B. AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE : LA DÉSERTIFICATION MÉDICALE S'INSTENSIFIE
La France souffre d'une maladie chronique : la désertification médicale. Pourtant, il n'y a jamais eu autant de médecins dans notre pays : 198 365 médecins sont en exercice régulier en 2015, dont 44,7 % de médecins libéraux. Mais paradoxalement, ils n'ont jamais été aussi mal répartis sur le territoire : la formation de zones sous médicalisées dans lesquelles les patients éprouvent des difficultés à accéder aux soins dans des conditions de proximité et de délais satisfaisantes entraîne des effets cumulatifs au niveau local. Les autres professionnels de santé disparaissent également, ce qui crée de véritables « déserts médicaux » dans les zones rurales, mais aussi dans certaines villes moyennes ou zones péri-urbaines.
Ce constat n'est pas nouveau, mais l'aggravation du phénomène pose un problème majeur d'égalité des territoires et d'égalité entre les citoyens. Pour cette raison, la commission du développement durable a mis en place au mois de juin 2012, peu de temps après sa création, un groupe de travail relatif à la présence médicale sur l'ensemble du territoire , présidé à l'époque par Jean-Luc Fichet, sénateur du Finistère, et dont le rapporteur était Hervé Maurey, sénateur de l'Eure.
Votre rapporteur n'a pas pour ambition de refaire l' important travail réalisé par Hervé Maurey 1 ( * ) pendant huit mois , avec une quarantaine d'auditions, des déplacements sur le terrain (dans le Finistère et en Allemagne) et le recueil d'une cinquantaine de contributions de médecins généralistes et spécialistes, d'étudiants en médecine, d'autres professionnels de santé, d'élus locaux et de simples citoyens, grâce à un espace participatif et à la diffusion de questionnaires.
Il s'agit ici d' en faire brièvement ressortir les faits saillants et d'actualiser quelques chiffres , notamment sur la base de l' Atlas de la démographie médicale en France , qui vient tout juste d'être publié par le Conseil national de l'ordre des médecins (CNOM) et qui présente la situation au 1 er janvier 2015.
1. Un diagnostic confirmé : les déserts médicaux progressent
La densité départementale moyenne toutes spécialités médicales confondues diminue : elle est de 266,4 médecins en activité régulière pour 100 000 habitants au 1 er janvier 2015 alors qu'elle s'élevait à 275,7 au 1 er janvier 2007.
Les écarts de densité varient de 1 à 4 entre les départements. Le département de l'Eure a la plus faible densité médicale : il recense 167 médecins pour 100 000 habitants. À une centaine de kilomètres, le département de Paris se positionne quant à lui au premier rang des départements ayant la plus forte densité médicale : il compte 678,2 médecins pour 100 000 habitants.
DENSITÉ MÉDICALE PAR DÉPARTEMENT (TOUTES SPÉCIALITÉS CONFONDUES)
Source : CNOM (2015)
Les évolutions observées au cours des dernières années témoignent bien d'une aggravation du phénomène : on assiste à un véritable « exode médical » du centre de la France vers les régions littorales et la façade est . Autrement dit, les difficultés continuent de s'aggraver dans les territoires qui sont déjà les plus à la peine, ce qui accentue les inégalités.
VARIATION DES EFFECTIFS DE MÉDECINS ENTRE 2007 ET 2014 (EN %)
Source : CNOM (2015)
Il apparaît d'ailleurs que les territoires en danger pour les soins de premier recours ne concernent pas exclusivement le monde rural : sur la période 2007-2015, la région Ile-de-France enregistre une diminution de 6 % des médecins en activité régulière, alors que la région des Pays-de-la-Loire comptabilise une hausse de 6 %.
En outre, une analyse plus fine au niveau infra-départemental révèle qu' il existe des déserts médicaux dans tous les départements , y compris les mieux dotés. L'exemple de la région Provence-Alpes-Côte-d'Azur (PACA), souvent citée pour illustrer l'héliotropisme médical, est de ce point de vue révélateur, comme en témoigne la carte ci-dessous.
DENSITÉ MÉDICALE INFRA-DÉPARTEMENTALE EN RÉGION PACA
Source : CNOM (2015)
Ces écarts de densité varient également d'une profession médicale et d'une spécialité à l'autre : en 2014, ils sont de 1 à 2 pour les médecins généralistes, de 1 à 8 pour les médecins spécialistes, de 1 à 9 pour les infirmiers libéraux, de 1 à 4 pour les masseurs kinésithérapeutes, de 1 à 5 pour les sages-femmes et de 1 à 3 pour les chirurgiens-dentistes.
Au total, le rapport du groupe de travail relève que, si 95 % de la population a accès en moins d'un quart d'heure à des soins de proximité et en moins de quarante-cinq minutes à des soins hospitaliers courants, il n'en demeure pas moins un réel problème d'accessibilité pour les 5 % restants, qui représentent plus de trois millions d'habitants .
À cela s'ajoute l' allongement des délais d'attente pour obtenir une consultation : en moyenne, 18 jours pour voir un pédiatre, 40 jours pour un gynécologue et 133 jours pour un ophtalmologiste. Les délais maximum dépassent très largement ces moyennes, et peuvent atteindre dix-huit mois pour un ophtalmologiste à Châteauroux, ainsi que l'a souligné le rapport du groupe de travail de la commission.
Enfin, des barrières financières peuvent entraver l'accès aux soins dans les zones où le secteur II est très majoritaire, voire exclusif pour certaines spécialités : « les personnes qui ne peuvent pas payer de dépassements, ou qui ne disposent pas d'assurance complémentaire santé, peuvent alors se retrouver dans un désert médical relatif, en dépit d'une abondance apparente de praticiens ». Le rapport montre ainsi que la proportion des Français vivant dans un désert médical est alors multipliée par près de quatre pour les gynécologues et les ophtalmologistes, où moins de la moitié (46 %) des praticiens exercent en secteur I.
Pour témoigner de l'ampleur du phénomène, le rapport cite une enquête IFOP réalisée en octobre 2011 pour le cabinet de conseil en assurance santé Jalma : « 58 % des Français interrogés déclarent avoir déjà renoncé à des soins en raison de la difficulté d'obtenir un rendez-vous chez un spécialiste (38 % s'agissant d'un rendez-vous chez le généraliste) ; 37 % en raison du coût de la consultation (18 % s'agissant du généraliste) ; 28 % du fait de l'éloignement géographique (15 % s'agissant du généraliste) ».
Il n'existe cependant pas d'étude mettant en évidence une corrélation entre difficultés d'accès aux soins et dégradation de l'état de santé, dans la mesure où il est difficile de mesurer le phénomène de non-recours. En revanche, des études ciblées sur certaines pathologies, présentées par le rapport, confirment ce lien intuitif. Le rapport souligne également, à l'appui de cette thèse, que la situation sanitaire est globalement meilleure en ville qu'à la campagne, et meilleure dans les grandes villes que dans les plus petites .
2. Un pronostic inquiétant : le pire est à venir
Les projections ne laissent pas augurer d'amélioration spontanée de la situation dans les années à venir, bien au contraire. Alors que la demande de soins tend à augmenter avec le vieillissement de la population et les maladies chroniques, la démographie médicale va connaître un creux dans les dix prochaines années, en raison de l' effet décalé dans le temps des décisions de resserrement du numerus clausus jusque dans les années 1990.
La population médicale est vieillissante (26,4 % ont plus de 60 ans) et on observe une baisse constante des effectifs en médecine générale au cours des dix dernières années : on est passé de 64 778 médecins généralistes en 2007 à 58 104 en 2015 , soit une baisse de 10,3 %, et une diminution supplémentaire de 6,8 % est à prévoir d'ici 2020 .
PYRAMIDE DES ÂGES DES MÉDECINS EN ACTIVITÉ RÉGULIÈRE
Source : CNOM (2015)
ÉVOLUTION DES EFFECTIFS DE MÉDECINE GÉNÉRALE
Source : CNOM (2015)
Du côté des médecins spécialistes, l'exercice libéral reste certes en progression : +6,2 % pour les spécialités médicales et +25,8 % pour les spécialités chirurgicales entre 2007 et 2015. Toutefois, quatre spécialités sont en souffrance : la rhumatologie (-10,3 % depuis 2009), la dermatologie (-7,7 % depuis 2009), la chirurgie générale (-24,7 % depuis 2009) et l'ORL (-7,8 % depuis 2009).
PANORAMA DES QUATRE SPÉCIALITÉS EN CRISE
Source : CNOM (2015)
L' effet de ciseau est accentué par un temps d'exercice médical qui se réduit , en raison d'aspirations croissantes des médecins à mieux concilier vie professionnelle et vie privée, et par les choix d'installation des jeunes médecins , qui ne s'orientent pas vers les zones fragilisées, mais sont davantage conditionnés par le lieu de leurs études et des considérations familiales. Votre rapporteur renvoie au rapport d'Hervé Maurey pour une analyse plus détaillée de ces phénomènes.
Certes, un phénomène a été sous-estimé au cours des dernières années. Les médecins proches de la retraite ont travaillé plus longtemps que prévu : l'ordre dénombre 14 665 cumuls emploi-retraite au 1 er janvier 2015 (avec une durée d'activité cependant inférieure à celle d'un médecin en plein exercice). Mais cette bonne nouvelle n'a permis que de décaler de quelques années le « creux démographique » , initialement annoncé pour 2016. Au final, les difficultés vont encore mécaniquement s'accentuer, si aucune réponse forte n'est apportée : le « creux démographique » est attendu pour 2020 dans les cinq spécialités en difficulté.
* 1 « Déserts médicaux: agir vraiment » - Rapport d'information n° 335 (2012-2013) de M. Hervé Maurey, fait au nom de la commission du développement durable (5 février 2013)