B. LES QUESTIONS POSÉES POUR L'ENSEMBLE DE LA FILIÈRE
Service innovant et très peu encadré, les kiosques numériques bousculent les usages de distribution et de lecture de la presse. Trois questions doivent donc être posées.
- D'une part, ces services font-ils concurrence et cannibalisent-ils les autres offres , marchands de presse ou sites des titres, ou bien correspondent-ils à de nouveaux usages ?
- D'autre part, les kiosques peuvent-ils s'imposer comme une solution de distribution alternative et viable permettant d'endiguer la baisse des ventes de presse en France, et donc bénéficier in fine aux éditeurs ?
- Enfin, les kiosques peuvent-ils parvenir à un équilibre économique ?
1. Une offre complémentaire ou concurrente des circuits traditionnels ?
Pour certains titres, la diffusion par la voie des kiosques numériques a connu un grand succès et une forte croissance , comme Paris Match, pour lequel ce canal représente en 2017 près de 12 % de la diffusion payée en France, contre moins de 5 % en 2016, ou L'Express, avec 16 % en 2017 contre 9 % en 2016.
Les éditeurs disposent de cinq canaux pour faire connaitre au public leurs titres : la vente à l'unité chez les marchands de presse, le portage , l'abonnement postal , le site du journal , qui peut être payant ou gratuit et financé par la publicité, les kiosques numériques . Les données pour la presse quotidienne ne prennent en compte la diffusion par Internet (sur le site ou par kiosque) que depuis 2011 . Or la baisse des ventes est très antérieure, et ne marque pas d'inflexion à compter de 2012 . Le portage connait, entre 2008 et 2017, une baisse limitée, comprise entre 1 et 2 % l'an, alors que la vente à l'unité s'érode de 4 % à 8 % par an, et l'abonnement postal d'environ 5 %.
En première analyse, le numérique payant n'aurait pas eu d'impact sur la répartition des ventes . Comme on a pu le dire, il a même presque totalement compensé en volume les pertes dans le portage et l'abonnement. On reconnait en général que la baisse des ventes est particulièrement marquée dans la presse quotidienne et moindre pour les magazines, qui constituent un autre mode de lecture et de consommation de la presse.
En réalité , la vraie concurrence semble s'exercer non pas entre les circuits payants, mais entre les offres payantes et la masse des informations disponibles gratuitement en ligne via les moteurs de recherche et les hébergeurs. Votre rapporteur pour avis évoquera cette question dans ses développements sur les débats en cours au niveau européen sur l'article 11 de la directive sur les droits d'auteur instaurant un droit voisin au profit des éditeurs de presse.
Il n'est pas possible avec les données disponibles de faire la part, au sein du numérique, entre la consultation sur abonnement des sites et le téléchargement via les kiosques .
Les difficultés de la mesure À compter de 2018, la mesure de l'audience des kiosques sera plus délicate, car ils proposent désormais une lecture fluide, sans nécessairement de téléchargement de pdf. Or l'ACPM refuse de certifier une diffusion qui ne repose pas sur les téléchargements. L'absence de certification pourrait aussi rendre plus complexes les négociations avec les annonceurs, qui toutefois ont pris l'habitude d'utiliser d'autres unités de mesure que la diffusion, par exemple la notion d'audience ou de notoriété. |
Il n'est pas plus possible d'établir si une concurrence s'est établie entre kiosque et site, le premier présentant l'avantage, pour un tarif comparable, d'une offre plus diverse. Cependant, le fait qu'un grand nombre d'éditeurs choisissent d'être présents sur les kiosques en plus de leur site montrent qu'ils y trouvent un intérêt , à tout le moins des avantages, alors que l'aide à la conversion numérique de la presse marque le pas . Une interprétation moins optimiste pourrait cependant être qu'ils y sont contraints pour ne pas prendre le risque d'être marginalisés.
2. Quel bénéfice pour les éditeurs ?
Si on ne peut montrer que les ventes sur les kiosques cannibalisent les circuits traditionnels, il est permis d'espérer qu'elles participent au contraire d'une rénovation du lectorat par de nouvelles pratiques . Les études transmises montrent qu'un usager de kiosque lit en moyenne 20 journaux par mois, contre sept pour un lecteur qui n'y recourt pas . L'utilisation d'un kiosque est donc associée à un quasi triplement de la consommation de presse .
Le mode de diffusion des kiosques est très proche de celui des plateformes de streaming (Spotify, Deezer), ou des diffuseurs délinéarisés (Netflix, Amazon Prime). Pour prix d'un forfait acquitté mensuellement, l'usager a droit à une consommation illimitée. Cette révolution des usages semble largement inéluctable et s'étend à tous les secteurs de l'économie, le numérique ayant permis d'abaisser drastiquement les coûts liés à la diffusion.
Dans le cas des kiosques, le coût de diffusion est quasi nul , puisqu'il consiste simplement à adresser à la plateforme le fichier de sa parution. Les éditeurs n'encourent pas de frais d'entretien et de développement d'un site Internet, de frais d'impression, de distribution, pas plus que de campagnes de communication propre. Le coût marginal est donc très faible, et la marge nette peut donc être importante , le journal étant déjà conçu et ne nécessitant pas une mise en forme particulière.
À l'opposé, et hormis cette considération de coût, le revenu tiré par exemplaire est plus faible que pour un abonnement sur le site ou pour une vente par le réseau des marchands de presse. Selon des estimations, la somme versée à un éditeur sur le téléchargement d'un titre serait d'environ 20 à 25 % de la valeur faciale . Les éditeurs n'ont pas souhaité communiquer sur le bilan financier de l'opération - des coûts de diffusion élevés et un prix en conséquence contre des coûts de diffusion nuls et un prix plus faible.
3. Une stratégie à définir
Les éditeurs sont libres d'adhérer ou non à un ou plusieurs kiosques. Ils peuvent ainsi adopter deux stratégies :
- utiliser les kiosques pour faire connaitre au plus grand nombre leur produit , en espérant ainsi que les lecteurs seront séduits par leurs offres propres, éventuellement enrichies ;
- ou refuser d'intégrer un kiosque . Toute la presse ne souhaite pas être distribuée par un kiosque. À titre d'exemple, Le Point n'est pas présent, à la différence de L'Express et de l' Obs . Cette position est celle du groupe Le Monde . Son président, Louis Dreyfus, a ainsi déclaré devant l'Association des Journalistes médias le 19 septembre 2018 que les kiosques numériques « détruisaient de la valeur ». Le Canard enchaîné a pour sa part fait le choix très radical de n'avoir aucune présence numérique. Ces deux « marques » sont cependant assez puissantes pour susciter en elles-mêmes une adhésion qui justifie, aux yeux des lecteurs, d'engager des dépenses supplémentaires, et leur succès montre que ce choix se justifie à ce stade.
Le quotidien L'Équipe a pour sa part adopté une stratégie de « tâtonnement » : il est disponible en flux et en téléchargement chez SFR, en pdf sur ePresse et comme option séparée chez Bouygues Telecom. Le journal sportif cherche ainsi à définir le meilleur positionnement possible .
De manière générale, la presse quotidienne régionale est très présente sur les kiosques et ses titres y rencontrent un grand succès . Ses représentants ont invoqué plusieurs raisons : l'accès en région quand on est éloigné d'un marchand de presse, sous réserve de bénéficier d'une couverture Internet de qualité, mais également le désir de personnes éloignées ou en déplacement de pouvoir suivre l'actualité locale .
Les revenus tirés par les éditeurs des kiosques n'ont pas été communiqués . Ils seraient à l'heure actuelle relativement peu élevés, de l'ordre de quelques dizaines de millions d'euros. Chaque éditeur négocie directement avec le kiosque la rémunération d'un téléchargement, pour une fraction du prix facial . Le modèle du forfait illimité apparait donc très adapté pour les publications à faible coût, mais très peu pour les revues et magazines vendus à des tarifs supérieurs, qui sont de ce fait peu présents sur les kiosques. Les offres des kiosques sont plutôt concentrées sur les quotidiens et sur les grands magazines de news. Certains kiosques proposent, pour un paiement à l'unité, l'accès à des revues plus onéreuses. Le modèle récemment développé par SFR Presse s'inscrit dans une autre logique, puisqu'il consiste à proposer des sélections d'articles issus de différentes publications contre un paiement des éditeurs au forfait. Il pourrait à terme poser question dans les relations avec les éditeurs .
Le secret des négociations commerciales ne permet pas de donner un montant des revenus tirés par exemplaire . On peut cependant penser qu'il dépend de l'importance du titre. Il est primordial pour un kiosque de pouvoir offrir à ses clients un accès à une partie de la presse quotidienne nationale (Le Figaro et Libération par exemple), ce qui laisse supposer des conditions tarifaires plus favorables que pour un titre plus spécialisé qui vient enrichir l'offre.
4. Les kiosques numériques sont-ils économiquement viables ?
Lancés initialement avec le soutien indirect d'un taux de TVA très favorable, les kiosques ne bénéficient plus aujourd'hui de l'appui massif des opérateurs qui ont pu y voir un moyen de limiter le montant de TVA acquitté, ni des pouvoirs publics - ce qui en fait le seul canal de distribution à ne recevoir aucune aide .
Aujourd'hui, leur succès repose sur une équation paradoxale . À la différence de Spotify ou Deezer - qui, au demeurant, ne sont pas encore bénéficiaires -, ils versent une somme convenue d'avance à l'éditeur pour chaque téléchargement. En conséquence, et comme les usagers ne s'acquittent que d'un forfait, les kiosques doivent parvenir à un équilibre où le service est utilisé - sinon, les usagers se désabonnent -, mais pas dans de trop fortes proportions - auquel cas, ils peuvent perdre de l'argent pour l'abonnement ou devoir renégocier avec les éditeurs.
Si rien ne permet d'étayer la thèse d'une consommation « massive », l'exemple des sites de streaming de musique ou de films montrent que le modèle du forfait est généralement associé à une forte croissance de l'usage . Les études menées par les kiosques laissent apparaitre une consommation presque trois fois supérieure en moyenne chez leurs usagers, avec de très fortes disparités entre « petits » et « gros » utilisateurs.
Il n'est donc pas évident que le modèle du forfait « illimité » constitue à terme une solution viable pour assurer l'équilibre économique des kiosques. Des nouvelles formules ont pu être testées - accès à un nombre pré défini de titres par mois etc.. -, d'autres le seront certainement.
Il n'est pas encore avéré qu'un modèle de consommation fondé sur le forfait puisse être économiquement viable dans l'univers de la presse, comme cela a été le cas pour la musique .