II. L'INSTAURATION D'UN NOUVEAU CAS DE « L'ETAT DE NÉCESSITÉ » DANS LE CADRE DE LA LUTTE CONTRE LE TERRORISME
Le présent projet de loi complète les dispositions législatives actuelles relatives à l'usage de la force et des armes par les membres des forces de sécurité intérieure et par les militaires des armées sur le territoire national, en créant un nouveau cas d'usage des armes qui va au-delà de la légitime défense.
A. UN CADRE JURIDIQUE DE L'EMPLOI DE LA FORCE QUI DIFFÈRE SELON QUE LES SOLDATS SE TROUVENT OU NON SUR LE TERRITOIRE NATIONAL
Tout en étant encadrées par le droit international et par la coutume, les règles d'usage de la force sont plus protectrices pour les soldats engagés en opérations extérieures que pour ceux qui accomplissent leur mission sur le territoire national.
1. Des conditions d'emploi de la force à l'extérieur du territoire national encadrées par des textes spécifiques
En cas de guerre internationale ou de guerre civile au sens classique du terme, les opérations militaires sont encadrées par le droit des conflits armés (droit de la guerre et droit immunitaire) issu de conventions internationales et de la coutume. Ce droit permet l'usage de la force contre l'ennemi, au-delà de la légitime défense .
En revanche, jusqu'en 2005, dans les opérations extérieures qui, n'étant pas précédées d'une déclaration de guerre par le Parlement, n'entraînent pas nécessairement l'entrée en vigueur du droit des conflits armés, seule la légitime défense pour répondre à une agression pouvait permettre l'usage de la force. Cette limitation étant apparue excessive lors de certaines opérations (Bosnie, Côte d'ivoire, Kosovo) mettant aux prises l'armée française avec des combattants en situation de combat « asymétrique », l'article 17 de la loi de 2005 portant statut général des militaires avait renforcé la protection juridique des soldats en prévoyant une excuse pénale pour usage de la force armée visant à empêcher une intrusion dans une zone de défense hautement sensible et à arrêter l'auteur de l'intrusion, ou bien plus largement, dans le respect des règles de droit international, étant indispensable à l'accomplissement de la mission (article L. 4123-12 du code de la défense) .
Afin de lever toute ambiguïté sur le fait que cette excuse pénale s'applique non seulement pour les OPEX (Harmattan en Libye, Serval au Mali, etc...) mais aussi pour des interventions militaires plus ponctuelles de type libération d'otages, évacuation de ressortissants ou police en haute mer, l'article 31 de la loi du 18 décembre 2013 3 ( * ) relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019, reprenant la rédaction de votre commission, a réécrit l'article L. 4123-12 du code de la défense qui prévoit désormais que : « N'est pas pénalement responsable le militaire qui, dans le respect des règles du droit international et dans le cadre d'une opération mobilisant des capacités militaires, se déroulant à l'extérieur du territoire français ou des eaux territoriales françaises, quels que soient son objet, sa durée ou son ampleur, y compris la libération d'otages, l'évacuation de ressortissants ou la police en haute mer, exerce des mesures de coercition ou fait usage de la force armée, ou en donne l'ordre, lorsque cela est nécessaire à l'exercice de sa mission . »
2. Les règles d'usage de la force par les militaires sur le territoire national
En revanche, les règles d'usage de la force sur le territoire national sont les mêmes pour les militaires que pour tous les citoyens.
a) La légitime défense
Outre l'article 73 du code de procédure pénale qui dispose que « Dans les cas de crime flagrant ou de délit flagrant puni d'une peine d'emprisonnement, toute personne a qualité pour en appréhender l'auteur et le conduire devant l'officier de police judiciaire le plus proche . », l'usage de la force est essentiellement encadré dans notre droit par la notion de légitime défense , définie par l'article 122-5 du code pénal, et par celle d'état de nécessité , défini par l'article 122-7 du même code.
Ainsi, l'article 122-5 du code pénal place la légitime défense parmi les causes d'irresponsabilité pénale (les autres causes étant l'état de nécessité, l'autorisation de la loi, l'abolition du discernement, la contrainte, l'erreur de droit). Cet article prévoit ainsi que la légitime défense est constituée en présence :
- d'une agression injuste (par opposition à une agression légitime des forces de l'ordre contre un délinquant) de soi-même ou d'autrui. L'interprétation de ce critère place les forces de sécurité dans une position privilégiée au regard du droit commun, car elles sont toujours présumées agir légalement. Ainsi, aucune résistance à un acte de l'autorité et notamment à une arrestation par un policier, ne peut être considérée comme relevant de la légitime défense ;
- une réaction immédiate, nécessaire et proportionnée.
Le caractère nécessaire de la riposte se traduit par une double exigence. D'abord, la riposte doit être simultanée à l'agression. La Cour de cassation vérifie le caractère actuel de l'agression justifiant la réaction. La riposte doit ensuite avoir été commandée par la nécessité de la défense.
Si ces conditions relatives au caractère injuste de l'agression et à la nécessité de la riposte sont remplies, la charge de la preuve, s'agissant de la proportionnalité de la riposte, est renversée et incombe à la victime ou au parquet.
Il appartient enfin aux juges du fond de vérifier que la riposte n'est pas disproportionnée par rapport à la gravité de la menace. L'exigence de proportionnalité de la riposte est également indifférente à la qualité de membre de force de l'ordre ou de simple particulier. Il convient aussi de souligner que la gravité de la menace peut ne pas être réelle, mais seulement suffisamment crédible. Ainsi, une arme factice, brandie dans un contexte ne permettant pas de supposer son absence de dangerosité, sera évaluée comme une menace de même gravité que si elle avait été réelle.
L'article 122-6 du code pénal précise en outre que la légitime défense est présumée dans deux hypothèses :
- lorsque l'auteur de l'acte a repoussé, de nuit, l'entrée par effraction, violence, ou ruse dans un lieu habité ;
- lorsqu'il s'est défendu contre les auteurs de vols ou de pillage exécutés avec violence.
b) L'état de nécessité
L'article 122-7, quant à lui, définit l'état de nécessité en disposant que « N'est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ». Issu de la jurisprudence, ce texte s'applique dans deux types de cas où la préservation d'un droit ou d'un bien suppose la commission d'une infraction : le risque pour soi (mourir de faim si on ne vole pas de nourriture) ou le risque pour autrui (qu'une personne meure de blessure si on ne la conduit pas immédiatement à l'hôpital, y compris en dépassant les limites de vitesse réglementaires). En pratique, l'état de nécessité est en réalité très proche de la légitime défense.
c) Des règles d'usage des armes par « l'ordre de la loi »
Troisième cause objective d'irresponsabilité pénale, « l'ordre de la loi » ou du règlement est prévue à l'article 122-4 du code pénal. Plusieurs dispositions autorisent ainsi les forces de l'ordre à utiliser leurs armes sans que l'acte qui en résulte n'entraîne leur responsabilité pénale, et sans que les conditions relatives à la légitime défense ou l'état de nécessité ne soient remplies. L'article 431-3 du code pénal prévoit ainsi un cas déterminé d'usage des armes pour « dissiper un attroupement ». Cet usage de la force est cependant étroitement encadré, puisque seule l'autorité civile peut en décider et qu'un nombre précis de sommations est imposé. Toutefois, les représentants de la force publique peuvent avoir directement recours à la force si des violences ou des voies de fait sont exercées, ou s'ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu'ils occupent. Cependant, le principe de proportionnalité de la réponse au trouble à faire cesser doit être respecté. Ces dispositions sont cependant peu mises en oeuvre.
Enfin et surtout, l'article L.2338-3 du code de la défense prévoit un régime juridique spécifique les seules forces de gendarmerie .
Cet article permet aux officiers et sous-officiers gendarmes de faire usage de leurs armes dans quatre cas : lorsque des violences ou des voies de faits sont exercées contre eux ou lorsqu'ils sont menacés par des individus armés, lorsqu'ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu'ils occupent ou les personnes ou les postes qui leurs sont confiés ou si la résistance est telle qu'elle ne peut être surmontée que par les armes, lorsque des personnes invitées à s'arrêter tentent de s'échapper et ne peuvent être contraintes de s'arrêter que par l'usage des armes et, enfin, lorsqu'ils ne peuvent autrement immobiliser un véhicule ou tout autre moyen de transport.
Toutefois, la Cour de cassation a interprété les dispositions de l'article L. 2338-3 du code de la défense selon les exigences de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, qui impose une condition « d'absolue nécessité » 4 ( * ) pour que soit portée une atteinte à la vie . Ainsi, dans un arrêt du 18 février 2003, elle a estimé que le fait de se trouver dans le cadre de l'article L. 2338-3 du code de la défense ne dispense pas les juges du fond de rechercher si l'usage de la force était « absolument nécessaire en l'état des circonstances de l'espèce » 5 ( * ) . La Cour de cassation considère ainsi que l'intervention effectuée dans le cadre de l'article L.2338-3 du code de la défense est une cause objective d'irresponsabilité pénale, mais en ne la fondant en réalité plus sur l'ordre de la loi mais sur la légitime défense. Ainsi, les gendarmes ne bénéficient pas en pratique d'un régime juridique différent du régime de droit commun de la légitime défense ou de l'état de nécessité .
In fine , la mise en oeuvre de la légitime défense repose toujours sur les trois critères dégagés par la CEDH : actualité de la menace, proportionnalité de la réaction, absolue nécessité de la réaction .
La mission Guyomar 6 ( * ) , instituée en juin 2012 à l'initiative du ministre de l'intérieur, a conclu que « les critères de la légitime défense priment finalement la question du respect des cas légaux d'ouverture du feu puisque, quoi qu'il en soit du respect du cadre légal, l'atteinte à la vie doit toujours, sous le contrôle des juges, être strictement proportionnée à la menace qui la justifie .»
En ce qui concerne l'usage de la force, la situation des soldats en mission sur le territoire national est identique à celle des gendarmes et des policiers et ils sont placés dans le cadre juridique et jurisprudentiel ainsi décrit.
En particulier, la notion d'excuse pénale de l'article L. 4123-12 du code de la défense, modifié par la loi de programmation militaire pour 2014-2019, qui permet aux militaires en opération extérieure de faire un usage de la force au-delà de la légitimé défense, ne s'applique pas sur le territoire national.
* 3 Loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale.
* 4 CEDH 27 sept. 1995 Mac Cann, Farell et Savage C/ RU.
* 5 Crim., 18 fév. 2003, 02-80.095, Bull. crim., 2003 N° 41 p. 154 « ...les juges d'appel retiennent que, confronté à un automobiliste refusant de s'arrêter, le prévenu était autorisé par l'article 174 du décret du 20 mai 1903 à faire usage de son arme de service ; Mais attendu qu'en se déterminant ainsi, sans rechercher si cet usage était absolument nécessaire en l'état des circonstances de l'espèce, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ; ».
* 6 La mission indépendante de réflexion sur la protection fonctionnelle des policiers et des gendarmes, présidée par M. Mattias Guyomar avait pour objectif de réfléchir à des dispositifs pour assurer une meilleure protection fonctionnelle des policiers et des gendarmes quand leur faute personnelle n'est pas avérée. Cette mission a rendu son rapport au ministre de l'intérieur le 13 juillet 2012.