C. LES PERSPECTIVES DE RÉFORME DE LA LOI BICHET : LE RAPPORT SCHWARTZ
1. Un rapport attendu
Plusieurs rapports se sont succédé depuis des années pour tenter de mettre en place un système qui respecterait les principes posés par la loi « Bichet » de 1947, tout en assurant l'équilibre économique des messageries. Le dernier en date, remis par Gérard Rameix à la ministre de la culture au mois de décembre 2017 à propos de la situation de Presstalis, n'a été ni rendu public, ni transmis à la commission, en dépit d'une demande de sa Présidente. Votre rapporteur pour avis ne peut bien entendu que déplorer de ne pas avoir pu disposer de ce document.
Le ministre de l'économie et des finances et la ministre de la culture ont confié à Marc Schwartz, conseiller maître à la Cour des comptes, une mission visant à coordonner les services de l'État sur le protocole de redressement de Presstalis, mais également « proposer des évolutions souhaitables de la loi « Bichet » du 2 avril 1947 dans le sens d'une modernisation et d'une amélioration de l'efficacité économique de la distribution de la presse ».
Le « rapport Schwartz », réalisé avec le concours de Fabien Terraillot, a été remis aux ministres en mai 2018. Il a été transmis à votre commission de la culture, et participe donc pleinement du nécessaire débat autour de la distribution de la presse.
2. Un constat sans concessions
Au-delà d'un diagnostic complet de la situation, le rapport propose une réforme extrêmement ambitieuse de la loi du 2 avril 1947, réforme qui revient en fait à abroger cette loi tout en conservant ses grands principes.
L'un des grands apports du travail de Marc Schwartz consiste à replacer la loi Bichet dans le contexte historique qui l'a vue naitre , et à suivre son évolution sur près de 70 ans. Ainsi, le système coopératif mis en place par la loi a contribué à la richesse de l'offre éditoriale française, avec 4 400 titres de presse magazine, soit trois fois plus qu'en Allemagne et deux fois plus au Royaume-Uni. Cette offre abondante ne se traduit cependant pas par des niveaux de vente significativement supérieurs par habitant, la France se situant juste dans la moyenne.
Indicateurs comparés de diffusion de la presse magazine
Source : dix propositions pour moderniser la distribution de la presse, rapport présenté par Marc Schwartz et Fabien Terraillot, juin 2018
Si on ne peut que se féliciter de la richesse de l'offre française, elle se traduit cependant par des niveaux de vente au numéro parfois faibles, les rapporteurs de la mission notent cependant : « Mais le nombre absolu de titres diffusés ne peut être considéré, en tant que tel, comme un garant de la diversité rédactionnelle. Dans un marché financé par la publicité, la recherche de budgets d'annonceurs peut, au contraire, inciter à un mimétisme des contenus ». Si cela n'est pas explicitement formulé, le rapport pointe donc la question du « trop plein » de la production de presse, jugée de qualité inégale, et qui entraine la saturation des points de vente.
3. Des propositions d'évolution radicales
Le rapport de Marc Schwartz propose dix pistes , pour une réforme radicale, réforme dont le destin n'est pour l'heure pas arrêté. Les différentes parties prenantes ont été invitées à réagir aux propositions formulées.
Les principes fondateurs de la loi Bichet, soit la liberté de diffusion, l'impartialité, la distribution générale de la presse dite IPG et le droit à distribution seraient maintenus, mais selon un schéma sensiblement différent.
- Tout d'abord, la distribution ne s'opérerait plus par l'intermédiaire de messageries sous statut coopératif, mais par celui de « sociétés agréées » . Ces sociétés, dont la forme juridique n'est pas fixée a priori , seraient soumises à un cahier des charges dont le respect serait contrôlé par une autorité de régulation indépendante.
- Le statut coopératif , accusé d'être à l'origine d'un conflit d'intérêt entre éditeurs-actionnaires et éditeurs-clients, ne serait donc plus une obligation , mettant ainsi un terme à la grande singularité de la distribution de la presse en France.
- La régulation ne serait plus laissée à l'appréciation de la profession, par le biais du Conseil supérieur des messageries de presse (CSMP), mais par l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes ( ARCEP ) - dont la dénomination serait alors appelée à évoluer, tout comme les moyens pour assurer cette nouvelle mission. Un comité consultatif de la distribution de la presse serait placé auprès de l'ARCEP pour faire entendre la voix de la profession. Il serait donc mis un terme à l'autorégulation du secteur .
- L'obligation pour les sociétés coopératives d'accepter de nouveaux membres, qui emporte dans le système actuel l'accès au réseau, serait remplacée par un « droit à être distribué » au profit des éditeurs . Les sociétés agréées, dans les conditions fixées par le cahier des charges, et sous le contrôle du régulateur, seraient tenues de distribuer les produits presse des éditeurs.
- Cependant, le champ de cette obligation pourrait être plus limité qu'actuellement . La définition de ces « produits presse », large, peu claire et dispersée dans plusieurs textes, serait précisée afin d'éviter ce que les auteurs du rapport considèrent comme un « abus » qui sature le réseau, contribue à la multiplication des invendus et encombre les étals des kiosques, à savoir le recours à un système pensé pour la presse par un ensemble de productions parfois fort éloignées de l'image que l'on peut s'en faire (encyclopédies, cadeaux divers et variés, jouets etc..). Les auteurs du rapport préconisent donc de resserrer la définition à la presse disposant d'un numéro de commission paritaire des publications et des agences de presse (CPPAP) .
- L'assortiment des points de vente ferait l'objet d'une concertation plus approfondie avec les vendeurs , qui ne seraient plus contraints d'accepter les produits livrés. La presse « IPG » serait par principe distribuée dans tous les points de vente, mais le reste ferait l'objet d'accords négociés avec les kiosques.
- La mission propose d'alléger les contraintes qui pèsent sur l'ouverture des points de vente , en facilitant leur ouverture, sans toutefois trancher entre la liberté totale d'installation et le respect de certaines conditions.
- L'organisation générale du réseau , actuellement divisé en trois niveaux (messageries, grossistes régionaux, vendeurs) pourrait être amenée à évoluer , dans la logique d'une distribution libéralisée. Ainsi, la possibilité de mutualiser les flux avec d'autres flux logistiques ne serait pas écartée.
- Les kiosques numériques auraient des obligations équivalentes de diffusion de la presse IPG que les kiosques « physiques » ( cf infra ).
4. Des premières réactions contrastées
Il ressort des premières réactions que votre rapporteur pour avis a pu recueillir sur les propositions de la mission plusieurs points.
• Un fort attachement aux principes de la loi « Bichet » de 1947
La loi Bichet et ses grands principes sont le dénominateur commun de l'ensemble des réactions. L'ampleur historique de cette loi, l'accès pour tous au réseau, la solidarité, la péréquation des coûts, sont autant de valeurs extrêmement fortes chez tous les interlocuteurs, à tel point que certains préféreraient conserver une loi distincte plutôt que de voir la presse intégrée dans le cadre moins symbolique du code des postes et des télécommunications.
• Un consensus sur l'évolution de la régulation
La fin de l'autorégulation du secteur par le CSMP semble actée. Déjà remise en cause par la loi du 20 juillet 2011, qui a institué une Autorité de Régulation de la Distribution de la Presse (ARDP) chargée de donner force exécutoire à ses décisions, ce principe d'organisation issu de la loi Bichet parait en partie responsable de la situation dans laquelle se trouve la filière. Le passage à un régulateur expérimenté comme l'ARCEP fait donc un assez large consensus , sous réserve de lui adjoindre un Comité consultatif capable de faire entendre les préoccupations des acteurs.
• Des interrogations sur une réforme dont le principe découle de la situation de Presstalis
Plusieurs contributions remarquent que ce qui est qualifié de « crise » du secteur recouvre deux réalités : d'une part, l'attrition des ventes de presse au numéro, que nul ne conteste, d'autre part, la situation précaire de Presstalis . Pour ces personnes, la réforme ne serait donc utile que pour le seul acteur dominant, à tout le moins, n'aurait pour justification que sa situation , avec des conséquences que l'on peine à mesurer pour l'ensemble de la filière.
• Des craintes exprimées sur les conséquences de la fin du système coopératif et ses conséquences
Le principe coopératif est le point le plus central de la loi Bichet , le principe organisationnel qui régit le fonctionnement de la distribution de la presse depuis 70 ans. De ce point de vue, il n'est pas surprenant que plusieurs critiques se focalisent sur sa fin annoncée - même si les sociétés agréées pourraient conserver cette forme. Au-delà de la symbolique, ce sont les garanties pour les éditeurs qui découlent de ce statut que les interlocuteurs souhaitent préserver . Les remarques sont essentiellement de deux ordres : d'une part, la coopérative n'a pas failli en elle-même, comme en témoigne la relative bonne santé des MLP, d'autre part, le cas de Presstalis est précisément celui où les principes n'auront pas été pleinement appliqués. On peut en effet rappeler que, lors d'une précédente « crise » de Presstalis en 2012, le Conseil d'administration avait suivi les préconisations du rapport « Mettling » en modifiant l'article 14 de ses statuts, afin de réserver la présence au Conseil d'administration aux seuls « gros » éditeurs. En conséquence, la situation présente de Presstalis peut s'interpréter non pas comme un échec du système coopératif, mais comme une application incomplète de celui-ci .
• L'assortiment des points de vente
Le principe d'un dialogue plus poussé entre la messagerie et les points de vente fait consensus. Pour autant, la forme de ce dialogue prête à débat, de même que la capacité des systèmes informatiques à créer les conditions d'une remontée satisfaisante des informations. La définition même des produits de presse qui pourraient accéder au réseau est débattue.
• La crainte de la période de transition
La question de la période de transition entre le système actuel et le nouveau est régulièrement posée. En effet, compte tenu de la situation de Presstalis, on peut s'interroger sur une libéralisation de la filière qui pourrait compromettre les engagements des éditeurs et la péréquation actuellement pratiquée avec les MLP. Cette crainte est d'autant plus fondée que le redressement de Presstalis repose sur des hypothèses économiques volontaristes, qui peuvent rapidement s'avérer infondées. En l'état actuel, il est certain que le changement de régime devrait être suivi avec beaucoup d'attention pour ne pas déstabiliser un édifice déjà fragile.
Si les orientations du rapport Schwartz paraissent devoir être débattues, elles ont le grand mérite de poser les bases d'un système et d'une régulation réaliste, qui éviterait de revenir périodiquement abonder à grands renforts de crédits publics Presstalis, au prix d'évolutions de circonstance de la législation.