EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Si l'incarcération constitue une juste peine contre les auteurs de certaines infractions, elle doit être une mesure privative de liberté respectueuse de la dignité des personnes. Or, plusieurs décisions de justice récentes ont constaté que la République n'était en mesure ni de garantir, en toutes circonstances, des conditions de vie en établissement pénitentiaire suffisamment dignes, ni surtout d'y mettre fin lorsque de telles situations apparaissent.
Au terme de huit années de procédure, la France a ainsi fait l'objet, le 30 janvier 2020, d'une condamnation historique par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) dans l'affaire J.M.B et autres c. France .
Condamnant la France à indemniser trente-deux personnes incarcérées dans les établissements pénitentiaires de Fresnes, Nîmes, Nice, Ducos (Martinique), Baie-Mahault (Guadeloupe) et Faa'a Nuutania (Polynésie française), pour violation de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui prohibe les traitements inhumains et dégradants, la Cour de Strasbourg a pour la première fois jugé que les requérants ne disposaient pas d'une voie de recours effective pour faire cesser ces conditions de détention indignes, ce qui constitue une violation de l'article 13 de la Convention, qui reconnaît à toute personne dont les droits et libertés ont été violés le droit à un recours effectif devant une instance nationale.
Elle a estimé que les voies de recours prévues par le code de justice administrative - qu'il s'agisse de la procédure du référé-liberté ou de celle du référé mesures-utiles - n'étaient pas satisfaisantes, dans la mesure où le juge des référés peut seulement ordonner des mesures pouvant être mises en oeuvre rapidement, une opération de désinsectisation par exemple, mais ne peut ordonner des mesures susceptibles de répondre aux problèmes structurels causés par la surpopulation carcérale ni prescrire des mesures de réorganisation du service public de la justice.
L'arrêt n° 1400 du 8 juillet 2020 (20-81.739) de la chambre criminelle de la Cour de cassation a tiré les conséquences, dans l'ordre juridique interne, de cette décision européenne.
Rappelant qu'il appartient au juge national de tenir compte, sans attendre une éventuelle modification des textes législatifs ou réglementaires, de la décision de la Cour européenne des droits de l'homme condamnant la France, la Cour de cassation a estimé que le juge judiciaire a l'obligation de garantir à la personne placée dans des conditions indignes de détention un recours préventif et effectif permettant de mettre un terme à la violation de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. En tant que gardien de la liberté individuelle, il lui revient en effet de veiller à ce que la détention provisoire soit, en toutes circonstances, mise en oeuvre dans des conditions respectant la dignité des personnes et de s'assurer que cette privation de liberté est exempte de tout traitement inhumain et dégradant.
Cet arrêt de principe de la Cour de cassation a ainsi ouvert une nouvelle voie de recours aux personnes détenues, sans que le législateur ait eu l'occasion d'intervenir.
Cette situation n'a cependant pas été jugée pleinement satisfaisante par le Conseil constitutionnel qui a affirmé, dans sa décision n° 2020-858/859 QPC du 2 octobre 2020, qu'il incombait au législateur de garantir aux personnes placées en détention la possibilité de saisir le juge de conditions de détention contraires à la dignité de la personne humaine afin qu'il y soit mis fin. Le juge constitutionnel a lui aussi estimé que les procédures de référé actuelles étaient insuffisantes en la matière.
Si l'article 144-1 du code de procédure pénale permet au juge d'instruction ou au juge des libertés et de la détention (JLD) d'ordonner la remise en liberté d'une personne placée en détention provisoire lorsque les conditions de ce placement en détention ne sont plus remplies ou que la durée de la détention excède une durée raisonnable, aucun recours devant le juge judiciaire ne permet au justiciable d'obtenir qu'il soit mis fin aux atteintes à sa dignité résultant des conditions de sa détention provisoire. En conséquence, le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution le second alinéa de l'article 144-1 du code de procédure pénale et il a décidé que cette abrogation prendrait effet le 1 er mars 2021.
Alors que cette échéance approche et que le Gouvernement n'a pris, à ce jour, aucune initiative permettant de répondre à l'exigence posée par le Conseil constitutionnel, la présente proposition de loi entend tirer les conséquences de la censure prononcée par le juge constitutionnel en prévoyant un dispositif de nature à garantir le droit à des conditions dignes de détention.
Le dispositif proposé s'inspire des réflexions conduites par le ministère de la justice. Selon les termes de l'article unique de la proposition de loi, toute personne détenue se plaignant de conditions indignes de détention aurait le choix de saisir soit le juge des référés, qui dispose d'un pouvoir d'injonction, soit le juge judiciaire, qui n'a pas un tel pouvoir mais qui peut ordonner sa remise en liberté.
Concernant les critères de recevabilité de la demande, le texte retient des termes voisins de ceux utilisés par la Cour de cassation : les allégations figurant dans la requête devraient être circonstanciées, personnelles et actuelles, de sorte qu'elles constituent un commencement de preuve que les conditions de détention ne respectent pas la dignité de la personne. Le juge ferait procéder aux vérifications nécessaires et recueillerait les observations de l'administration pénitentiaire dans un délai compris entre trois jours et dix jours ouvrables.
Si le juge estime la requête fondée, il reviendrait d'abord à l'administration pénitentiaire de prendre des mesures pour mettre fin aux conditions de détention indignes. Le juge ferait connaître à l'administration pénitentiaire les conditions de détention qu'il estime indignes puis il lui fixerait un délai, compris entre dix jours et un mois, pour y mettre fin par les moyens qu'elle estime appropriés. L'administration pénitentiaire pourrait notamment décider le transfèrement du détenu, avec l'accord du magistrat chargé du dossier s'il s'agit d'un prévenu.
C'est seulement si le problème n'a pas été résolu par l'administration pénitentiaire dans le délai prescrit que le juge judiciaire serait amené à statuer pour mettre fin aux conditions de détention indignes. Il aurait plus précisément le choix entre trois décisions : ordonner le transfèrement de la personne détenue ; ordonner la mise en liberté de la personne placée en détention provisoire, éventuellement assortie d'un contrôle judiciaire ou d'une assignation à résidence sous surveillance électronique ; ordonner un aménagement de peine si la personne est éligible à une telle mesure.
Toutefois, le juge pourrait refuser de prendre l'une de ces trois décisions si le détenu a au préalable refusé un transfèrement proposé par l'administration pénitentiaire, sauf s'il s'agit d'un condamné et que ce transfèrement porterait une atteinte excessive à sa vie privée et familiale.
Motivée, la décision du juge serait prise au vu des observations de la personne détenue ou de son avocat, des observations de l'administration pénitentiaire et de l'avis écrit du procureur de la République. Le juge pourrait décider d'entendre la personne détenue.
La décision du juge pourrait faire l'objet d'un appel, selon les cas devant la chambre de l'instruction ou devant la chambre de l'application des peines. L'appel du ministère public serait suspensif lorsqu'il est formé dans un délai de vingt-quatre heures. L'affaire serait examinée au plus tard dans un délai de quinze jours.
Un décret en Conseil d'État devrait préciser les modalités de saisine du JLD ou du juge de l'application des peines (JAP), ainsi que la nature des vérifications que le juge pourrait ordonner et l'articulation entre l'intervention du juge judiciaire et celle du juge administratif.
Cette nouvelle voie de recours permettrait ainsi de satisfaire aux principes posés par la jurisprudence européenne et nationale tout en l'assortissant des garde-fous nécessaires à la sauvegarde de l'ordre public. Elle ne dispenserait pas l'État de poursuivre le programme de construction et de rénovation de places de prison dont notre pays a besoin pour assurer une exécution dans des conditions satisfaisantes des peines d'emprisonnement prononcées par les juridictions pénales.