B. LE RECOURS CONSTANT ET MASSIF AUX ORDONNANCES : UNE FATALITÉ ?
1. Deux dispositifs complémentaires : les habilitations ponctuelles de l'article 38 et l'habilitation permanente de l'article 74-1
Le Gouvernement dispose, pour l'adaptation et l'extension des dispositions législatives outre-mer, de deux fondements constitutionnels : l'article 38 et l'article 74-1 de la Constitution.
Les deux procédures établissent des règles identiques pour l'élaboration des ordonnances : un avis des assemblées locales puis un examen devant le Conseil d'État avant un passage en conseil des ministres. L'ordonnance est alors publiée et entre en vigueur dès sa publication au Journal officiel .
En revanche, les conditions de délégation du pouvoir législatif diffèrent sensiblement.
Depuis 1958, l'article 38 permet au Gouvernement de solliciter une habilitation au Parlement pour adopter des dispositions législatives par voie d'ordonnance dans un délai fixé par le Parlement. Il est tenu de déposer un projet de loi de ratification de l'ordonnance dans un délai également imparti par le Parlement lors de l'habilitation. La ratification confère valeur législative à l'ordonnance qui n'a, lors de son édiction, qu'une valeur règlementaire. Depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, la ratification du Parlement doit être expresse.
La révision constitutionnelle du 28 mars 2003 a introduit une seconde possibilité offerte au Gouvernement. Plus réduite dans son champ, cette procédure peut être utilisée à tout moment par celui-ci pour les compétences qui relèvent de l'État. En effet, l'article 74-1 de la Constitution instaure une habilitation permanente du Gouvernement, excluant ainsi le recours à des habilitations parlementaires ponctuelles. En revanche, cette habilitation à légiférer par ordonnance porte sur un périmètre plus limité que celui de l'article 38.
D'une part, le Gouvernement peut uniquement « étendre, avec les adaptations nécessaires, les dispositions de nature législative en vigueur en métropole ou adapter les dispositions de nature législative en vigueur à l'organisation particulière de la collectivité concernée ».
D'autre part, le Parlement peut interdire au Gouvernement le recours à cette procédure par une disposition expresse. Cette limite reste formelle puisqu'à ce jour, le législateur n'en a jamais fait usage.
Lors de l'examen de la loi constitutionnelle du 28 mars 2003, à l'initiative de notre ancien collègue René Garrec, votre commission des lois avait introduit une dernière spécificité. Dès l'origine, il a été prévu que ces ordonnances devraient être ratifiées de manière expresse, ce qui fut étendu en 2008 pour les ordonnances de l'article 38. Toutefois, une différence persiste dans la mesure où l'absence de ratification d'une ordonnance adoptée dans le cadre de l'article 38 a seulement pour effet de lui conserver sa valeur règlementaire alors que, dans le cadre de l'article 74-1, l'absence de ratification entraîne, dix-huit mois après l'édiction de l'ordonnance, sa caducité. L'ordonnance disparaît et cesse alors de produire des effets juridiques pour l'avenir, du seul fait de l'écoulement du délai.
L'introduction par le constituant de l'article 74-1 a ainsi consacré une spécificité ultramarine , prenant acte en quelque sorte du fréquent recours aux ordonnances pour l'application outre-mer de la législation. Notre ancien collègue René Garrec relevait à l'époque que « ce dispositif tend à accélérer l'actualisation du droit applicable dans les collectivités d'outre-mer par rapport à celui applicable en métropole en évitant l'étape de l'habilitation législative et toutes les procédures qui en sont le corollaire » 7 ( * ) .
Cependant, le champ de l'habilitation ne couvre que les collectivités d'outre-mer et la Nouvelle-Calédonie, non les départements et régions d'outre-mer ou les territoires d'outre-mer restant comme les Terres australes et antarctiques françaises et l'îlot de Clipperton. La procédure de l'article 74-1 de la Constitution qui envisage les extensions et adaptations de législation semble ainsi conçue dans son principe comme la contrepartie du principe de spécialité législative qui peut s'appliquer dans ces collectivités.
Cette restriction du champ géographique explique, en partie, le maintien du recours à l'article 38 par le Gouvernement lorsque l'objet de l'habilitation couvre l'ensemble des collectivités situées outre-mer. Cependant, le Gouvernement persiste à solliciter des habilitations dans le cadre de l'article 38 pour des sujets pour lesquels il pourrait spontanément publier une ordonnance dans le cadre de l'article 74-1. La conséquence radicale découlant de l'absence de ratification, à savoir la caducité, pourrait expliquer cette réticence.
Le Gouvernement recourt donc indifféremment aux ordonnances de l'article 38 et de l'article 74-1, ce que le Conseil constitutionnel admet. Le Gouvernement utilise même la procédure de l'article 74-1 après avoir engagé la procédure de l'article 38. Votre rapporteur relève ainsi que l'article 28 de la loi n° 2012-1270 du 20 novembre 2012 a habilité le Gouvernement à étendre et adapter les dispositions de droit civil en Nouvelle-Calédonie, dans la perspective du transfert de cette compétence à la Nouvelle-Calédonie. Or le Gouvernement a publié, sur le fondement de l'article 74-1, l'ordonnance n° 2013-516 du 20 juin 2013 portant actualisation du droit civil applicable en Nouvelle-Calédonie et dans les îles Wallis et Futuna. L'habilitation sollicitée dans le cadre de l'article 38 est ainsi devenue sans objet.
Dans le cas précité, le Parlement a été confronté à une question inédite puisqu'il était invité à ratifier une ordonnance dans une matière - le droit civil - qui était transférée à la Nouvelle-Calédonie quelques jours avant le dépôt du projet de loi de ratification sur le bureau de notre assemblée 8 ( * ) . Notre collègue Catherine Tasca, alors rapporteure de ce projet de loi, avait exposé, en séance publique, les termes du débat et la solution finalement retenue : « Un doute pourrait [...] exister sur la compétence du Parlement pour ratifier des ordonnances dans un domaine dont il a justement perdu la compétence au fond. [...] La commission des lois a estimé que le transfert des compétences n'a pas porté atteinte au pouvoir de ratification qui appartient au seul Parlement national. La procédure prévue à l'article 74-1 de la Constitution, qui s'achève avec la ratification, postule que le processus soit mené à son terme. » 9 ( * )
2. Un recours systématique aux ordonnances pour l'adaptation outre-mer
Un regard rétrospectif sur les projets de loi examinés au fond ou pour avis par votre commission des lois ces dernières années démontre un recours massif, devenu une habitude, aux ordonnances pour l'extension et l'adaptation de la législation outre-mer. Outre les préventions de principe qu'il suscite de la part de votre commission des lois, le recours aux ordonnances peut apparaître comme une forme de relégation des outre-mer soumis à un traitement à part . Notre collègue Alain Anziani, rapporteur pour avis de la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l'économie sociale et solidaire, relevait, à propos de son article 96, que « votre commission regrette, de manière générale, le recours excessivement fréquent aux ordonnances dès lors qu'il s'agit d'assurer l'application et l'adaptation de la législation outre-mer » 10 ( * ) .
Parmi les textes qui ont été examinés
depuis 2009 par votre commission - au fond ou pour avis -, 18 lois
prévoient 87 habilitations, au titre de l'article 38 de la Constitution,
dont l'objet est soit de légiférer directement outre-mer (62
habilitations), soit d'adapter les dispositions d'une loi outre-mer (25
habilitations). 50 habilitations ont donné lieu à des
ordonnances. 12 habilitations n'ont pas encore servi à la publication
d'ordonnances mais le délai d'habilitation n'est pas encore
expiré. Enfin,
- plus inquiétant -, 25
habilitations n'ont pas conduit à la publication d'ordonnances alors que
le terme est échu. Par ailleurs, 12 ordonnances n'ont pas encore
été expressément ratifiées par le Parlement.
Depuis 2005, 28 ordonnances ont été adoptées en vertu de l'article 74-1 de la Constitution. À l'exception de deux, toutes ces ordonnances ont été ratifiées.
Le recours quasi-systématique aux ordonnances pourrait être évité si le ministère des outre-mer était davantage associé en amont à la rédaction des projets de loi , ce que la ministre a admis lors de son audition. Ce serait surtout un moyen pour le Parlement de se prononcer sur les adaptations qui sont prévues pour chaque projet de loi.
Le recours aux ordonnances de l'article 38, dont on pouvait penser qu'il se tarirait avec l'introduction de l'article 74-1, est d'autant plus regrettable qu'une habilitation accordée dans le cadre de l'article 38 peut conduire, en application de l'article 41 de la Constitution, à opposer une irrecevabilité à toute initiative parlementaire dans le domaine délégué.
Ce constat est particulièrement vrai pour Mayotte qui totalise, sur les 87 habilitations précédemment évoquées depuis 2007, 31 habilitations qui ont pour objet exclusif l' adaptation du droit mahorais à la suite de la départementalisation de Mayotte. Sur ces 31 habilitations, 10 n'ont pas conduit à la publication d'ordonnances dans le délai d'habilitation. Si elle n'est pas dénuée de justification, cette spécificité mahoraise parmi la spécificité ultramarine avait même conduit notre collègue Jean-Pierre Sueur, alors président de la commission des lois, à interpeller le ministre des outre-mer qui sollicitait du Sénat une extension d'habilitation pour savoir si le Gouvernement souhaitait « dessaisir complètement le Parlement sur la question de Mayotte ». Et notre collègue de poursuivre : « voilà qu'entrent soudainement dans le champ des ordonnances les domaines de la santé, de l'énergie, du climat, de la qualité de l'air, de la sécurité des véhicules, des transports, etc. Par conséquent, nous nous demandons si, dans votre esprit, il s'agit de faire de Mayotte la terre de l'ordonnance... ».
* 7 Rapport n° 27 (2002-2003) de M. René Garrec, précité.
* 8 Le droit civil relève de la compétence de la Nouvelle-Calédonie depuis le 1 er juillet 2013, tandis que le Gouvernement déposait le projet de loi sur le bureau du Sénat le 3 juillet.
* 9 Intervention de Mme Catherine Tasca, discussion générale, compte rendu de la séance du 23 juillet 2013.
* 10 Avis n° 106 (2013-2014) de M. Alain Anziani, au nom de la commission des lois, 30 octobre 2013.