III. LE LANCEMENT DE LA TÉLÉVISION NUMÉRIQUE DE TERRE

Le lancement de la télévision numérique de terre (TNT) a débuté sur le plan juridique au début du mois d'août 2001 avec la publication d'une décision du CSA « relative à un appel aux candidatures pour l'édition de services de télévision à vocation nationale diffusée par voie numérique hertzienne ».

Déjà des polémiques éclatent, les positions les plus contrastées, parfois très critiques, sont affichées par les principaux intéressés. Jeux de rôles et gesticulations d'acteurs économiques conscients qu'ils feront le succès ou l'échec de la TNT et désireux de répondre en position de force à l'appel aux candidatures ? Absence d'illusion à l'égard d'une démarche dont le Sénat avait, est-il besoin de le rappeler, profondément critiqué les postulats et les modalités lors de la discussion de la loi du 1 er août 2000, opposant aux dispositions élaborées par le gouvernement des propositions très différentes ?

Cela apparaîtra avec les premiers bilans. A ce stade, il est possible et utile de faire le point sur le déroulement des premières opérations de lancement de la TNT, sur les prises de position de l'ensemble des acteurs, sur l'évolution des expériences étrangères, et d'identifier parmi ces informations quelques tendances qu'il importe de confronter aux intentions affichées lors de l'adoption de la loi du 1 er août 2001.

A. VOLONTARISME, RÉTICENCES, IMPEDIMENTA

1. Volontarisme

a) Les pouvoirs publics

Le volontarisme est l'attitude naturelle des pouvoirs publics, gouvernement qui a fait adopter par le Parlement un régime juridique de la TNT dont l'échec serait sien, et CSA chargé d'appliquer ce dispositif dont il avait au demeurant préalablement approuvé les principaux choix.

Conformément à ce que prescrivait la loi, et dans les délais prévus, le CSA a procédé à l'automne 2000 à une concertation entre les acteurs privés et publics concernés, sur l'aménagement du spectre hertzien, en vue du développement optimal de la TNT. Un cahier des charges de la planification des fréquences a été adopté et publié. Il a été décidé de viser la mise en place de réseaux comparables à ceux de la diffusion analogique, afin de favoriser la rapidité des travaux (les sites des émetteurs de TDF pourront généralement être utilisés pour la diffusion numérique sous réserve de travaux d'adaptation nécessitant souvent l'obtention des permis de construire), de minimiser les coûts et d'obtenir la meilleure compatibilité possible avec l'orientation actuelle des antennes râteau de réception. La TNT sera ainsi lancée sur des canaux adjacents aux canaux analogiques existants, que l'on appelle « fréquences taboues » parce qu'elles sont inutilisées afin de garantir l'absence d'interférence entre les signaux diffusés à partir des émetteurs analogiques.

A la suite de cette consultation, conformément à l'obligation, résultant de la loi du 1 er août 2000, de publier une première liste des fréquences disponibles avant le 31 juillet 2001, une liste des sites et fréquences destinés à la TNT a été établie, ce qui a permis au CSA d'engager avec l'appel aux candidatures du 24 juillet 2001 la procédure d'attribution des capacités numériques.

Il convient de rappeler à cet égard les règles d'attribution inscrites dans la loi. Celle-ci distingue le cas du secteur public, le cas des chaînes hertziennes existantes, et celui des autres candidats éventuels.

En ce qui concerne le secteur public, l'Etat peut exercer un droit de priorité auprès du CSA pour que celui-ci attribue des capacités numériques aux sociétés France 2, France 3, La Cinquième, Arte et La Chaîne parlementaire. La même disposition s'applique à de futures filiales de France Télévision ayant pour objet d'éditer des services de télévision diffusés en mode numérique, ne donnant pas lieu au paiement d'une rémunération de la part des usagers et répondant à des missions de service public. Le gouvernement a annoncé sa décision de créer trois nouvelles chaînes de service public en TNT, l'une consacrée à l'information, une autre aux régions, une dernière à la rediffusion, comme il été indiqué ci-dessus.

Le CSA devra donc attribuer en priorité des canaux numériques aux chaînes publiques et veiller à regrouper sur une ou plusieurs fréquences les services bénéficiaires. Les chaînes publiques seront donc rassemblées au sein des mêmes multiplexes. A contrario, d'éventuels autres projets de chaînes publiques ne répondant pas aux conditions indiquées plus haut (notamment la gratuité et l'accomplissement d'une mission de service public) devront suivre la procédure des appels aux candidatures.

En ce qui concerne les chaînes hertziennes existantes, T1, Canal Plus et M6 bénéficient d'une priorité d'accès au réseau numérique terrestre pour la reprise intégrale et simultanée de leur programme. Ces trois services, qui maintiendront parallèlement leur diffusion analogique, se verront donc attribuer un canal numérique pour le simulcast de leur programme, dans les mêmes conditions de mise à disposition auprès du public (en clair pour TF1 et M6, en crypté pour Canal Plus), si elles en font la demande. La même disposition s'appliquera aux chaînes hertziennes locales autorisées au jour de la promulgation de la loi du 1 er août 2000, une demi-douzaine de sociétés. Les éditeurs de chaînes privées nationales hertziennes pourront également bénéficier automatiquement chacun d'un second canal pour la diffusion d'un service de télévision répondant par ailleurs aux impératifs et critères définis par la loi.

En ce qui concerne enfin les « nouveaux entrants », les canaux restant disponibles seront attribués après lancement d'appels aux candidatures, nationaux et locaux, et après audition publique des candidats.

Conformément à la loi, le CSA a pu, sans attendre l'achèvement de la planification de l'ensemble des fréquences, décider de sélectionner des services nationaux lors d'un premier appel aux candidatures ne concernant qu'une partie du territoire, les services autorisés étendant alors progressivement leur zone de diffusion au fur et à mesure de la disponibilité des fréquences et de la numérisation du réseau, sans nouvel appel aux candidatures.

Les candidats nationaux et locaux devront constituer un dossier de candidature, précisant notamment les caractéristiques générales du service et du programme (pour les services à vocation locale la part de la programmation réservée à l'expression locale), le plan d'affaires, les caractéristiques techniques, les zones géographiques de diffusion et, pour les services à vocation nationale, les engagements éventuels en matière d'extension de couverture du territoire, les modalités de commercialisation à commencer par le système d'accès sous condition si le service est crypté, le besoin en bande passante pour la diffusion, les propositions éventuelles relatives à la fréquence et au regroupement technique ou commercial de son service avec d'autres, les données associées au programme de télévision, et enfin les engagements pris en matière de délai de mise en exploitation du service.

L'appel à candidatures du 24 juillet 2001 prévoit le déroulement des attributions d'autorisations selon le calendrier suivant :

- 29 novembre 2001 : réponse à l'appel aux candidatures ;

- décembre 2001 : publication de la liste des candidats recevables ;

- mars 2002 : sélection des dossiers de candidatures ;

- juillet 2002 : autorisation des éditeurs de services (après élaboration des conventions avec chaque éditeur sélectionné) et octroi des droits d'usage de la ressource radioélectrique aux sociétés relevant du secteur public.

Dans un délai de deux mois à compter de la délivrance des autorisations aux éditeurs de services privés et de l'octroi des droits d'usage de la ressource radioélectrique pour la diffusion des services du secteur public, les éditeurs titulaires d'un droit d'usage d'une même ressource radioélectrique proposeront conjointement un opérateur de multiplex.

Les étapes ultérieures seront le choix des distributeurs commerciaux et l'élaboration des accords visant à l'interopérabilité des systèmes d'accès sous condition des éditeurs de chaînes payantes.

La diffusion des programmes devrait avoir lieu à partir de Noël 2002.

Le CSA a en outre décidé le 29 août dernier de lancer au plus tard le 30 novembre les appels à candidatures pour les chaînes locales de la TNT, pour lesquelles trois canaux ont été réservés.

Le calendrier dressé par le CSA, dont les empedimenta mentionnés ci-dessous rendent d'ores et déjà le respect illusoire, résulte des objectifs et des délais affichés par le gouvernement et partiellement inscrits dans la loi du 1 er août 2001. Du dispositif que le Sénat avait adopté lors de la première lecture de la loi du 1 er août 2001 afin de mettre en place les conditions d'un lancement rapide et efficace de la TNT, le gouvernement a retenu un seul principe, la nécessité d'un démarrage rapide, dynamique et coordonné associant l'ensemble des acteurs effectifs de la TNT, en oubliant -parmi bien d'autres orientations utiles- les corollaires indispensables du volontarisme public : l'implication et l'adhésion effective des opérateurs privés, dont la contribution à la réussite du projet est incontournable.

Ainsi le Sénat avait-il souhaité ne pas inscrire dans la loi des délais risquant de se transformer en autant d'indicateurs d'échec, mais seulement des rendez-vous.

Le constructivisme du gouvernement n'a pu se satisfaire d'une démarche aussi modestement réaliste. L'échéance de Noël 2002 a été fixée, des étapes relais inscrites dans la loi, Mme Catherine Tasca, ministre de la culture et de la communication, a manifesté à de multiples reprises l'intention du gouvernement de tenir ces échéances, concédant simplement le 8 octobre dernier que si la publication des textes fixant les obligations des futures chaînes de la TNT, initialement prévue avant le 15 octobre, pouvait prendre quelques semaines supplémentaires, cela n'aurait « vraisemblablement aucune conséquence sur le lancement de la TNT, ou à la marge » ...

b) Le secteur public

Le volontarisme est aussi la position naturelle du secteur public audiovisuel, auquel la TNT offre un créneau de développement intéressant alors que le développement rapide de l'offre de services thématiques, les progrès annoncés de l'offre de services interactifs et l'éclatement de l'audience, conjugués avec un rôle un peu marginal dans l'économie du satellite, semblaient profiler la menace d'un déclin progressif.

Le groupe a rapidement pris la mesure de cet enjeu : « porté et défendu par le groupe France Télévision, tout entier, le numérique terrestre est un projet fédérateur, mobilisateur et conquérant. Son objectif fondamental est de permettre à France Télévision de gagner une place de leader parmi les chaînes européennes dans le respect de ses missions de service public.

C'est enfin un projet cohérent pour un groupe qui prépare la télévision de demain. En décidant d'organiser son développement autour du numérique terrestre, France Télévision a la conviction de préparer, au mieux des intérêts de la nation, l'entrée des téléspectateurs dans le XXIe siècle
. »

Tel fut le commentaire dont le président de France Télévision accompagna la présentation au conseil d'administration du 24 octobre 2000 d'un « projet numérique » prévoyant, pour un coût global en année pleine évalué entre 1,6 et 1,8 milliard de francs, outre la duplication numérique de France 2, France 3 et La Cinquième, la création d'un « canal multi-choix » de rediffusion des programmes de ces trois chaînes, la création d'une chaîne d'information en continu, la création d'une offre locale, la création d'une chaîne du sport, celle d'une chaîne des arts et des spectacles en partenariat avec Arte, celle d'une chaîne des 13-24 ans à vocation éducative et multi-culturelle en partenariat avec La Cinquième, ainsi qu'une offre interactive et de services éventuellement liée aux programmes traditionnels diffusés en numérique.

On a noté plus haut la façon dont s'effectue la préparation de France Télévision au lancement de la TNT avec une offre supplémentaire effective de trois chaînes thématiques.

c) Les nouveaux entrants

Participent au volontarisme des pouvoirs et des chaînes publiques les « nouveaux entrants », éditeurs existants ou potentiels de services de télévision, à la recherche d'une place à prendre dans la diffusion hertzienne terrestre, support toujours prédominant de la communication audiovisuelle dans notre pays, puisque seulement 20 % des foyers accèdent actuellement à l'offre du câble et du satellite.

Selon M. Eduardo Malone, président du directoire de Pathé, « parmi ceux qui vont postuler à l'attribution de fréquences numériques terrestres, Pathé occupe une place unique par son indépendance et son statut d'acteur majeur de la culture populaire française, depuis la création du cinéma au siècle dernier jusqu'aux grands succès d'aujourd'hui, comme Astérix. Pathé entend donc être présent sur les deux terrains distincts qui constitueront la télévision numérique terrestre.

Sur le gratuit tout d'abord, Pathé souhaite faire partie des nouveaux entrants qui contribueront à ouvrir le paysage audiovisuel et à accroître le pluralisme. Ainsi, Pathé proposera au CSA la candidature d'une ou deux chaînes hertziennes nouvelles. Le plus avancé de ses projets est élaboré en étroite collaboration avec Réservoir Prod, la société de production de Jean-Luc Delarue dont les programmes fédérateurs sont à même de répondre aux attentes de nombreux téléspectateurs.

Sur le numérique terrestre payant, Pathé étudie les conditions dans lesquelles elle pourra proposer la candidature de ses chaînes thématiques telles que Voyage, leader sur le thème de la découverte, Comédie !, Pathé sport et Cuisine.tv, créée tout récemment, qui répond à une attente forte du public pour des programmes offrant à la fois services et divertissement ». 3( * )


Lagardère Média s'annonce aussi comme partie prenante au lancement de la TNT.

2. Réticences

a) Les opérateurs traditionnels

Plus se rapproche l'échéance de l'appel à candidatures, plus s'exprime la réticence des opérateurs traditionnels de la télévision hertzienne à l'égard d'un processus qui leur semble d'autant plus mal amorcé qu'ils ne sont pas sûrs de conserver à son terme la position de force que leur offre à l'heure actuelle la diffusion analogique et le marché de la télévision par satellite.

Peu importent du reste les raisons affichées ou secrètes des critiques exprimées dans la presse. Comme votre commission l'avait noté lors du débat parlementaire sur le régime juridique de la TNT, leur participation active au lancement du nouveau paysage audiovisuel est incontournable et aurait du être mieux pris en compte pour fonder sur un socle sûr l'économie de la TNT.

Or, le président du directoire de M6 affirmait dans Libération du 27 septembre 2001 : « Nous allons vers de graves déceptions. Il faut confier cette technologie aux opérateurs existants. Pas pour protéger leur monopole, mais pour que le numérique terrestre, le câble et le satellite soient complémentaires. [...] Ce n'est pas la peine d'autoriser tout un tas de chaînes si elles ne correspondent pas à un marché. Avant d'autoriser, le CSA doit regarder la composition de l'offre. Je suis quand même frappé de voir que les plus enthousiastes pour aller sur le numérique terrestre -France Télévision- le font avec l'argent des autres ! »

Dans le même esprit, le président de Bouygues déclarait dans Le Figaro-économie des 29 et 30 septembre 2001 : « Je suis consterné par le dossier de la télévision numérique terrestre. Celle-ci sera à la télévision ce que l'UMTS est à la téléphonie mobile : un désastre. Il n'existe pas d'activité industrielle dans le monde libéral qui puisse s'exercer sans considération économique. Or, on a le sentiment que les décisions sur la télévision numérique ne sont pas dictées par des motivations économiques. Les résultats sont dramatiques en Angleterre, premier pays à se lancer dans le numérique terrestre. [...] Je m'interroge sur la volonté réelle du gouvernement. Veut-il déstabiliser les médias en général ? Quelle urgence y a-t-il à introduire un nouveau média en concurrence avec deux bouquets satellites qui assurent déjà en France une couverture parfaite et qui sont lourdement déficitaires ? Pourquoi rajouter une nouvelle technologie au frais du contribuable ? Est-ce un nouveau plan Câble qui a coûté plusieurs dizaines de milliards de francs et qui est toujours déficitaire depuis 20 ans ? Pourquoi, pour une fois, ne pas tenir compte de l'avis des industriels qui ont démontré leur capacité à bien gérer leurs entreprises ? »

On peut aussi noter que dans Le Figaro du 2 septembre 2001, le directeur général de Canal Plus avait exprimé ses doutes dans une tonalité légèrement différente : « Attention à ce que le numérique terrestre n'aille pas dans le mur ! C'est une belle idée. Elle permet de démocratiser l'accès au numérique. Cependant, le cadre tel qu'il a été fixé fait que la probabilité d'une réussite est très faible. Tirons les leçons des deux expériences malheureuses que nous avons sous les yeux en Europe. [...] En France, la condition absolue du développement du numérique terrestre, c'est le choix d'un distributeur unique qui ne serait pas créé contre les acteur du satellite mais avec eux. Et qui, tout en garantissant l'entrée de nouveaux éditeurs Lagardère, Pathé, Berda... pourrait faire bénéficier le marché de son savoir-faire marketing et commercial. Une fois que le C.S.A. aura choisi un bouquet de chaîne, il faudra bien que quelqu'un le vende ! Il faut au moins deux millions d'abonnés pour que le numérique terrestre atteigne son équilibre économique. Cela représente deux milliards de francs d'investissements. S'il y a plusieurs opérateurs de distribution ou si l'opérateur de distribution est en concurrence frontale avec le satellite, l'investissement sera bien plus élevé encore. Autrement dit, personne n'ira bien, ce sera sans avenir. »

Les expériences étrangères offrent en effet des enseignements alarmants.

b) La leçon des expériences étrangères

Dans sa déclaration précitée au Figaro, le directeur général de Canal Plus avait cité deux expériences significatives : « celle de la Scandinavie qui prouve que lorsqu'il y a plusieurs distributeurs en lice, l'offre est tellement fragmentée qu'elle conduit à l'échec commercial. Celle du Royaume-Uni qui montre que le choix d'un seul opérateur de distribution, s'il est concurrent de l'opérateur satellite, aboutit à un succès commercial mais à un désastre financier. »

Il est intéressant de présenter un bref aperçu de ces deux situations.

• La Grande-Bretagne

Le TNT a été lancée en Grande-Bretagne à la fin de 1998 avec l'attribution par l'Independant television commission (ITC), le régulateur britannique, de trois multiplexes à British Digital Broadcasting enterprise, qui associe Carlton communication et Granada Group, et de trois autres multiplexes aux chaînes hertziennes analogiques existantes, dont un à la BBC. La commercialisation, comprenant la promotion du service, la vente des décodeurs, la formation des installateurs et la vente des abonnements pour les services payants, était assurée par On Digital, émanation de Carlton et de Granada.

Le bouquet On Digital a attiré trois ans plus tard 1 million d'abonnés contre 5,5 millions pour Sky digital, bouquet numérique destiné à être substitué au bouquet satellitaire BskyB analogique et 1,1 million pour le câble numérique.

On Digital espère atteindre 1,7 million d'abonnés et l'équilibre financier en 2003, alors que Sky Digital en prévoit 7 millions à la même échéance.

Le taux de désabonnement d'On Digital a été de 22 % en moyenne en 2000, avec des pointes de 30 %.

Les observateurs, à commencer par le président de Granada, qui a publié en juin dernier des pronostics alarmants, esquissent à partir de ces informations un constat d'échec.

Deux explications sont avancées 4( * ) , d'une part les conditions de la commercialisation de la TNT, d'autre part la conformation de son offre de programmes.

On Digital, chargée de commercialiser la TNT, a privilégié les zones dans lesquelles l'ensemble des multiplexes étaient diffusés. Cette stratégie est entrée en contradiction avec le pari initial du gouvernement, qui consistait à préparer le basculement vers le numérique de la télévision analogique en attirant le plus grand nombre possible de téléspectateurs disposés à acquérir un équipement numérique de réception pour disposer d'un grand nombre de chaînes gratuites. C'est dans cette optique que la BBC a lancé seule quatre nouvelles chaînes et plusieurs autres en partenariat. Du fait du retard pris dans l'extension de la couverture du territoire, le public atteint a été plus restreint que prévu : entre 60 et 75 % de la population a été couverte les deux premières années, 50 % de la population sera couverte en qualité optimale de réception à la fin de l'année en cours.

Le pari de la gratuité fut au demeurant une erreur, dans la mesure où le marché du numérique est en fait tiré par les chaînes payantes ayant la capacité de proposer une programmation exclusive, par les chaînes à forte image et par les services interactifs.

Or, sur une offre de 30 chaînes au départ, 13 étaient gratuites.

L'offre de On Digital a atteint entre-temps 54 chaînes, s'est étendue à des services interactifs et au paiement à la séance, et comporte un accès à internet.

La concurrence avec le bouquet numérique de BskyB n'est pas moins hors d'atteinte, dans la mesure où Carlton et Granada sont des opérateurs de la télévision commerciale en clair et n'ont pas accès aux ressources de BskyB, qui est l'un des principaux éditeurs de chaînes payantes du sport et du cinéma. De plus, Sky Digital a dès octobre 1998 distribué gratuitement ses décodeurs en échange d'un abonnement renouvelable d'un an à ses 200 chaînes, ce qui permet aux abonnés de consacrer leur budget télévisuel aux chaînes qu'ils désirent. Par ailleurs, le bouquet Sky Digital a la capacité technique de proposer une offre de service interactif plus performante que celle de On Digital.

Les moyens de renverser ce rapport de forces apparaissent limités. Les actionnaires d'On Digital ont décidé de changer le nom du bouquet au profit de la dénomination ITV Digital, ce qui permettra à ce dernier de profiter de la notoriété d'ITV, premier réseau anglais de télévision avec les chaînes d'ITV et Channel 3. Par ailleurs, les actionnaires du bouquet demandent au gouvernement de fixer la date de suppression de la diffusion analogique et de subventionner l'achat de postes de télévision numériques. Dans la mesure où sur les six millions de téléviseurs vendus en 2000, seuls 10 000 étaient adaptés à la réception numérique, il peut y avoir ici un dernier levier à utiliser pour accélérer la migration vers le T.N.T., au prix d'un engagement financier de l'Etat qui ne figurait pas dans les hypothèses de départ.

• La Suède

La TNT a été lancée dans ce pays en avril 1999 avec trois multiplexes puis un quatrième multiplexe à partir de janvier 2000 et 18 programmes actuellement, majoritairement gratuits. La couverture, estimée au départ de 50 % de la population, est aujourd'hui de 79 % et devrait atteindre 98 % en 2002.

Une analyse publiée dans Libération du 3 avril 2001 relève le caractère « catastrophique » du lancement de la T.N.T. dans ce pays : « les décodeurs coûtent 550 euros, le choix des programmes est minimaliste par rapport au câble et au satellite et les services interactifs sont quasi inexistants », « deux ans après le démarrage de la T.N.T., le constat reste décevant. 50 000 foyers environ sont équipés d'un décodeur. A rapprocher des 2,3 millions de foyers abonnés au câble ou des 830 000 qui ont choisi le satellite. »

3. Impedimenta

Deux difficultés particulières manifestent d'ores et déjà la difficulté de l'opération de lancement de la TNT

a) L'échéancier

On sait depuis peu que la date de clôture des appels à candidatures, fixée initialement au 30 novembre, sera reportée de plusieurs semaines dans la mesure où le CSA a accordé aux candidats un délai de 45 jours pour leur laisser le temps d'examiner les décrets fixant les obligations de production et de diffusion de la TNT, ce qui supposait que ces décrets seraient publiés avant le 15 octobre.

Or, cinq décrets liés au lancement de la TNT sont actuellement en cours d'élaboration. Trois d'entre eux étendent, dans un souci d'harmonisation, certaines obligations des futures services numériques de terre aux chaînes du câble et du satellite, et modifient les obligations des chaînes cryptées diffusées en analogique ainsi que les règles de diffusion des oeuvres cinématographiques. Publiés au début du mois d'août sur le site internet du ministère de la culture, ils ont fait l'objet depuis la rentrée d'un débat critique qui a retardé leur adoption définitive.

Dans un avis publié le 3 octobre 2001, le CSA a considéré que pour assurer la viabilité des chaînes de la TNT, il fallait étaler la montée en charge de leurs obligations, favoriser l'apparition de nouvelles ressources, en particulier de publicité, et privilégier une approche au cas par cas plutôt qu'une réglementation générale et contraignante fixée par les décrets.

En premier lieu, le CSA a jugé « essentiel que les services cryptés puissent diffuser des messages publicitaires tout au long de leur programmation », alors que, à l'instar du régime applicable à Canal +, le projet de décret ne les y autorise que pendant les parties de programmes diffusées en clair et 6 heures par jour au maximum. Selon le Conseil « cette disposition pourrait compromettre la migration de certains services actuellement diffusés par câble et par satellite vers le numérique hertzien ». En outre, le CSA a souhaité l'ouverture des secteurs interdits à la publicité (distribution, cinéma, presse et éditions).

Concernant les obligations d'investissement dans la production, le CSA s'est prononcé pour une « montée en charge des obligations étalée sur une période plus longue » , soit 7 ans au lieu des 5 ans préconisés par le décret, « cette période maximale de 7 ans, pouvant inclure un éventuel moratoire des 3 ans » . Par ailleurs, le CSA a considéré « la clause de non recul du montant des dépenses des services qui seraient diffusés en numérique hertzien après trois ans de conventionnement sur le câble », comme « extrêmement préjudiciable pour les services qui connaîtraient une baisse significative de leur chiffre d'affaires d'une année sur l'autre ». Le CSA a ainsi suggéré qu'il pourrait recevoir « toute latitude pour déterminer les conditions de la montée en charge en télévision numérique de terre des services issus du câble et du satellite ». L'ensemble de ces mesures devrait permettre « aux éditeurs de services d'atteindre leur équilibre économique dans un délai raisonnable », a estimé le Conseil.

Le CSA a réclamé par ailleurs un certain nombre d'autres modifications, portant en particulier sur la notion de production indépendante, sur l'assiette de calcul des obligations de production pour les services en clair et pour les services payants, ou encore sur les quotas de diffusion d'oeuvres audiovisuelles.

b) Les équipements de réception

Il semble qu'au-delà de la question cruciale de l'équipement des ménages en équipements de réception, l'adaptation des antennes râteau actuelles à la réception numérique pose problème dans un certain nombre de cas, alors que la possibilité d'utiliser ces antennes sans adaptation préalable était présentée comme un atout majeur de la TNT.

Dans sa livraison du 7 juin 2001, la revue Écran Total a révélé cette difficulté qui résulterait du fait que la TNT utilise, comme indiqué ci-dessus, les « canaux tabous » du spectre hertzien terrestre, laissés vacants afin de prévenir les risques d'interférences entre signaux diffusés sur des canaux contigus, dus à la puissance des émetteurs analogiques. L'émetteur analogique de la tour Eiffel est toutefois si puissant que la vacance des canaux tabous a été estimée insuffisante pour éviter tout risque de brouillage. Aussi les installateurs d'antennes auraient-ils « bridé » les dispositifs susceptibles de recevoir les émissions de ces canaux. C'est ainsi que 80 % des immeubles parisiens ne pourraient recevoir les programmes de la TNT sans « débridage » préalable de leurs antennes, à un coût estimé entre 400 francs et 1 000 francs selon la date d'installation de l'antenne.

Sachant que la décision d'adapter les antennes collectives appartient aux assemblées générales de copropriétaires, l'adaptation du parc des antennes de Paris pourrait être longue et partielle.

Il serait possible de contourner cet obstacle grâce à la « portabilité », qui permet de recevoir les émissions avec une petite antenne intégrée au téléviseur ou posée dessus. Mais cette possibilité ne profiterait qu'à quelque 40 % des logements. Compte tenu du rôle déterminant du marché parisien dans l'économie de l'audiovisuel, cette situation pourrait avoir des répercussions sur le lancement de la TNT.

B. CONCURRENCE OU CONCENTRATION ?

Il convient de rappeler à titre préalable que le gouvernement avait justifié son choix de faire attribuer service par service, et non par multiplexe comme le proposait le Sénat, les autorisations d'utiliser les fréquences hertziennes terrestres numériques, en invoquant l'objectif de pluralisme et de diversité des opérateurs.

1. Rôle moteur des services payants

a) Hypothèses initiales

La loi du 1 er août 2001 a invité le CSA à favoriser les services gratuits lors de l'attribution des fréquences hertziennes terrestres numériques, sous réserve du réalisme de leur plan d'affaires et des capacités économiques, notamment au regard de la ressource publicitaire. Le modèle économique choisi est donc assez semblable aux choix initiaux du gouvernement britannique, qui entendait attirer un large public à la TNT en proposant l'élargissement et la diversification de l'offre gratuite.

La configuration de la consommation audiovisuelle en France semble se prêter particulièrement bien à cette démarche. En effet, 80 % des 24 millions de foyers dotés de 34 millions de récepteurs ne reçoivent que les programmes diffusés par voie hertzienne terrestre analogique et peuvent souhaiter accéder, selon les modalités techniquement peu complexes annoncées, à une offre plus large, d'autant plus qu'elle serait largement gratuite. Au surplus, les foyers abonnés au câble et au satellite pourraient aussi être intéressés par la TNT afin d'accéder à son offre spécifique éventuelle, en particulier celle des chaînes locales.

Par ailleurs, la modélisation économique effectuée par les services du gouvernement semble indiquer que le marché publicitaire pourra financer un nombre significatif de chaînes gratuites. Si la croissance moyenne du marché publicitaire était de 4 % par an pendant les 10 prochaines années et si, en fonction des hypothèses les plus raisonnables de partage de l'audience entre les chaînes généralistes historiques et les nouveaux services, ceux-ci recueilleront 19  % des investissements publicitaires, les nouvelles chaînes gratuites recueilleraient au bout de 10 ans quelque 5 milliards de francs. Le marché publicitaire pourrait donc financer au bout de 10 ans une dizaine de chaînes pour des coûts de grille de programmes allant jusqu'à 500 millions de francs (un coût de grille moyen de 100 millions de francs apparaît raisonnable durant les premières années d'exercice).

b) Rôle des services payants

Mais s'il est une leçon à tirer des expériences britannique et suédoise, c'est que les téléspectateurs sont prêts à faire la dépense d'un boîtier démodulateur ou a fortiori d'un téléviseur numérique pour une offre de programmes exclusive et attractive que les services payants sont mieux en mesure de fournir que les gratuits, compte tenu des relations qu'ils ont eu à nouer avec les meilleures filières d'approvisionnement en programmes cinématographiques et sportifs. C'est le cas de BSkyB en Angleterre, de Canal Plus et de TPS en France.

On note aussi à cet égard qu'avec près d'un foyer sur trois, abonné aujourd'hui à une offre de télévision payante, la France dispose d'une marge significative de développement dans ce domaine par rapport aux autres pays européens à haut revenu.

On remarque enfin que les services payants apparaissent les plus aptes à lever le verrou que constitue l'équipement du public en systèmes de réception.

Dans une contribution à la revue Dossiers de l'audiovisuel publiée en juillet et août 2000, le directeur des études du CSA présente à cet égard une analyse qu'il est intéressant de retenir :

« Les premiers modèles de téléviseurs numériques intégrés devraient être proposés dans les magasins français à la fin de l'année 2002, mais l'incertitude plane sur le rythme d'introduction et l'élargissement de gamme à des prix accessibles au grand public. Les principaux constructeurs alimentant le marché français (Philips, Thomson, Grundig, Sony...) hésitent en effet à opérer une entrée en force massive de ce nouveau produit alors même qu'ils réalisent ces dernières années des ventes florissantes et de confortables marges avec les récepteurs analogiques 16/9 et avec les lecteurs DVD. Pour ne pas perturber ce dernier marché encore largement prometteur, les industriels envisagent de n'introduire au départ le téléviseur numérique intégré que sur les segments haut de gamme puis moyen-supérieur, avec un surcoût de l'ordre de 1 500 francs [...]

Les mêmes industriels trouveront également peu d'intérêt à proposer au public des boîtiers démodulateurs simples et bon marché. Une offre alternative de démodulateurs pourrait alors venir d'outsiders, à la condition qu'ils accèdent aux circuits français de grande distribution réputés protégés. Une hypothèse pourrait être que la communauté des chaînes en clair de la TNT (service public et chaînes gratuites des éditeurs nouveaux entrants) s'allie pour promouvoir une telle introduction.

En définitive, une approche raisonnable consiste à prévoir que l'équipement TNT des ménages français sera en début de période majoritairement assuré par des boîtiers décodeurs fournis en prêt ou location par les éditeurs et distributeurs de chaînes payantes, selon le schéma suivi depuis 15 ans par Canal Plus, le câble et les deux plates-formes satellitaires. On ne saurait considérer toutefois que ce déploiement sera facile et neutre : il implique en effet de très lourds investissements et une capacité d'amortissement sur longue période, réservés aux plus gros acteurs du secteur, qui escomptent en contrepartie des attributions généreuses de fréquences et une large liberté de manoeuvre dans la commercialisation des services »
.

2. Rôle du distributeur commercial

a) Risque de position dominante

Sous quelle forme les services payants seraient-ils conduits à financer l'équipement du public en boîtiers démodulateurs-décodeurs ? A cette étape apparaît le rôle central du distributeur commercial, ainsi défini dans l'appel à candidatures du 24 juillet 2001 : toute société, distincte des éditeurs de services, chargée d'assurer la commercialisation de leurs services auprès du public.

Un distributeur commercial, ou plusieurs, sera chargé de monter, former, approvisionner, animer un réseau de distribution des boîtiers, et éventuellement d'adaptation des antennes, de commercialiser les abonnements et de suivre les relations avec la clientèle, d'effectuer la promotion publicitaire du bouquet dont il aura ainsi la gestion. Ce sera le véritable pivot de l'économie de la TNT. Il encaissera les abonnements, dont on peut penser qu'il fixera le montant en fonction de paramètres dont la pondération lui appartiendra et non aux chaînes payantes autorisées par le CSA : taux du reversement aux éditeurs, niveau des frais de fonctionnement et de développement du réseau, niveau souhaitable de la concurrence avec l'offre du câble et celle du satellite.

Le directeur des études du CSA a publié à cet égard le diagnostic suivant :

« L'ampleur de cette tâche et des investissements nécessaires conduit souvent à considérer comme incontournable le recours à des distributeurs commerciaux puissants, expérimentés sur le secteur et déjà dotés d'un réseau et d'outils ad hoc, tels que Canal-Satellite et TPS. Cette approche est réaliste, quoiqu'elle conduise à confier aux opérateurs du satellite le robinet de la distribution de la TNT, ce qui pourrait emporter le risque de certaines distorsions : tarification de la TNT alignée sur celle du satellite, démarchage privilégié en zone urbaine et faible en dehors, puissance de négociation accrue vis-à-vis des éditeurs indépendants... » .

Le souci du pluralisme affiché par le gouvernement ne paraît donc pas empêcher le déclenchement d'une logique de concentration commerciale et la constitution de positions dominantes.

Ajoutons que les deux opérateurs mentionnées ne sont vraisemblablement pas en position égale dans la course qui risque de s'engager pour l'appropriation de la gestion commerciale de la TNT.

b) Rôle de Canal Plus

Si Canal Plus orientait vers la TNT plutôt que vers la diffusion satellitaire les 2,7 millions d'abonnés que la chaîne compte en hertzien analogique, développant sur ce créneau la politique de mise à disposition de boîtiers démodulateurs-décodeurs menée avec succès dans les autres modes de diffusion, le rythme de migration de l'analogique vers le numérique serait accéléré de 18 mois sur 4 ans, selon la modélisation effectuée par le gouvernement, et les perspectives de succès de cette migration seraient sérieusement confortées.

Il est vrai que les obligations d'interopérabilité des boîtiers instituées par la loi feraient profiter les opérateurs concurrents d'un potentiel dont Canal Plus peut souhaiter se réserver le bénéfice.

L'étude précitée remarquait à cet égard :

« Pour autant, et à certaines conditions d'autorisations de chaînes et d'acquisition d'un rôle prépondérant et de libre exercice dans la distribution commerciale, le groupe peut également trouver son compte dans l'option de migration de ses abonnés vers la TNT, notamment en zones urbaines où l'équipement satellite rencontre de fortes résistances, afin de les fidéliser en leur proposant une offre élargie de chaînes du groupe et en prenant de vitesse les offres payantes concurrentes qu'autorisera la TNT ».

Peut-être est-ce en s'inscrivant dans cette perspective que le directeur général de Canal Plus remarquait dans Le Figaro du 2 septembre 2001 :

« En France, la condition absolue du développement du numérique terrestre, c'est le choix d'un distributeur unique qui ne serait pas créé contre les acteurs du satellite mais avec eux. Et qui tout en garantissant l'entrée de nouveaux éditeurs Lagardère, Pathé, Berda... pourrait faire bénéficier le marché de son savoir-faire marketing et commercial. Une fois que le CSA aura choisi un bouquet de chaînes, il faudra bien que quelqu'un le vende ! Il faut au moins deux millions d'abonnés pour que le numérique terrestre atteigne son équilibre économique. Cela représente deux milliards de francs d'investissements. S'il y a plusieurs opérateurs de distribution ou si l'opérateur de distribution est en concurrence frontale avec le satellite, l'investissement sera bien plus élevé encore. Autrement dit, personne n'ira bien, ce sera sans avenir ».

Le gouvernement est-il résolu à accepter cette perspective ? Dans un entretien publié par Libération du 5 octobre 2001, Mme Catherine Tasca livrait dans ses termes son sentiment sur la proposition de Canal Plus de commercialiser l'ensemble des chaînes de la TNT :

« La distribution est une clé économique importante pour la viabilité du système, l'expérience pas très brillante des pays voisins le prouve. Canal Plus se propose, mais ils sont aussi pressentis par d'autres chaînes. Nous n'avons pas de parti pris, pourvu que les règles de concurrence soient respectées ».

De l'exigence de pluralité au fait accompli de la position dominante d'un seul opérateur, le chemin pourrait être court. La voie choisie par le gouvernement pour lancer la TNT conduit-elle invinciblement à transformer le système oligopolistique de la diffusion analogique en monopole commercial sur le numérique ?

Peut-être ce risque a-t-il conduit le ministre de l'économie et des finances à confier au directeur général de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, le 18 octobre 2001, la mission d'étudier « les modalités économiques de nature à assurer à la TNT les meilleurs chances de succès, dans le cadre d'une concurrence effective permettant l'accès des différents intervenants dans des conditions transparentes, ouvertes et non discriminatoires ».

Le gouvernement se serait épargné les soucis à venir s'il avait procédé d'entrée de jeu, comme le Sénat le lui avait demandé, à une étude sérieuse de faisabilité économique de la TNT, afin de définir le profil du régime juridique à mettre en place. C'est l'ensemble du dispositif inséré dans la loi du 1 er août 2000, qu'il faudrait revoir, faute d'avoir disposé d'une étude de référence, en particulier à la lumière des analyses que votre commission a prodiguées à différentes reprises des insuffisances de ce texte.

Votre rapporteur rappellera brièvement la substance de ces analyses avant de présenter une ultime suggestion.

RAPPEL DE LA POSITION DE LA COMMISSION DES AFFAIRES
CULTURELLES SUR LES CONDITIONS ÉCONOMIQUES
ET JURIDIQUES DU LANCEMENT DE LA TNT

Appelée en mai dernier à rendre un avis sur plusieurs articles du projet de loi portant diverses dispositions d'ordre social, éducatif et culturel, en particulier sur l'article 13 modifiant les conditions d'application aux services de télévision diffusés par voie hertzienne terrestre numérique du plafond de détention par une même personne du capital des sociétés détentrices d'autorisation (plafond de 49%), la commission des affaires culturelles a ainsi résumé 5( * ) les analyses que son rapporteur avait présentées, au cours du débat d'adoption de la loi du 1 er août 2000, sur les conditions économiques et juridiques du lancement de la TNT :

La télévision numérique de terre ne correspond pas a priori à un besoin du marché ni à une stratégie de développement élaborée par les opérateurs :

- les principaux diffuseurs privés ont axé leur développement sur le pari réussi du satellite. La télévision numérique de terre remet en question la rentabilité de cet investissement tout en suscitant d'importants besoins de financement ;

- les opérateurs du câble sont menacés par la perspective de la diffusion d'une offre de télévision qui pourrait être moins chère que la leur ;

- pour des raisons techniques, la télévision numérique de terre n'offre pas de perspectives aussi intéressantes que le satellite sur le marché émergent des services interactifs, qui nécessitent la disposition de capacités de diffusion importantes.

La télévision numérique de terre est donc d'abord un projet politique correspondant à une certaine vision de l'intérêt général.

D'une part en effet, le numérique de terre :

- implique, comme la diffusion analogique de terre, l'existence d'un réseau de relais implantés sur l'ensemble du territoire sous le contrôle des pouvoirs publics ;

- implique aussi, du fait de la relative rareté de la ressource de diffusion, le maintien d'un système d'autorisation qui permet de soumettre les services attributaires des fréquences à des obligations d'intérêt général.

Avec le numérique de terre, la France devrait conserver la disposition d'un instrument efficace de politique économique et culturelle.

D'autre part le numérique de terre peut aussi ouvrir la voie à un certain nombre d'évolutions socio-économiques souhaitables, dans la mesure où il devrait permettre :

- d'offrir au public le plus large un grand choix de programmes et de services innovants ;

- de favoriser le développement de la communication locale et de proximité ;

- de permettre aux opérateurs d'accroître à terme, grâce à la réduction de leurs coûts de diffusion, leur rentabilité et donc leur capacité investissement dans les programmes ;

- d'ouvrir un créneau de développement à la télévision publique, qui n'a pas su prendre le virage du satellite, et pour laquelle le numérique de terre apparaît comme un dernier moyen d'opérer la diversification thématique nécessaire pour suivre le fractionnement croisant de l'audience et éviter la marginalisation au sein du paysage audiovisuel.

C'est en fonction de l'ensemble de ces éléments que le Sénat avait pris l'initiative d'introduire dans le projet de loi devenu loi du 1er août 2000 un régime juridique susceptible de permettre le lancement du numérique de terre avec d'excellentes perspectives de succès.

Conscient du fait que le lancement de la télévision numérique de terre dépend de la mobilisation des opérateurs et du fait que celle du secteur privé dépend essentiellement de réalités économiques sur lesquelles l'État a une prise limitée, le Sénat avait adopté, sur la proposition de votre commission, un régime juridique concurrentiel, souple et incitatif, susceptible d'assurer le concours de l'ensemble des acteurs de l'audiovisuel à la réussite de la télévision numérique de terre.

Or le système mis en place sur la proposition du gouvernement par la loi du 1er août 2000 dessine un paysage numérique de terre rigide et largement administré.


Ce système fera en effet émerger à l'occasion des appels à candidatures une offre de programmes éclatée, qu'il appartiendra au CSA d'organiser de son seul chef, en s'inspirant éventuellement des souhaits exprimés par les éditeurs, afin de composer fréquence par fréquence une offre cohérente, attractive et susceptible de provoquer à terme la constitution d'une économie viable de la diffusion hertzienne numérique de terre.

En d'autres termes, le dispositif législatif confie au CSA le rôle d'ensemblier global de la diffusion numérique de terre, rôle crucial pour le lancement de ce marché comme il a été déterminant pour la réussite de la diffusion satellitaire (l'absence d'ensemblier a été en revanche largement responsable des pannes de l'économie du câble).

C'est ainsi, entre autres exemples, que :

- le distributeur de multiplexe, ensemblier naturel et véritable garant du lancement efficace du numérique de terre, en ce qui concerne particulièrement l'organisation et le développement de la diffusion, est réduit à un rôle purement technique et économiquement passif, les futures chaînes ne sachant pas, de leur côté, avec quels partenaires et sur quelles fréquences elles auront à s'entendre pour développer et optimiser leur diffusion ;

- une priorité est accordée aux chaînes gratuites alors que rien n'indique que le marché publicitaire pourra financer la création de plusieurs dizaines de chaînes nouvelles, nationales ou locales, alors que la pénétration du numérique de terre sera trop lente pour que soit possible le basculement vers le clair des chaînes payantes du câble et du satellite, et en dépit de l'essor que la constitution d'une offre payante significative donnerait à l'équipement des ménages en moyens de réception numériques (la présence d'une offre payante inciterait les distributeurs de multiplexe à subventionner largement l'équipement des ménages, comme ce fut le cas pour assurer le succès du Minitel, du satellite et du téléphone mobile) ;

- l'attribution pour 10 ans des autorisations service par service va figer le paysage numérique de terre alors d'une part que l'adaptabilité de l'offre est essentielle à son caractère attractif, alors d'autre part que l'évolution technologique va modifier en permanence les conditions d'une gestion optimale de la ressource disponible sur chaque fréquence, incitant à adapter de façon continue la composition optimale de l'offre de chaque multiplexe.

Votre commission estime que ces choix ont toutes les chances de freiner le lancement de la télévision numérique de terre, avec deux perspectives à la clé :

- un risque financier tout d'abord : la réticence manifeste des opérateurs privés les plus aptes à relever les défis de la télévision numérique de terre - réticence dont le débat sur le seuil de 49 % n'est qu'un indice - dessine à moyen terme la perspective d'un échec dont l'État portera la responsabilité politique du fait des choix idéologiques qui ont présidé à l'élaboration du régime législatif du numérique de terre.

L'État sera invité à prévenir l'échec en assumant certains coûts, on pense au financement des infrastructures de diffusion ou au coût du renouvellement des équipements de réception du public. Le cycle pervers de l'économie structurellement déficitaire et nécessairement subventionnée s'ouvrira ;

- un risque industriel ensuite : mise sous perfusion politique et financière par l'activisme des pouvoirs publics, la télévision numérique de terre atteindra vraisemblablement un stade de développement suffisant pour définitivement compromettre les perspectives de l'économie du câble, et pour infléchir la courbe de croissance du satellite. L'audiovisuel français pourrait ne pas sortir de l'aventure sans avoir laissé passer quelques chances de croissance plus sérieuses.

Comment éviter ces perspectives, comment parer le risque de « retard à l'allumage » qui se profile de plus en plus précisément, comment en un mot assurer efficacement le lancement de la TNT dans le respect du pluralisme et de la libre concurrence des opérateurs ? Le réalisme impose d'y réfléchir à partir de la situation actuelle, et non en fonction de ce qu'aurait pu être un lancement opéré dans des conditions juridiques plus souples, plus efficaces et plus mobilisatrices.

En ce qui concerne la question du distributeur commercial, la constitution éventuelle d'un consortium d'opérateurs chargé de la commercialisation des services pourrait limiter les risques d'atteinte à la concurrence

En ce qui concerne l'équipement des ménages en tant que condition cruciale du lancement de la TNT, la voie dirigiste choisie par le gouvernement en juin 2000 peut avoir sa logique, sa cohérence et même son efficacité, à condition de se plier à ce qu'elle impose. L'une de ces exigences est certainement la fixation solennelle et irrévocable d'une date de cessation de la diffusion analogique terrestre, afin de manifester sans ambiguïté l'engagement de l'État en faveur de la TNT . Tel est sans doute actuellement le meilleur moyen d'inciter les constructeurs à lancer la production en grande série des récepteurs numériques, les ménages à s'équiper, les opérateurs à se mobiliser. En tout état de cause, les pouvoirs publics ne peuvent accepter l'impossible alternative actuelle, le bateau amiral du distributeur commercial unique ou le vaisseau fantôme des opérateurs réticents et des téléspectateurs absents .

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