population des Seychelles n'a montré aucun effet, alors même que les concentrations moyennes de mercure chez les mères étaient supérieures (6,8 ug/gramme de cheveux en général, et 15,3 ug/gramme pour la partie de la population la plus exposée). Des sources d'exposition non mercurielle pourraient expliquer les effets constatés aux îles Féroé, imputées, peut-être trop rapidement, au méthylmercure des mères. L'étude Seychelles a été utilisée en 1999 par l'administration américaine (l'ATSDR) pour recalculer une dose de référence. Le calcul part de la plus haute dose non toxique dans les cheveux maternels, soit 15,3 ug/gramme, ce qui correspond à une dose 250 fois plus importante dans le sang -soit 0,061 ug/litre- ce qui peut être traduit par une dose journalière admissible de 1,3 ug/kilo de poids corporel. Après application d'un coefficient de sécurité de 4,5, la valeur finale recommandée est 0,3 ug/kilo, soit 0,1 ug de moins que la norme actuelle de l'OMS. On observera, d'une part, qu'il s'agit de la troisième évaluation en 6 ans (L'ATSDR ayant calculé une dose maximale journalière de 1 ug/kilo/jour en 1994, 0,6 ug/kilo/jour en 1997, puis 0,3 ug/kilo/jour en 1999...), d'autre part, que ce seuil a été déterminé par un coefficient de sécurité inhabituel de 4,5. Pourquoi 4,5, alors qu'un coefficient de 4 aurait conduit à confirmer la norme de l'OMS ? • D'autres organismes préconisent de réduire les seuils pour les femmes enceintes ou allaitantes et les jeunes enfants. Les autorités canadiennes ont divisé par deux la dose fixée par l'OMS (soit 0,2 ug/kilo/jour ou encore 100 ug par semaine). Une partie de l'administration américaine, l'EPA, équivalent américain du Ministère de l'Aménagement du territoire et de l'environnement, a proposé de diviser cette norme par cinq, soit 0,8 ug/kilo/jour... L'Europe est encore à l'écart de ces polémiques. Le débat interne à l'Union porte pour le moment sur l'opportunité de distinguer deux seuils selon les types de poissons (1 ug pour les espèces carnivores et 0,5 ug pour les espèces non carnivores). Ainsi, pour un seul indicateur, on ne compte pas moins de quatre évaluations différentes... * (57) Les principales sont l'Organisation Mondiale de la Santé- OMS- et le Joint Expert Committee on Food and Additives -JEFCA-, comité conjoint entre l'OMS et le FAO (Food and Alimentation Organisation). |