II. UNE CHRONOLOGIE CHRONOPHAGE

Aucun autre dossier ne génère autant de passions et de débats que celui, pourtant technique, de la chronologie des médias . Sa négociation souligne l'interdépendance des différentes parties prenantes entre elles, chacune cherchant à obtenir ou conserver une position perçue comme avantageuse par rapport à celle des autres.

La chronologie poursuit deux objectifs :

Ø d'une part, protéger la salle de cinéma , en lui réservant pendant une certaine durée l'exclusivité de l'oeuvre. La France a ainsi pu préserver par ce biais le parc de salles le plus important d'Europe. A titre d'exemple, les États-Unis ne protègent les films que 45 jours, et encore, certains studios ont récemment expérimenté une sortie en simultané salle-plateforme ;

Ø d'autre part, assurer le préfinancement des oeuvres cinématographiques en France. Ainsi, la position de chaque diffuseur est garantie, et est d'autant plus favorable qu'il aura contribué au financement du film, notamment par le biais d'un accord avec les producteurs.

La chronologie a été progressivement introduite en droit français à partir des années 70, comme réponse à l'arrivée de la télévision dans les foyers 1 ( * ) . La loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle constitue sa première traduction législative. Depuis 2009, elle est négociée directement entre les parties prenantes et étendue par arrêté du ministre de la culture.

Le rythme s'est cependant beaucoup accéléré ces dernières années. Une première chronologie négociée a duré neuf ans, entre 2009 et 2018, une deuxième quatre ans jusqu'en 2022.

La chronologie actuellement en vigueur a été signée le 24 janvier 2022, étendue le 4 février et est prévue pour durer trois ans.

Les pouvoirs publics ont fait le choix de mêler deux dossiers en apparence distincts : la chronologie des médias et la directive européenne « SMA » du 14 novembre 2018 .

La transposition de cette directive par l'ordonnance du 21 décembre 2020 et le décret du 22 juin 2021 permet d'imposer aux plateformes américaines telles que Netflix ou Disney + des obligations de financement d'oeuvres françaises et européennes, notamment déclinées en matière d'oeuvres cinématographiques. Les négociations ont été menées de front sur le niveau et la nature des investissements comme sur l'inclusion de ces nouveaux acteurs dans le calendrier.

Cette nouvelle chronologie est cependant susceptible de battre un nouveau record de brièveté car elle n'a pas été signée par tous les acteurs, et d'autres pourtant engagés dans les négociations, l'ont immédiatement contestée. Le 4 octobre 2022, le CNC a ainsi réuni les parties prenantes pour un premier bilan, soit neuf mois après la signature.

Le principe de la chronologie est celui de l'ouverture successive de « fenêtres » d'exclusivité : d'abord la salle, puis la vente en vidéo « physique » ou à la demande à l'acte, puis les chaînes de cinéma payantes comme Canal Plus, puis les plateformes, enfin, les télévisions gratuites .

Schéma de la chronologie signée le 24 janvier 2022

Fenêtre d'exploitation

Accord de 2022

Sortie salle

J

Vidéo physique (fixée par la loi)

J + 4 mois (dérogation possible à 3 mois si le film réalise moins
de 100 000 entrées à la fin de la 4 ème semaine d'exploitation)

Exploitation continue : la fenêtre ne se referme pas

Vidéo à la demande à l'acte

TV payante

1 re fenêtre

Accord avec les organisations professionnelles du cinéma

J + délai fixé par accord professionnel, compris entre 6 et 9 mois
( Canal +, Ciné+, OCS ont conclu un accord à 6 mois)

Fermeture de la fenêtre à 15 ou 17 mois lorsque l'oeuvre
est préfinancée ou acquise par un diffuseur ultérieur

Absence d'accord

J + 9mois

Fermeture de la fenêtre à 15 ou 17 mois lorsque l'oeuvre est préfinancée ou acquise par un diffuseur ultérieur

TV payante

2 e fenêtre

Accord avec les organisations professionnelles du cinéma

J + 15 mois

Fermeture de la fenêtre à 22 mois lorsque l'oeuvre est préfinancée
ou acquise par une chaîne en clair ou une TV payante autre que de cinéma

Absence d'accord

J + 17 mois

Fermeture de la fenêtre à 22 mois lorsque l'oeuvre est préfinancée
ou acquise par une chaîne en clair ou une TV payante autre que de cinéma

Plateformes payantes par abonnement

Accord avec les organisations professionnelles du cinéma

J + 15 mois ( Netflix ) OU en cas d'accord dit « premium » (hypothèse non encore utilisée) délai fixé par accord, compris entre 6 et 15 mois

-si l'oeuvre est préfinancée ou acquise par une chaîne gratuite :
fermeture de la fenêtre à 22 mois, sauf accord de coexploitation

-si l'oeuvre n'est pas préfinancée ou acquise par une chaîne gratuite : fermeture à 22 mois, sauf : film au budget inférieur à 5M€, accord de coexploitation avec une chaîne gratuite, film in house de moins de 25M€.

Absence d'accord

J + 17 mois ( Disney +, Amazon Prime Video )

-si l'oeuvre est préfinancée ou acquise par une chaîne gratuite :
fermeture de la fenêtre à 22 mois, sauf accord de coexploitation

-si l'oeuvre n'est pas préfinancée ou acquise par une chaîne gratuite : fermeture à 22 mois, sauf : film au budget inférieur à 5 M€, accord de coexploitation avec une chaîne gratuite, film in house de moins de 25 M€.

TV gratuites

Si la chaîne consacre 3,2 % de son CA à la production cinéma

J + 22 mois ( TF1, M6, FTV, Arte)

Si la chaîne consacre moins de 3,2 % de son CA à la production cinéma

J + 30 mois

Vidéo à la demande gratuite

J + 36 mois (YouTube, Molotov)

L'insertion dans la chronologie des plateformes de streaming n'a pas fondamentalement modifié la philosophie d'ensemble d'un système qui garantit à chacun une place définie à l'avance dans le calendrier d'exploitation des oeuvres. Elle a par contre provoqué un profond bouleversement en contraignant anciens et nouveaux acteurs à définir leur préférence de manière :

• absolue quand s'ouvre ma fenêtre ? ») ;

• mais également relative comment se compare ma nouvelle position par rapport à ceux situés avant et après moi ? Cette nouvelle position est-elle suffisamment favorable comparativement pour préserver mon attractivité ? »).

Chacun défend donc ses intérêts. Dans l'ordre de la chronologie :

ü les producteurs sont attachés à ce que la chronologie des médias permette aux diffuseurs de bénéficier d'un délai plus favorable s'ils contractent avec les organisations professionnelles . Les producteurs ont obtenu en 2018 le principe de l'exploitation continue de l'oeuvre, qui est disponible dès sa sortie au moins sur un média ;

ü les exploitants de salles de cinéma défendent le maintien de leur fenêtre actuelle, dans sa durée et son exclusivité. Ils sont réticents aux expérimentations qui permettraient une exploitation simultanée d'un film à la fois en salles et sur un autre support ;

ü la filière de la vidéo et de la vente à l'acte revendique le maintien de sa fenêtre privilégiée à 4 mois à compter de la sortie en salles, nécessaire à la viabilité de son modèle économique ;

ü les chaînes de cinéma payantes entendent conserver leur position favorable dans la chronologie, justifiée selon elles par l'ampleur de leurs investissements dans le cinéma ;

ü les services de streaming ont vu leur position absolue comme relative s'améliorer, conséquence de leurs nouveaux engagements de financement. Dans le cas où ils n'ont pas conclu d'accord avec les professionnels du cinéma, ils bénéficient en effet d'une fenêtre à 17 mois , contre 36 mois auparavant. Le système de la chronologie, propre à notre pays, constitue cependant pour ces services une forte contrainte, qui leur interdit d'accéder aux revenus de la salle tout en mettant rapidement à disposition de leurs clients des contenus exclusifs ;

ü les chaînes de télévision gratuites cherchent à renforcer « l'étanchéité » de leur fenêtre et demandent à ce que la chronologie des médias prévoit expressément qu'en cas d'accord de coexploitation conclu entre une de ces chaînes et un SMAD, celui-ci ne pourra diffuser l'oeuvre entre l'ouverture de la fenêtre de la chaîne en clair et l'expiration d'un certain délai suivant la première diffusion de l'oeuvre sur la chaîne.

La principale menace sur la nouvelle chronologie provient des services de streaming . Ils souhaiteraient que leur position se rapproche de celle des chaînes de cinéma payantes quant au délai d'exploitation, sans cependant contribuer à la même hauteur au financement.

Un point en apparence plus technique cristallise les débats, celui de la fermeture de la fenêtre des chaînes payantes comme Canal Plus ou OCS .

On peut distinguer deux cas :

Ø lorsque l'oeuvre est préfinancée ou acquise par les diffuseurs postérieurs, comme les plateformes de streaming ou les chaînes de télévision gratuite, la fenêtre de la chaîne payante se referme à l'issue de la période (c'est-à-dire que l'oeuvre n'est plus disponible) ;

Ø dans le cas contraire, la chaîne de cinéma payante peut continuer à la diffuser sans limitation de durée .

La situation est différente pour les services de streaming, et moins favorable dans l'accord de 2022. Il prévoit que même si l'oeuvre n'est pas préfinancée ou acquise par une chaîne en clair (par exemple dans le cas de films américains), elle doit être retirée du service au bout de 22 mois, sauf si un accord spécifique a été négocié avec une chaîne en clair.

C'est pour ce motif que la société Disney a fait savoir qu'elle renonçait à sortir son prochain film de Noël dans les salles françaises .

Disney et la chronologie

À bien des égards, la société Disney se singularise dans le dossier de la chronologie. À la différence des autres plateformes comme Netflix, Disney a une vraie tradition de cinéma, au point de représenter à elle-seule le quart des ventes de billets en France . Dès lors, la « salle » demeure prioritaire pour la société . Les règles de la chronologie lui imposent cependant de retirer de son offre de streaming Disney + les films sortis en salle au bout de 22 mois , y compris s'ils n'ont bénéficié d'aucun financement français, jusqu'à ce que des chaines gratuites en aient assuré la diffusion, et même si la société ne désire pas céder les droits.

La chronologie pousse donc les chaines gratuites et Disney à rechercher un accord mutuellement profitable, qui pourrait par exemple fixer longtemps à l'avance une « fenêtre » d'exclusivité pour chaque film de quelques semaines avant et après la diffusion. À l'heure actuelle cependant, la situation semble figée .

La chronologie des médias constitue l'un des fers de lance de l'exception culturelle française. Son adaptation à l'arrivée des plateformes était nécessaire. Il faudra pourtant suivre avec attention les prochaines négociations pour s'assurer que les intérêts du cinéma français et européens demeurent bien au coeur de l'action publique .


* 1 La commission de la culture a établi un panorama complet dans un rapport de Catherine Morin-Desailly paru en 2017 « Entre stratégies industrielles, soutien à la création et attentes des publics : les enjeux d'une nouvelle chronologie des médias » https://www.senat.fr/espace_presse/actualites/201707/chronologie_des_medias.html

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