N° 146

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025

Enregistré à la Présidence du Sénat le 21 novembre 2024

AVIS

PRÉSENTÉ

au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense
et des forces armées (1)
sur le projet de loi de finances,
considéré comme rejeté par l'Assemblée nationale, pour 2025,

TOME VIII

DÉFENSE

Équipement des forces (Programme 146)

Par M. Hugues SAURY et Mme Hélène CONWAY-MOURET,

Sénateur et Sénatrice

(1) Cette commission est composée de : M. Cédric Perrin, président ; MM. Pascal Allizard, Olivier Cadic, Mmes Hélène Conway-Mouret, Catherine Dumas, Michelle Gréaume, MM. Joël Guerriau, Jean-Baptiste Lemoyne, Akli Mellouli, Philippe Paul, Rachid Temal, vice-présidents ; M. François Bonneau, Mme Vivette Lopez, MM. Hugues Saury,
Jean-Marc Vayssouze-Faure, secrétaires ; MM. Étienne Blanc, Gilbert Bouchet, Mme Valérie Boyer, M. Christian Cambon, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Alain Cazabonne, Olivier Cigolotti, Édouard Courtial, Jérôme Darras, Mme Nicole Duranton, MM. Philippe Folliot, Guillaume Gontard, Mme Sylvie Goy-Chavent, MM. Jean-Pierre Grand, André Guiol, Ludovic Haye,
Loïc Hervé, Alain Houpert, Patrice Joly, Mmes Gisèle Jourda, Mireille Jouve, MM. Alain Joyandet, Roger Karoutchi,
Ronan Le Gleut, Claude Malhuret, Didier Marie, Thierry Meignen, Jean-Jacques Panunzi, Mme Évelyne Perrot,
MM. Stéphane Ravier, Jean-Luc Ruelle, Bruno Sido, Mickaël Vallet, Robert Wienie Xowie.

Voir les numéros :

Assemblée nationale (17ème législ.) : 324, 459, 462, 468, 471, 472, 486, 524, 527, 540 et T.A. 8

Sénat : 143 et 144 à 150 (2024-2025)

L'ESSENTIEL

La deuxième année de mise en oeuvre de la nouvelle LPM 2024-2030 marquera de manière plus concrète encore le tournant pris de la préparation à l'économie de guerre1(*) et à la haute intensité.

Depuis février 2022, les industriels ont engagé la remontée en puissance (« ramp up ») de leurs capacités de production. Cette évolution est aujourd'hui perceptible sur le terrain, dans les ateliers de fabrication, parcourus au printemps à Bourges et plus récemment à Roanne par les rapporteurs. Les processus de fabrication ont été adaptés afin d'accroître les cadences de production. L'assemblage des blindés du programme Scorpion, par exemple, s'inspire maintenant des lignes de production des grands constructeurs automobiles. Ces mêmes industriels ont pris sur eux - le plus souvent - pour investir dans des machines-outils ultra-modernes et constituer des stocks de composants. Mais les commandes de l'État demeurent limitées et ne correspondent pas encore à ce que devrait être la préparation à un conflit de haute intensité comme en témoigne le référentiel de deux mois de conflit retenu par les Armées pour reconstituer leurs stocks.

En conséquence, si la France se prépare effectivement à une guerre de haute intensité, il vaudrait mieux que celle-ci soit brève... afin de ne pas manquer de munitions. Plus problématique encore, il apparaît aujourd'hui que certains équipements structurants n'ont pas été conçus pour soutenir un combat de haute intensité. C'est le cas, par exemple, des frégates de défense et d'intervention (FDI) françaises qui sont deux fois moins pourvues en missiles que les mêmes frégates vendues à la Grèce. Par ailleurs, les navires et les blindés actuellement livrés aux forces n'ont pas été conçus pour lutter contre les attaques de drones. Si des systèmes de lutte anti-drones de tous types sont testés, acquis et déployés, il reste à en généraliser la dotation et à permettre à l'ensemble des unités de se les approprier.

Si les rapporteurs sont satisfaits par le maintien de la trajectoire de la LPM en 2025 décidé par le Gouvernement de Michel Barnier, ils s'interrogent sur le caractère suffisant de l'effort financier prévu de manière pluriannuelle compte tenu des besoins urgents de remise à niveau et de modernisation de nos équipements majeurs.

Les Armées sont, en effet, confrontées à devoir préparer deux échéances bien différentes : assurer une remontée en puissance avec effet immédiat pour être capables de participer à un affrontement majeur sur le front Est européen - ce qui pose la question des stocks de munitions, de la taille de notre parc d'artillerie, de la disponibilité des avions de chasse - mais aussi préparer l'échéance plus lointaine du renouvellement des équipements majeurs au cours des décennies 2030/2040 qui doit permettre de conserver une supériorité sur nos principaux compétiteurs. Or les moyens nécessaires à ces programmes de moyen terme n'ont pas toujours été évalués de manière satisfaisante et les besoins nouveaux n'ont pas été anticipés.

Dans ces conditions, les rapporteurs estiment que non seulement il ne faut pas perdre le rythme de la remontée en puissance mais qu'il convient, par ailleurs, de conserver le cap dans la durée en ne sacrifiant pas les équipements d'avenir aux contraintes présentes.

Au final, les rapporteurs considèrent que si le maintien des moyens prévus par la LPM en 2025 constitue une nécessité incontournable pour ne pas mettre en danger l'effort de réarmement engagé ces dernières années, les moyens de cette même LPM pourraient ne pas être suffisants pour atteindre dans la durée les objectifs qu'elle a pourtant fixés.

LES CHIFFRES CLÉ DU PROGRAMME 146 EN 2025

- Les crédits de la mission « défense » s'établiront à 50,5 Mds€, en hausse de 3,3 Mds€, conformément à la LPM ;

- Les crédits du P.146 s'établiront en 2025 à 18,9 Mds€ dont 5,7 Mds€ consacrés à la dissuasion et 10,7 Mds€ attribués aux programmes à effet majeur ;

- Les programmes d'armement (hors dissuasion) augmentent de 1,5 Md€, soit une hausse de 16% par rapport à 2024 ;

- Livraisons attendues en 2025 : une douzaine de CAESAR ; 20 Leclerc rénovés (XLR) ; 282 véhicules SCORPION ; 8 000 fusils HK416 ; 14 Rafale (standards F3 et F4), 5 Caracal et 5 Tigre rénovés ; un A400M Atlas ; une frégate de défense et d'intervention (FDI). L'année 2025 verra également se poursuivre les livraisons des drones Patroller et de leurs systèmes ;

- 400 M€ sont prévus en 2025 en vue de moderniser l'équipement des forces spéciales ;

- 2025 sera marquée par le lancement de la réalisation du PA-NG, successeur du Charles-de-Gaulle en 2038 ainsi que du standard F5 du Rafale accompagné de son drone de combat ;

- 1,9 Md€ seront consacrés aux commandes de munitions, soit 400 millions d'euros de plus qu'en 2024 ce qui représente une augmentation de +27 % (AASM, Meteor, torpilles lourdes, Mistral, Aster, Scalp, Exocet et des lots d'obus de 155mm).

I. UNE DEUXIÈME ANNÉE DE MISE EN OEUVRE DE LA LPM GLOBALEMENT CONFORME AUX ENGAGEMENTS

A. UNE HAUSSE DES MOYENS DU P.146 AU SERVICE D'UNE REMONTÉE EN PUISSANCE RÉELLE DE NOS CAPACITÉS

1. Un effort à poursuivre et à amplifier

La remontée en puissance de notre base industrielle de défense se poursuit et l'effet devient perceptible dans les unités à mesure que les livraisons se multiplient. Au cours de l'année 2024, une dizaine de CAESAR auront été livrés aux Armées ainsi que 103 SERVAL, 37 JAGUAR, 150 GRIFFON et 21 chars Leclerc rénovés (XLR). Les unités auront également pu prendre possession de 13 Rafale, 1 Caracal et 10 Tigre rénovés. Cet effort sera poursuivi et même amplifié en 2025 (voir encadré ci-dessus) en particulier en matière de livraisons de munitions de toutes sortes.

Si les livraisons de blindés se poursuivent pour l'instant au rythme défini, LPM a prévu de les décaler sur la période 2026-2032. C'est un point de vigilance pour les industriels qui souhaitent préserver cet échéancier faute de quoi ils estiment que cela mettrait en péril leurs lignes de production. La même question se pose pour la production de l'A400M, Airbus prévoyant d'arrêter sa production en 2028 si de nouvelles commandes ne sont pas passées en 2025 (l'avionneur espère pouvoir négocier la commande de 3 appareils pour l'AAE).

Concernant les livraisons d'obus de gros calibre, les rapporteurs sont en mesure d'indiquer que celles-ci seront en 2025 supérieures de près de 50% à ce qu'elles étaient en 2024, ce nombre étant lui-même très supérieur au niveau des livraisons qui existait en 2022. Le rythme de production des bombes AASM s'est également accéléré à la fois pour permettre des livraisons plus importantes à l'Ukraine et le recomplètement des stocks nationaux. Il n'en demeure pas moins que les quantités commandées et livrées restent sans commune mesure avec les besoins générés par les combats de haute intensité et les besoins de l'Ukraine.

Simplifier les normes civiles appliquées aux matériels militaires

La remontée en puissance de nos industries d'armement est trop souvent contrainte par l'obligation de respecter des normes conçues pour des matériels civils utilisés dans un cadre civil. Lors de son audition devant la commission, le DGA a indiqué que « la simplification passe également par un assouplissement de certaines normes civiles - c'est l'exemple classique de l'alarme sonore obligatoire pour la marche arrière de tout véhicule lourd, chacun comprend que le « bip de recul » n'est pas très adapté pour les véhicules de combat... ». Ces normes peuvent aussi concerner la règlementation du travail, la tenue au feu des matériaux, les clauses environnementales... Les industriels indiquent que la France se situe parmi les pays d'Europe qui accordent le moins d'exemptions à l'application de ces normes dans le secteur de la défense. La DGA ayant travaillé sur une liste de normes à simplifier les rapporteurs font part de leur disponibilité pour examiner les modifications à apporter dans le domaine législatif.

2. La nécessité de porter de 2 à 6 mois le référentiel d'un combat de haute intensité

Les Armées reconnaissent aujourd'hui que le niveau des stocks de munitions est variable selon les catégories mais qu'il s'améliore et devrait revenir à des niveaux « satisfaisants » d'ici 2030. À noter toutefois que les besoins sont évalués en fonction d'un référentiel correspondant à 2 mois de combats en haute intensité, ce qui constitue une hypothèse très basse qui reflète d'abord les contraintes budgétaires.

Les rapporteurs considèrent qu'il conviendrait de porter de 2 à 6 mois le référentiel permettant de calculer les besoins générés par un affrontement de haute intensité pour tous les matériels et consommables nécessitant une utilisation massive (obus de 120 et 155mm, AASM, Aster, Meteor...) afin de laisser un temps suffisant en cas d'engagement aux industriels pour passer en économie de guerre. Ils estiment, par ailleurs, que les capacités de production des matériels soumis à des évolutions technologiques rapides (MTO, drones, outils de guerre électronique...) doivent être correctement dimensionnées afin de permettre un « ramp up » rapide en cas de conflit.

Recommandation n°1 : porter de 2 à 6 mois la durée du référentiel retenu aujourd'hui par les Armées pour déterminer le niveau des stocks de munitions et de matériels de base nécessaires pour conduire un affrontement de haute intensité.

Le renouvellement des composantes de la dissuasion nucléaire

Si les CP consacrés à la dissuasion augmentent de 9% en 2025, les AE s'accroitront quant à elles de presque 700% à près de 26 Mds€. Ces moyens nouveaux doivent permettre de poursuivre dans la décennie à venir le renouvèlement des deux composantes, aéroportée et océanique.

Depuis 2023, les forces aériennes stratégiques (FAS) sont destinataires de l'ASMPA-rénové. Cette version tenant compte de l'évolution des défenses aériennes adverses devrait doter prochainement la force aéronavale nucléaire (FANU).

À l'horizon 2035, le standard F5 du Rafale dont la réalisation vient d'être demandée à Dassault devra être en mesure de porter l'ASN4G. Ce nouveau système d'armes hypervéloce (hypersonique manoeuvrant) devrait connaître en 2025 une évolution majeure avec le lancement de sa réalisation.

Si le premier SNLE 3G ne devrait pas être admis au service actif avant l'horizon post-2030, l'année 2025 sera marquée par la livraison des premiers missiles M51.3 équipés de la tête nucléaire océanique (TNO-2) à destination des SNLE en service comme du futur SNLE 3G.

Les rapporteurs rappellent que la performance d'ensemble du raid nucléaire passe aussi par la disponibilité et l'adaptation des porteurs de l'arme nucléaire (Rafale Air et Marine), et des avions ravitailleurs. Or si le PLF 2025 prévoit le lancement du standard F5 du Rafale il reste muet sur l'évolution de son moteur. Les rapporteurs appellent donc le ministre des Armées à engager le plus rapidement possible le développement T-REX du moteur M 88 pour préserver l'efficacité de la composante aérienne de la dissuasion.

Recommandation n°2 : sanctuariser les moyens nécessaires au renouvellement et au déploiement de la dissuasion nucléaire (ASN4G, SNLE-NG, PA-NG, Rafale F5...) pour conserver notre crédibilité dans un contexte stratégique redevenu moins prévisible.


* 1 Le MINARM évoque cette année la « préparation à l'économie de guerre » plutôt qu'un passage à l'économie de guerre, cette dernière expression ayant été à l'origine d'un malentendu depuis 2022.

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