EXAMEN EN COMMISSION
MERCREDI 8 NOVEMBRE 2023
M. Jérémy Bacchi, rapporteur pour avis des crédits relatifs au cinéma. - Face à une actualité internationale où l'on peine à trouver des motifs d'espoirs, je vais tenter, durant cette présentation, d'amener un peu de joie, avec l'état des lieux et les perspectives du cinéma !
Vous vous rappelez certainement de l'atmosphère crépusculaire qui régnait encore l'année dernière sur le destin du grand écran.
Les journaux en étaient à dresser la nécrologie d'un cinéma ravagé par les vagues de la pandémie, de l'inflation et du streaming. Je m'étais cependant efforcé d'apporter un peu de lumière, avec des perspectives qui ne me paraissaient pas si sombres et surtout, surtout, l'optimisme des parties prenantes, qui s'inquiétaient plus du déferlement médiatique que de la fréquentation des salles. Je concluais mon propos, je vais commettre l'immodestie de me citer, en indiquant croire « au caractère unique de l'expérience de la salle, qui a résisté aussi bien à la télévision dans les années 80 qu'aux plateformes. »
Nous le savons tous, les prédictions sont complexes, surtout quand elles concernent le futur, mais cette fois-ci, les faits semblent nous avoir donné raison.
En 2022, 152 millions de spectateurs s'étaient rendus dans les salles obscures. En 2023, le chiffre devrait être a minima de 175 millions d'entrées, soit une hausse de 15 %. Certes, on ne retrouve pas encore les 213 millions de l'année historique qu'a été 2019, mais on se rapproche, et on pourrait même dépasser, les 185 millions d'entrées qui sont la moyenne des années 2010.
L'année a en effet été marquée par de très belles sorties et de très beaux succès. Du côté américain, on pense bien sûr au triomphe de deux films bien différents, mais qui chacun à leur manière s'éloigne du modèle dominant de la franchise à la Marvel, je pense, bien sûr à Barbie Greta Gerwig (5,8 millions d'entrées) et Oppheimer de Christopher Nolan (4,6 millions). Le cinéma français n'est pas oublié, avec, fait assez rare pour être souligné, deux oeuvres dans les cinq premières (Astérix et Alibi.com 2) et neuf dans les 28 qui ont dépassé le million d'entrées. L'année a d'ailleurs été excellente pour le cinéma français, avec une part de marché qui devrait s'établir autour de 45 %.
On pourrait être tenté de dire que les Français ont retrouvé le goût du cinéma, je crois pour ma part qu'ils ne l'ont jamais perdu : il suffisait de leur rappeler.
Je dois cependant nuancer le propos pour l'année 2024. En effet, le cinéma américain est actuellement à l'arrêt avec la grève en cours des acteurs, alors que celle des scénaristes vient à peine de s'achever. Or cela se traduira mécaniquement par moins de sorties de films américains, et nous savons que les deux cinémas sont liés. De plus, même si on n'est pas à l'abri de « belles surprises », les productions françaises attendues à ce stade pourraient présenter un moindre potentiel qu'en 2023. Bref, vous l'aurez compris, il faut rester « prudemment optimistes » pour l'année qui vient.
En ce qui concerne la production, elle revient également à un étiage que l'on peut qualifier de « normal » en 2022, après une année 2021 de rattrapage.
Bien entendu, tout n'est pas idyllique, et je veux notamment souligner un point de fragilité à moyen terme, avec les finances du CNC.
Le Centre reprend une activité « normale » en 2023, mais, une fois les crédits des divers plans d'urgence épuisés, se trouve contraint en 2023 et 2024 de puiser dans ses réserves financières, notamment en raison de recettes de taxes sur les éditeurs de télévision inférieures aux prévisions, et qui traduisent le malaise persistant de la télévision linéaire face au développement du streaming. La question d'un éventuel recalibrage de ses interventions, ou bien de ressources supplémentaires, se posera réellement pour l'exercice 2025, et nous devrons y rester attentifs.
Je vois cependant des signes encourageants, avec la prorogation pour trois ans du régime des SOFICA, et celle des crédits d'impôt, avec des amendements retenus par le gouvernement dans le cadre de l'utilisation de l'article 49-3 de la Constitution. Je le rappelle, ces crédits d'impôt font l'objet d'évaluations plus que régulières, toute absolument convergentes sur leur impact positif pour la filière, certes, mais également pour les territoires et pour les rentrées fiscales qu'ils induisent. Je souhaiterais que toutes les dépenses fiscales soient aussi régulièrement examinées...
Je veux enfin répondre à une très intéressante remarque de Monique de Marco l'année dernière sur la question centrale de la parité.
Le CNC est engagé depuis plusieurs années dans une politique de soutien à l'égalité femmes-hommes. En 2024 cependant, un pas supplémentaire est franchi avec un objectif dédié inclus dans le document stratégique du Centre. Il prend la forme de deux indicateurs : la parité dans les postes clés de production et de création, et le devis moyen des films réalisés par des femmes et par des hommes. On constate d'ailleurs, sur cette dernière donnée, que l'écart tend à se réduire rapidement, le ratio passant de 0,56 en 2019 à 0,82 en 2023, l'objectif pour 2025 étant de se rapprocher de 0,9.
Le Centre appuie cette démarche avec une composition paritaire des commissions attribuant les aides et de leur présidence, l'application d'une condition de parité des jurys pour les festivals et écoles soutenus depuis début 2019, ou encore la création d'un bonus de 15 % pour les films dont les équipes sont paritaires.
Si la parité est donc un combat, il me parait important de souligner que le monde du cinéma et des soutiens qui le portent ne restent pas passifs, bien au contraire.
L'année 2023 a été enfin marquée par la mission sur le cinéma que j'ai eu le privilège de mener avec Sonia de La Provôté et Céline Boulay-Espéronnier, auquel je veux adresser un salut très amical.
À trois, je crois pouvoir dire que nous avons mené un travail passionnant, dans une ambiance amicale, travail aussi approfondi que possible, avec plus de 40 auditions, et un rapport que la commission a adopté à l'unanimité en mai dernier. De manière générale, la profession a salué nos analyses et se retrouve dans les constats et les propositions que nous avons formulées devant vous, même si certaines peuvent susciter des débats, ce qui n'est pas anormal, bien au contraire.
Pourtant, il y a avait de la concurrence ! En six mois, pas moins de trois autres rapports consacrés au cinéma ont été rendus publics :
- le rapport de Bruno Lasserre sur la régulation du secteur en avril ;
- le rapport de notre collègue Roger Karoutchi au nom de la commission des finances au mois de mai ;
- enfin, un rapport de la Cour des comptes sur la CNC au mois de septembre.
Chacun de ces travaux a contribué, à sa manière, à faire évoluer la connaissance du cinéma auprès des pouvoirs publics.
Autant dire que le cinéma, en plus des succès en salle, a suscité un degré d'attention administrative inédit en 2023 !
Nous l'avons encore mesuré avec l'ampleur de la polémique autour des propos de la récipiendaire de la Palme d'Or à Cannes, Justine Triet. Sans relancer le débat avec cette grande artiste, dont le film primé « Anatomie d'une chute » enregistre d'ailleurs un énorme succès avec déjà plus de 1,2 million d'entrées en salle, je trouve formidable que, dans notre pays, et avec l'actualité bien sombre qui est la nôtre, le débat public puisse porter à ce point sur le cinéma !
Un des grands constats de notre rapport concerne d'ailleurs cette éternelle question de la surproduction. Pour résumer nos conclusions, il est essentiel que les films français, notamment ceux dits « du milieu », puissent être mieux financés, ce qui devrait constituer un objectif majeur du CNC. Il faut rappeler que le cinéma se nourrit d'abord d'expérimentations, et qu'elles ont un coût. Tourner un premier film coûte plus cher qu'écrire son premier poème. Même le premier film de Steven Spielberg, Sugarland Express, en 1974, pourtant primé à Cannes, a été un échec cuisant au box-office et a failli entrainer la fin de carrière prématurée du réalisateur - qui, fort heureusement, l'année suivante, s'est découvert une passion pour les requins avec « Les dents de la mer »...
Nous pouvons nous honorer de donner leurs chances à de jeunes réalisateurs talentueux, et nous n'en manquons pas grâce à la qualité de nos formations et de la cinéphilie ambiante de notre pays. Pour autant, il ne faut pas prêter le flanc à la critique même la plus infondée : s'il faut bien des premiers films, il faut aussi des spectateurs, car l'objet même de l'art est de proposer une vision partagée.
C'est dans cette optique que nous avons poursuivi nos travaux après la publication du rapport. Avec Sonia de La Provôté et Céline Boulay-Espéronnier, nous avons souhaité proposer une suite concrète à notre mission, avec le dépôt de la proposition de loi visant à conforter la filière cinématographique en France le 27 septembre dernier.
Le CNC s'est en effet engagé à étudier très sérieusement nos recommandations qui relèvent de sa compétence, mais il ne peut pas tout faire.
Notre proposition de loi reprend donc celles de nos recommandations qui nécessitent une adaptation législative, et nous espérons qu'elle puisse être débattue début 2024. La ministre de la culture a d'ailleurs déjà indiqué son intérêt pour la démarche, et nous avons le sentiment que ce texte, porté par la commission, est de nature à répondre à son ambitieux intitulé : conforter la filière, une filière qui, je le redis, se porte plutôt bien, avec le soutien constant des pouvoirs publics.
Je ne vais pas détailler les mesures contenues dans notre proposition de loi, nous devrions avoir prochainement ce débat, mais attirer votre attention sur son point peut-être le plus sensible, celui des engagements de diffusion.
Nous avons souhaité, sur le modèle des engagements de programmation auxquels sont soumises les salles de cinéma, donner un cadre un peu plus contraignant aux distributeurs, afin qu'ils proposent au plus grand nombre de salles, notamment dans les territoires, des oeuvres qui méritent d'être diffusées ailleurs que dans les grandes villes.
Il y a là, nous le pensons, une question de cohérence : le cinéma français produit beaucoup, il faut s'en réjouir, mais il doit être projeté, car chacun mérite d'y avoir accès. Les frontières de ces obligations de diffusion peuvent être sujettes à débat, elles doivent aller avec une révision de la classification « Art et Essais », mais le principe nous parait essentiel pour faire vivre cette grande industrie du cinéma.
Nous espérons donc vivement pouvoir mener prochainement ce beau débat en commission de la culture.
Comme vous l'aurez donc compris, vous avez devant vous un rapporteur résolument optimiste pour le secteur du 7ème art, et j'espère ne pas être démenti par 2024 !
Sous le bénéfice de ces observations, je propose de donner un avis favorable à l'adoption de crédits du cinéma pour 2024.
Mme Alexandra Borchio Fontimp. - Je remercie le rapporteur Jérémy Bacchi tant pour la qualité de son rapport que pour le vent d'optimisme qu'il fait souffler sur nous ce matin !
On ne peut effectivement que se réjouir de voir la filière cinématographique redresser la tête, voire aller au-delà, après des années placées sous le signe des craintes les plus vives.
Le succès du cinéma français, avec dernièrement les 400 000 entrées du film « Le Consentement » de Vanessa Filho, nous rappelle la capacité du 7ème art à traiter de manière forte les problématiques les plus douloureuses. On peut donc se féliciter de voir la France tenir son rang de grande puissance cinématographique, en bonne partie grâce à la constance des soutiens publics et réglementaires.
Notre commission, avec Sonia de La Provôté et Céline Boulay Espéronnier, a consacré en mai dernier un rapport complet à la filière cinématographique et ses conclusions semblent faire une belle unanimité dans la profession. Les rapporteurs ont déposé une proposition de loi ambitieuse que nous souhaitons voir examinée prochainement car elle permettra de conforter notre secteur.
Je tiens à souligner et à saluer l'engagement des collectivités locales. Elles entretiennent avec le cinéma une belle relation de symbiose. Quelle meilleure promotion pour une région qu'un grand film qui, de surcroit, a créé de très nombreux emplois qualifiés ? Les collectivités ont ainsi engagé en 2022 173 millions d'euros dans la filière, notamment dans le cadre des conventions passées avec le CNC. Je salue au passage l'engagement fort des commissions du film que certaines collectivités ont mises en place et qui constituent un point d'entrée unique très apprécié de la filière.
Je voudrais interroger le rapporteur sur les projets retenus dans le cadre du plan d'investissement de 350 millions d'euros, qu'il nous a présenté l'année dernière, notamment la Fabrique de l'image. Où en est le processus de sélection et que peut-on en attendre ?
Le groupe Les Républicains suivra l'avis du rapporteur et donnera un avis favorable à l'adoption des crédits du cinéma en 2024.
M. Pierre-Antoine Levi. - Le cinéma a su redresser la tête alors qu'il était confronté à la crise pandémique et au bouleversement des technologies. L'année 2022 était encore en demi-teinte même si elle marquait une progression par rapport à 2021. Les premiers résultats pour 2023 sont cependant, comme l'a souligné le rapporteur, très prometteurs. Le soutien de l'État s'est avéré décisif et mon groupe souhaite qu'il soit largement conforté notamment avec les crédits d'impôts dédiés au cinéma et via le budget du CNC. La Cour des comptes s'interroge cependant sur le nombre de films produits et sur une politique de soutien public qui favoriserait plus la qualité que la quantité. Les soutiens publics, pour pertinents qu'ils soient, doivent donc être interrogés et adaptés. Enfin, je voudrais dire un mot des écoles de formation qui sont un axe central dans le développement d'une grande industrie cinématographique.
Le groupe centriste donnera un avis favorable à l'adoption des crédits du cinéma en 2024.
Mme Sylvie Robert. - Je me félicite que les Français aient, dans ce contexte, retrouvé le chemin des salles avec de très nombreux films français de très grande qualité. Il nous faut réaffirmer notre attachement au modèle de financement du cinéma français même s'il est toujours possible de le faire évoluer et ainsi de l'améliorer. J'appelle à une grande vigilance sur la surestimation des taxes affectées qui nuisent à la lisibilité du budget du CNC. Enfin, de grands défis sont devant nous avec les deux questions liées que sont le respect de la propriété intellectuelle, sur lequel le CNC a lancé une mission, et l'intelligence artificielle.
Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain donnera un avis favorable à l'adoption des crédits du cinéma en 2024.
Mme Laure Darcos. - Je souscris aux propos du rapporteur et de Sylvie Robert notamment sur la question cruciale de l'intelligence artificielle. Je souhaiterais savoir si les crédits d'impôts affectés au cinéma seront maintenus dans les prochaines années.
M. Pierre Ouzoulias. - Le cinéma est la preuve que l'exception culturelle, dans sa version française, produit des résultats très concrets et qu'il nous faut la défendre dans un contexte marqué par de nouvelles pratiques. Je souhaiterais d'ailleurs que ce combat ne soit pas uniquement celui de la France, mais devienne un objectif partagé au sein de l'Union européenne.
Le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste - Kanaky donnera un avis favorable à l'adoption des crédits du cinéma en 2024.
Mme Sonia de La Provôté. - Je partage bien entendu les analyses du rapporteur. Je souhaiterais des précisions sur le dispositif « Fabrique de l'image » et en particulier sur les progrès réalisés en matière de formation. J'aimerais également entendre le rapporteur sur le sujet toujours en cours de la grève des acteurs aux États-Unis.
M. Jérémy Bacchi, rapporteur pour avis. - Je partage l'optimisme d'Alexandra Borchio Fontimp sur le cinéma. « Le Consentement » est, comme elle l'indique, l'illustration d'un succès qui dépasse les attentes grâce à sa capacité à traiter de problématiques qui touchent le public. En ce qui concerne la « Fabrique de l'image », 68 projets ont été retenus dans le cadre du plan France 2030. Ils regroupent 11 studios de tournage, notamment en Île-de-France, dans le Nord et dans l'arc méditerranéen, 23 studios numériques et 34 organismes de formation qui devraient permettre de répondre aux besoins techniques des professionnels.
En réponse à Pierre-Antoine Levi, le rapport de la Cour des comptes, comme celui de notre commission, mentionne bien le sujet de la surproduction. Cependant il nous faut prendre conscience que l'industrie du cinéma est une industrie de l'offre et que nul ne peut prévoir à l'avance le succès ou l'échec d'une oeuvre. Notre système est cependant particulièrement vertueux, car il repose sur le financement des oeuvres les plus difficiles par les succès.
En réponse à Sylvie Robert, la question de l'évolution des taxes est un sujet délicat et existentiel pour le cinéma. Si elles s'avèrent trop basses, il faudra envisager une diminution des aides ou bien, ce que je souhaite personnellement, générer de nouvelles ressources. La question se pose cependant plutôt à l'horizon 2026.
Sur le sujet de la propriété intellectuelle et de l'intelligence artificielle, il faut bien sûr essayer d'anticiper au maximum. Je suis persuadé que si le sujet de l'intelligence artificielle est bien encadré et appréhendé, il pourra s'avérer positif pour la filière. Par ailleurs, l'article 6 de notre proposition de loi prévoit un conditionnement de l'attribution des aides financières du CNC au respect des rémunérations minimales des auteurs, ce qui semble d'ailleurs susciter un large consensus.
Sur les crédits d'impôt, ils ont bien été prorogés ; ils constituent selon moi une source d'attractivité très importante et devraient plutôt s'apparenter à des investissements publics tant les gains qu'ils permettent de dégager sont supérieurs à leur coût.
En réponse à Pierre Ouzoulias, je suis fermement attaché à notre exception culturelle et très favorable à son portage à l'échelle européenne. Notre modèle est regardé avec envie dans le monde entier.
Enfin, la grève aux États-Unis constitue un point de vigilance, car elle entrainera un décalage dans la sortie des films américains, qui aura un impact sur les entrées en salle et sur la fréquentation de l'ensemble des films. J'espère donc qu'une solution sera trouvée le plus rapidement possible.
La commission émet un avis favorable à l'adoption des crédits consacrés au cinéma au sein de la mission « Médias, livre et industries culturelles » du projet de loi de finances pour 2024.