TROISIÈME PARTIE - JUSTICE ET RÉCONCILIATION
Mme Aurélia DEVOS, Vice-procureur, chef du pôle « Crimes contre l'humanité, crimes et délits de guerre » au Parquet de Paris
Mme Sandrine LEFRANC, Chargée de recherche au CNRS spécialisée dans l'étude des dispositifs de sortie de conflit politique violent mis en place par des acteurs locaux et internationaux
M. Ali AL-BAYATI, Porte-parole de la Haute-commission pour les droits de l'Homme d'Irak
Mme Vian DAKHIL, Députée irakienne d'origine yézidie
Modérateur : M. Bruno RETAILLEAU, président du groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les chrétiens et les minorités au Moyen-Orient
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M. Bruno RETAILLEAU - Je vous propose de prendre place dans l'hémicycle afin que nous poursuivions nos travaux.
Nous sommes convaincus qu'il ne suffit pas d'aides matérielles et de financements pour reconstruire un pays, mais qu'un pays se reconstruit aussi à partir de conditions immatérielles. Je citerais d'ailleurs le très contesté Monsieur Fukuyama, auteur de la thèse sur la fin de l'Histoire, et qui avait écrit un ouvrage où il montrait l'existence d'une corrélation entre la cohésion des sociétés et la performance, notamment économique et sociale, de ces mêmes sociétés. Par conséquent, une société fracturée ne peut pas se développer, se déployer. Plus une société est rassemblée et cohérente, plus elle trouve en son sein des qualités qui lui permettront de se développer, en l'occurrence pour l'Irak et le Moyen-Orient de pouvoir se reconstruire.
Je vais maintenant laisser la parole à Madame Aurélia DEVOS, magistrate au Tribunal de Grande Instance de Paris et également vice-procureur, chef du pôle « Crimes contre l'humanité, crimes et délits de guerre » au Parquet de Paris, pour évoquer ce sujet.
Mme Aurélia DEVOS - Le thème de la justice et de la réconciliation est très vaste. Je vous remercie de votre invitation. Elle témoigne de votre volonté de penser concrètement la possibilité de rendre la justice.
Les crimes commis en Irak et en Syrie à l'encontre des minorités religieuses et, plus généralement, de la population civile sont considérables et de nature très diverse. La conjonction de conflits armés, non-internationaux, superposés avec la commission de crimes non-juridiquement liés aux conflits armés tels que les crimes contre l'humanité, au premier rang desquels le crime de génocide, complexifie l'appréhension de leur traitement et leur lisibilité. Pourtant, cette situation de concomitance du conflit armé avec des crimes contre l'humanité n'est pas inédite. Elle est même bien connue. Elle a encore été constatée récemment en République Centrafricaine ou au Rwanda. En revanche, la nature hybride d'un groupe terroriste et de groupes armés non-étatiques ajoute à la complexité de la situation, et comporte un caractère plus inédit. Se superposent ainsi des infractions diverses par leur nature et leur approche que sont les infractions à caractère terroriste et les crimes dits internationaux protégeant des valeurs sociales très différentes.
Les infractions à caractère terroriste font référence à la volonté de terrifier et d'intimider, les crimes contre l'humanité touchent à l'être pour ce qu'il est et ce en quoi il croit et les crimes de guerre constituent le déni du minimum d'humanité dans la gestion d'un conflit.
Face à cette complexité juridique liant actes de terrorisme, crimes de guerre et crimes contre l'humanité, la question de la preuve et du jugement des auteurs présumés constitue à la fois le défi de l'efficacité et celui de l'exhaustivité. Il faut juger vite, bien et au regard de l'entière réalité des crimes commis, dans un contexte de multiplicité des crimes et des preuves, des auteurs présumés d'exactions et des nationalités.
La juridiction attendue de tous est, évidemment, la Cour Pénale Internationale, créée par le statut de Rome en 1998 et entrée en vigueur en juillet 2002. Or la Cour elle-même doit remplir des critères de compétence. Si l'article 5 du statut de Rome la rend parfaitement adaptée à la situation en prévoyant sa compétence pour les crimes les plus graves (crime de génocide, crimes contre l'humanité, crimes de guerre) qui touchent l'ensemble de la communauté internationale, l'article 4 prévoit que la Cour peut exercer ses fonctions et pouvoirs sur le territoire de tout État parti et, par une convention à cet effet, sur le territoire de tout autre État par le biais d'une déclaration spécifique reconnaissant la compétence de la Cour. Il faut alors rappeler que ni la Syrie, ni l'Irak ne sont des États partis au statut de Rome.
Un État peut évidemment déférer une situation au procureur. Ce dernier peut même ouvrir une enquête de sa propre initiative. Toutefois, dans ce cas précis, l'État dans lequel les crimes ont été commis ou l'État dont la personne accusée est un ressortissant doivent être des États partis ou avoir accepté la compétence de la Cour par une déclaration spécifique.
Ainsi, lorsque la procureure de la CPI indique, par un communiqué du 8 avril 2015, renoncer à enquêter sur les crimes commis par l'État Islamique en Irak et en Syrie, estimant très minces les chances de pouvoir enquêter et poursuivre les personnes qui portent la responsabilité la plus lourde, elle est dans le vrai. La seule possibilité de lui donner tort serait une saisine du Conseil de Sécurité des Nations Unies agissant en vertu du chapitre VII de la charte des Nations Unies, mais celui-ci est suspendu au véto régulier de la Russie et de la Chine.
Pour agir dans l'intérêt de la documentation des crimes et de la préservation des preuves, les Nations Unies se sont tout de même engagées dans une série de mécanismes existants ou en création, dont la visée judiciaire est de plus en plus prégnante. La mission d'assistance des Nations Unies pour l'Irak existait déjà. Elle avait été créée en 2003 à la demande de l'Irak pour aider le secrétaire général des Nations Unies à s'acquitter de son mandat et, notamment, à accompagner la réconciliation nationale et la reconstruction. Cette mission a établi périodiquement des rapports sur la situation des droits de l'Homme, dont la protection des civils dans le cadre du conflit armé. Cependant, l'on reste encore bien loin du judiciaire.
La commission d'enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne, dite commission Pinheiro , a été établie le 22 août 2011 par une résolution du conseil des droits de l'Homme des Nations Unies pour enquêter sur toutes les violations du droit international des droits de l'homme commises en Syrie depuis mars 2011. En dépit de son mandat circonscrit au territoire de la Syrie, cette commission a publié, en juin 2016, un rapport relatif aux crimes commis à l'encontre de la population yézidie en se concentrant sur les faits commis en Syrie, où de nombreuses victimes ont été transférées à la suite de l'attaque de l'État Islamique à Sinjar le 3 août 2014. La commission s'est plus particulièrement intéressée aux meurtres, viols, réductions en esclavage, esclavages sexuels, tortures, traitements inhumains ou dégradants et transferts forcés de populations, qu'elle a qualifiés de génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre. Si la commission documente les crimes, elle s'interdit de fournir des informations sur d'éventuels auteurs présumés. C'est une chose que de démontrer l'existence des crimes. C'en est une autre que de les lier à tel ou tel individu, même si nous pouvons appliquer, en droit, la responsabilité du supérieur hiérarchique.
Le mécanisme d'enquête international, indépendant et impartial sur les crimes les plus graves commis en Syrie, créé en décembre 2016 par l'Assemblée Générale des Nations Unies, est censé faciliter les enquêtes sur les violations les plus graves du droit international commises en Syrie depuis mars 2011 et aider à juger les personnes qui en sont responsables. Là encore, ce mécanisme a un mandat circonscrit aux faits commis sur le territoire de la Syrie. Pour autant, il pourra être amené à travailler sur les crimes commis par les membres de l'État Islamique en Irak.
Enfin, une équipe d'enquêteurs des Nations Unies a été créée récemment, par une résolution du 21 septembre 2017 à la demande de l'Irak, pour recueillir des preuves en Irak. Il s'agit d'une nouvelle forme de mécanisme, qui s'approche de la visée judiciaire.
Ces deux derniers mécanismes s'approchent de l'objectif de justice, mais sans pour autant donner d'indications précises sur les juridictions qui, in fine, pourront rendre la justice. Sur ce point, plusieurs pistes sont possibles, à commencer évidemment par les tribunaux irakiens, qui jugent tout à fait logiquement les crimes commis sur leur territoire, mais en vertu d'une loi anti-terroriste qui ne prend pas en considération la dimension des crimes contre l'humanité.
Nous pourrions également imaginer la création d'un tribunal spécial ad hoc, à l'instar de la Cour Pénale Spéciale de Bangui ou des Chambres Extraordinaires auprès des tribunaux cambodgiens. Ce tribunal regrouperait des magistrats irakiens et internationaux, ce qui supposerait l'alignement sur certains standards, à commencer par l'introduction d'incriminations spécifiques dans le code pénal et la non-application de la peine de mort.
Une autre possibilité est peu évoquée, alors qu'elle porte probablement une partie de la solution. Il s'agit des juridictions nationales d'autres États, en particulier les États de nationalité des auteurs de crimes. A cet égard, l'exemple de la France peut être éclairant. Les juridictions françaises sont compétentes pour connaître les crimes commis à l'étranger par leurs ressortissants et contre leurs ressortissants. Elles sont également compétentes en matière de terrorisme, de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité pour poursuivre et juger les ressortissants étrangers ayant établi leur résidence habituelle sur le territoire français, quand bien même ils ont commis des crimes à l'étranger sur des victimes étrangères.
La France poursuit ainsi ses ressortissants ou les étrangers résidents, pour certains sur la base d'infractions à caractère terroriste, mais l'évolution du confit et de l'accès aux preuves commence à permettre d'envisager des poursuites conjointes sur le fondement de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité.
Cette compétence spécifique en matière de crimes internationaux les plus graves est nationale. Elle est exercée par le pôle « crimes contre l'humanité, crimes et délits de guerre », section du parquet de Paris, créé par la loi du 13 décembre 2011. Ce pôle est composé de 3 magistrats du parquet et de 3 magistrats instructeurs, assistés de juristes spécialisés. Il traite aujourd'hui plus d'une centaine de dossiers, dont près d'une trentaine concernent des crimes commis en Syrie et en Irak, notamment à l'encontre de minorités religieuses. Ces poursuites sont menées contre des Français, mais également contre des personnes de nationalité étrangère installées sur le territoire français.
La France fait ainsi face à l'enjeu de poursuivre ses ressortissants, sans pour autant constituer un refuge pour les criminels contre l'humanité.
Il nous est permis de mesurer les difficultés de la preuve judiciaire des crimes et de l'importance considérable à apporter à la préservation de celles-ci, mais aussi à leur analyse. Ces crimes, par leur nature, ont vocation à éradiquer, avec ce terrible paradoxe, auquel nous sommes sans cesse confrontés, qui fait que les crimes de masse sont exposés par très peu de victimes, la majorité d'entre elles n'étant plus là pour en parler, ou n'osant pas le faire.
Si les crimes de guerre imposent de démontrer l'existence du conflit armé et les actions précises des auteurs présumés dans le temps et dans l'espace, les crimes contre l'humanité imposent de démontrer le caractère généralisé et systématique des attaques commises en exécution d'un plan concerté.
Le crime de génocide nécessite de surcroît l'intention de détruire en tout ou partie un groupe pour ce qu'il est. En ces matières, les investigations nous forcent à la persévérance et à la patience.
Si, face à ces défis juridiques, se pose la question de la juridiction compétente et pertinente, la solution est peut-être plurielle. En effet, rien n'exclut d'envisager les différents niveaux de juridiction non comme concurrents, mais comme complémentaires. La juridiction irakienne pourrait ainsi agir aux côtés d'un tribunal spécial, qui ne serait lui-même pas exclusif des juridictions nationales, pour répondre à l'ensemble des crimes commis. Cette configuration peut évoquer la situation actuelle en République Centrafricaine, où des dossiers sont traités par les juridictions nationales, par la Cour Pénale Spéciale de Bangui, qui est en cours de création, par la Cour Pénale Internationale et par les juridictions françaises. Cela implique évidemment que nos États soient en mesure de répondre à ce défi considérable, avec des moyens adaptés à l'ampleur des enjeux.
Lutter contre l'impunité, c'est évidemment poursuivre, juger et, le cas échéant, condamner. C'est aussi mettre des mots et qualifier au plus juste les crimes commis. Dans ce cadre, des défis considérables se posent à nous : conserver les scènes de crimes, en permettre l'analyse scientifique, conserver la preuve par la photographie ou le film, développer la topographie des lieux, développer des bases de données utiles pour recouper la masse d'informations, analyser les sources afin d'établir leur fiabilité, former utilement les acteurs locaux et les ONG, développer des méthodes d'audition des victimes, conserver les preuves médicales et développer des systèmes de protection des victimes et des témoins. Il s'agit de conserver aujourd'hui ce qui ne pourra pas être contesté demain.
Si, aujourd'hui, personne n'imagine que les multiples viols, massacres, conversions forcées, déplacements de populations et destructions des édifices culturels et religieux puissent être contestés, ils le seront inévitablement dans le futur s'il ne demeure que quelques voix pour encore les évoquer. L'enjeu judiciaire est donc également historique. Sans histoire collective partagée, toute reconstruction et réconciliation est vaine, et la répétition des crimes inéluctable. Il faut parler de justice pour la réconciliation, mais également de justice au service d'une paix durable.
M. Bruno RETAILLEAU - Je vous remercie de nous avoir rappelé qu'il ne peut exister de reconstruction sans réconciliation et de réconciliation sans justice.
Je cède maintenant la parole à Madame Sandrine Lefranc, afin d'évoquer le thème de la justice transitionnelle, en s'appuyant sur de nombreux exemples, comme l'exemple européen de Nuremberg ; l'exemple du Rwanda ou de l'Afrique du Sud ; en Asie, celui du Cambodge...
Ainsi, malheureusement, tous les continents ont fourni un certain nombre d'exemples de sociétés divisées, fracturées, traumatisées et qui se sont reconstruites en faisant un effort de vérité, de justice et, par conséquent, de réconciliation.
Mme Sandrine LEFRANC - Chargée de recherche au CNRS spécialisée dans l'étude des dispositifs de sortie de conflit politique violent mis en place par des acteurs locaux et internationaux
Je vous remercie de me permettre de participer à cet évènement. Je laisse la justice à Madame Devos, qui s'en occupe fort bien, et je vais tenter d'assumer le terme infiniment plus controversé de réconciliation. Ce terme renvoie à quantité de critiques, notamment d'associations de victimes, et de travaux scientifiques. Lorsqu'il est question de réconciliation, il peut être question de mille choses.
Je me concentrerai sur le savoir qui a été établi depuis une trentaine d'années, et qui s'appelle justice transitionnelle plutôt que réconciliation.
D'après les spécialistes, la justice transitionnelle est une réponse aux violations graves des droits humains centrée sur la reconnaissance des victimes et sur la promotion de la paix, de la réconciliation et de la démocratie.
Je m'exprimerai en tant que chercheuse. Je ne suis pas là pour donner des conseils en matière de gestion de sortie d'un conflit. La science de la justice transitionnelle rassemble un mélange d'expertises internationales, de politiques étrangères, de mobilisations d'associations de victimes et de science. C'est ce que j'évoquerai devant vous aujourd'hui.
La justice pénale est supposée faire partie de ce grand ensemble de la justice transitionnelle. L'amnistie reste une pratique dominante, puisque 50 % des mécanismes de justice transitionnelle sont des amnisties, avec toutefois une évolution vers des amnisties conditionnelles plus individualisées. Ces amnisties exigent notamment que les faits criminels soient révélés. C'est ce qu'il s'est passé en Afrique du Sud.
La vérité a beaucoup à voir avec la réconciliation. Il existe une trentaine de commissions de vérité de par le monde. Qu'est-ce exactement ? Il s'agit d'une institution ad hoc, temporaire, créée par le gouvernement ou par une assemblée législative, qui rassemble des hommes et des femmes de bonne volonté, donc certainement pas des hommes et des femmes politiques, qui sont chargés de remettre un rapport sur les violations graves des droits humains, de recenser les victimes et de les amener à parler pour, ensuite, recommander des mesures de réparation. En Afrique du Sud, 20 000 victimes ont été amenées à témoigner par écrit. 1 victime sur 10 a ensuite été invitée à faire état publiquement et oralement de ses souffrances.
La justice transitionnelle tend à proposer une définition de la victime indépendamment des causes politiques qu'elle a défendue. Il s'agit d'un élément décisif. Tout corps qui a été atteint par des violences physiques ou des violations graves des droits de l'Homme est victime, quel que soit le camp auquel il a appartenu.
Très souvent, les commissions de vérité et de réconciliation sont reçues comme des instances qui vont guérir les victimes. En Afrique du Sud, les victimes étaient incitées à tout dire, à exprimer leurs émotions, avec l'idée d'atteindre une forme de catharsis . Il s'agit sans doute d'une erreur que d'attendre de ces commissions qu'elles parviennent à guérir les victimes. Ce sont essentiellement des instances faites pour parler des violences et de l'histoire d'un pays avec d'autres mots et d'autres hiérarchies.
Les réparations sont un autre aspect des processus de justice transitionnelle. Elles représentent même une composante indispensable des politiques de réconciliation, avec l'idée qu'une victime est définie individuellement.
Se pose également la question d'en faire une politique de développement et une politique sociale générale. En Colombie, 1 personne sur 6 est aujourd'hui considérée comme une victime.
Les politiques d'épuration sont un point épineux, que je ne ferai que survoler. Quiconque s'est intéressé au cas de l'Irak le sait. Les politiques de justice transitionnelle s'intéressent surtout à des situations où l'État ne pose pas de problème, où sa continuité (territoriale, juridique et politique) n'est pas contestée.
L'éducation et les mémoriaux sont également un aspect important de tout processus de réconciliation.
Que peut-on dire de l'efficacité des politiques de justice transitionnelle ? La littérature est abondante sur le sujet. De nombreuses politiques ont été évaluées. Ces évaluations sont contradictoires. Il en ressort que c'est l'ensemble des politiques menées en même temps (poursuites pénales, amnisties individualisées, réparations, mesures de réconciliation) qui permet une amélioration des pratiques démocratiques et du respect des droits humains. Cette hypothèse de complémentarité est une conséquence de la très grande difficulté qu'ont les experts de la justice transitionnelle à s'accorder sur des buts. La justice transitionnelle doit tout à la fois restaurer une démocratie, reconstruire un État, parfois instaurer une forme de justice sociale et permettre de prévenir les conflits. Ces attentes sont souvent extrêmement ambitieuses. Le plus souvent, ceux qui construisent ces politiques utilisent des outils empruntés à la psychologie, lesquels montrent, à certains égards, que l'on se trompe d'objectif.
En Afrique du Sud, la commission de vérité et de réconciliation tendait le micro aux victimes, tout en leur imposant un cadre très contraignant : celui de ne parler que de leurs souffrances morales et de leurs difficultés à faire le deuil des personnes disparues. En imposant un discours psychologique aux victimes, en leur demandant de se taire lorsqu'elles souhaitaient parler de politique ou insulter leur ennemi d'hier, cette commission a restreint la liberté des victimes, tout en imposant une catégorie unique de victimes. Cette commission n'est pas du tout parvenue à réconcilier la société sud-africaine. En revanche, elle a permis d'ouvrir une parenthèse. Elle a permis aux élites politiques de s'entendre sur un langage commun. Elle a permis aux victimes d'attendre que les conditions soient réunies pour que justice soit faite. Les commissions vérité et réconciliation d'Amérique latine ont également imposé une dépolitisation.
La justice transitionnelle n'est pas une guérison. Ce n'est pas une réconciliation, mais une autre manière de vivre le conflit, une manière d'organiser la discorde sur des bases potentiellement pacifiques.
M. Bruno RETAILLEAU - Je vous remercie, Madame, de votre exposé qui met en lumière la distinction entre justice transitionnelle et justice, mais qui rappelle que si la justice transitionnelle peut concourir à établir les conditions de la réconciliation, ce n'est pas non plus synonyme de réconciliation. Cela montre bien la complexité du sujet.
Nous allons maintenant écouter deux intervenants successifs qui viennent de Bagdad : Monsieur Ali Al-Bayati, Porte-parole de la Haute-commission pour les droits de l'Homme d'Irak, puis Madame Vian Dakhil, députée irakienne d'origine yézidie.
On a parlé tout à l'heure de l'importance de la documentation en matière de justice. Avant même les mécanismes qui vont permettre l'étude des faits permettant les prises de décisions de justice, c'est l'un des rôles de cette Haute-commission pour les droits de l'Homme d'Irak. Monsieur Ali Al-Bayati est lui-même turkmène, il fait partie d'une composante de l'Irak et il a peut-être sa propre sensibilité de ce point de vue-là.
Je vous remercie, Monsieur Ali Al-Bayati, pour votre présence aujourd'hui et vous cède la parole.
M. Ali AL-BAYATI, Porte-parole de la Haute-commission pour les droits de l'Homme d'Irak - L'intitulé de cette conférence, « Justice et réconciliation », correspond exactement à ce dont l'Irak a besoin. La guerre a eu des conséquences néfastes pour tout le monde, sans exception. Nous avons besoin de justice et de réconciliation pour nous assurer que le terrorisme, la violence et l'extrémisme ne réapparaîtront pas, mais également pour garantir la stabilité du pays, ce qui aura un impact positif sur tout le Moyen-Orient.
Nous avons besoin de justice et de réconciliation, sans séparation ou fragmentation. Pour assurer la justice, nous devons condamner tous les auteurs de crimes sans hésitation. Lorsque nous y serons parvenus, nous pourrons commencer la réconciliation, à condition que nous comprenions bien qui doit être réconcilié avec qui, et sur quels sujets. La réconciliation ne concernera pas uniquement les victimes et leurs bourreaux. Elle doit être comprise dans une acception plus large et inclure un processus de modification des concepts qui ont amené à tant de violence. Je pense notamment au concept de majorité et de minorité, qui devrait être un outil démocratique pour conduire le pays. Malheureusement, les minorités ont toujours été vulnérables en Irak. Elles ont été laissées à la merci du terrorisme.
D'autres aspects importants doivent être couverts par le processus de réconciliation. C'est notamment le cas de l'idéologie, du comportement et du rejet de l'autre, qui trouvent parfois leurs racines dans l'éducation ou la religion. Nous avons besoins d'extirper ces racines et de corriger les erreurs qui ont été commises.
Il est également essentiel de ne pas oublier les réparations et la reconstruction du pays. Nous devons aider les victimes et leurs familles à s'intégrer de manière prioritaire au sein de notre communauté afin qu'elles puissent elles aussi participer à la reconstruction de la nation et de l'État. Seuls des citoyens forts pourront y parvenir. Il est donc très important de construire le nouvel Irak en impliquant les victimes, en faisant participer ceux qui ont souffert. Il est essentiel que ces personnes retrouvent foi en l'avenir.
Il faut que nous poursuivions tous les criminels sans exception et que l'on punisse les organisations, les individus et même les pays. Des crimes internationaux ont été commis ; ils ne sont pas le fait d'erreur. La résolution 2379 du Conseil de Sécurité des Nations Unies nous offre la possibilité de poursuivre Daech, mais nous devons travailler avec la communauté internationale et les autorités irakiennes pour la mettre en oeuvre. Ce n'est pas facile. L'Irak doit absolument travailler avec la communauté internationale pour atteindre l'objectif de justice.
Cela suppose de mettre en place un système central et national de base de données qui documente tout ce qu'il s'est passé en Irak, notamment ces quatre dernières années. Nous avons besoin d'un centre national de documentation qui recueille les témoignages des victimes. Cela permettra à ces dernières de participer à la justice.
Il est également nécessaire de faire juger les criminels par des tribunaux spéciaux. Pour cela, nous nous doterons d'une nouvelle législation qui nous permettra de traiter des crimes internationaux. J'en profite pour remercier tous les États qui nous ont soutenus dans la lutte contre le terrorisme et qui nous aide à restaurer la citoyenneté.
M. Bruno RETAILLEAU - Je vous remercie. J'espère qu'après les élections du 12 mai prochain, les outils législatifs évolueront pour permettre le développement de ce projet évoqué précédemment.
Je voudrais maintenant céder la parole à Madame Vian Dakhil, députée irakienne d'origine yézidie, que je remercie elle-aussi de sa présence.
Madame Vian Dakhil est connue puisqu'elle a obtenu le Prix Sakharov de l'Union Européenne et travaille activement avec beaucoup de caractère, de coeur et de courage, pour la communauté yézidie, notamment pour la cause des 100 à 200 jeunes femmes encore otages à ce jour.
Mme Vian DAKHIL , Députée irakienne d'origine yézidie - Je suis très heureuse d'être ici parmi vous. Je voudrais remercier les organisateurs de ce colloque pour leur soutien au peuple d'Irak dans toutes ses composantes.
Dans ce débat sur la citoyenneté, il est important que l'on s'arrête sur le génocide commis par Daech à l'encontre des minorités en Irak, et notamment des yézidis, le 3 août 2014, afin de mesurer les conséquences de cet acte horrible et son impact sur le quotidien des yézidis. Aujourd'hui, 85 % de la population yézidie vit dans des camps de déplacés, principalement au Kurdistan. Beaucoup de chrétiens et de yézidis ont été déplacés. Ils vivent dans des situations difficiles en raison du manque de nourriture et de lieux habitables. Beaucoup de déplacés n'ont pas accès à l'aide alimentaire, ce qui met leur vie en danger, sans parler des conditions d'hygiène difficiles.
Les enfants sont malades et non-scolarisés. La situation est donc très grave. Nous apprécions les efforts du peuple et du gouvernement du Kurdistan pour aider les familles yézidies, mais le sujet nécessite une coopération du gouvernement central et une mobilisation des institutions internationales.
Plus de 3 000 femmes yézidies sont actuellement aux mains de Daech, qui les vend comme des objets. Des gens les cachent toujours chez eux. Cela représente un véritable défi pour la citoyenneté.
Les yézidis vivent actuellement dans 17 camps de déplacés dans la région du Kurdistan. Ils sont sans espoir. Ils ont perdu confiance et sentiment d'appartenance. Ils vivent dans le doute. C'est une conséquence normale du génocide qu'ils ont subi par Daech. Ce génocide a considérablement influencé leur vie, leur manière de penser et leur comportement avec les autres.
L'envie de partir d'Irak est omniprésente. Plus de 500 000 chrétiens ont déjà décidé de quitter le pays, tandis que 100 000 yézidis vivent actuellement hors d'Irak. Le génocide de Daech a été commis à l'encontre de toutes les minorités, chrétiennes, shabak et autres. Sans position forte du gouvernement irakien, l'instabilité politique et la marginalisation conduisent évidemment les gens à préférer un départ. La situation décevante les pousse à raisonner comme cela.
De mon point de vue, la situation est pessimiste, sans sécurité, ni protection internationale. Tout cela affaiblit le projet de tolérance religieuse. Dans le même temps, je pense qu'il ne faut pas se décourager. Il faut continuer à travailler pour rechercher des solutions adéquates. Il s'agit d'un objectif stratégique pour assurer la coexistence, conformément au fondement des valeurs de citoyenneté.
Depuis trois ans et demi, je n'ai pas vu de véritable volonté gouvernementale d'assurer le retour des déplacés, dont le mécontentement est général. Nous ne voyons pas non plus de plan clair des Nations Unies pour organiser leur retour. Comment les déplacés peuvent-ils rentrer chez eux si le voisin qui les a trahis n'est pas puni ? Des criminels ont violé et tué des femmes yézidies. Or il ne peut pas y avoir de paix sans justice politique. Il faut donc punir les criminels et assurer une justice équitable. Justice doit être rendue aux victimes.
L'insécurité et la destruction des villages atteignent quasiment 80 %. Nous avons besoin d'un plan pour tout reconstruire, en commençant par les infrastructures. Nous manquons également d'un plan pour assurer la stabilité politique en coopération avec la communauté internationale. Le conflit régional autour de Sinjar est un autre souci. Ces problèmes doivent être réglés pour assurer la conception de la citoyenneté.
Nous pensons que le facteur essentiel pour mesurer le respect de la citoyenneté consiste à assurer la justice. Il est dommage que nous ne trouvions pas cela actuellement en Irak.
Les minorités font actuellement face à une menace réelle. L'Irak perd ses composantes ethniques et religieuses. Il faut accepter l'idée que la diversité de la société irakienne est un signe de force, et non un signe de faiblesse ou de divergence. L'Irak ne peut pas vivre en paix sans la participation de toutes ses composantes et sans assurer la liberté au travers d'une loi respectant l'égalité de tous les citoyens. Il faut que toutes les composantes de la société irakienne assument leurs responsabilités dans le processus de construction de la citoyenneté. Nous avons vraiment besoin d'une culture de la citoyenneté et d'une philosophie éducative basée sur une méthode vivante qui vise à respecter les comportements civils et les droits de l'homme.
Nous savons tous que le principe de la citoyenneté est basé sur la valeur de l'appartenance nationale, la valeur de l'égalité, le droit de tous à participer à la vie politique et la valeur de la liberté et de la démocratie. Une forte relation lie la conception de la citoyenneté et la conception de la justice politique. La citoyenneté prend toute son ampleur lorsqu'il existe une justice politique, loin de la discrimination, des écarts et de la marginalisation de l'autre. Lorsqu'il y a une justice, la conception de la citoyenneté se réalise vraiment dans l'esprit des gens.
L'état civil est basé sur un système qui valorise la paix, la tolérance et l'acceptation de l'autre, ainsi que l'égalité entre tous. On ne peut pas construire un état civil en mettant la politique et la religion ensemble. L'état civil est basé sur l'égalité entre les citoyens, dans leurs droits et leurs devoirs. Il n'existe pas d'état civil sans citoyenneté, et il n'existe pas de citoyenneté sans état civil. Malheureusement, on ne voit pas cela se réaliser en Irak, dans tous les domaines.
Le fait d'assurer une représentation des minorités dans le processus politique, que ce soit au parlement ou au gouvernement, est un devoir pour tous les citoyens. Pendant des années, le pouvoir a été monopolisé par les grands partis et les courants politiques importants.
Nous espérons, avec votre coopération, bâtir une société plus sûre, plus stable, où tous les Irakiens vivraient en respectant leur devoir, dans un état civil loin du terrorisme et de toute pensée malsaine ; une société où tout le monde vivrait en paix, dans la stabilité et le progrès.
Merci beaucoup.
M. Bruno RETAILLEAU - Merci à vous pour ces paroles fortes. Je rejoins tout à fait la définition que vous nous avez donnée de la citoyenneté. Vous avez remis dans le bon sens les termes qui font le titre de notre colloque : justice et réconciliation, justice et citoyenneté. Vous avez eu raison, même s'il s'agit d'un chemin de crête.
Nous avons maintenant quelques minutes pour répondre aux questions de l'assistance.
De la salle - Depuis ce matin, j'ai entendu parler d'implication et de promesse de changement. C'est bien. J'aimerais tout de même que nous revenions sur l'implication de puissances régionales et internationales, y compris la France. Sans reconnaissance, les mêmes évènements se reproduiront. Le même génocide a été commis dans le passé. Certaines puissances d'aujourd'hui y ont participé. Nous avons donc absolument besoin d'une reconnaissance pour empêcher que le même évènement ne se reproduise.
De la salle - La France est la cinquième puissance économique mondiale. Elle a voix au Conseil de Sécurité des Nations Unies. Pourquoi la Syrie et l'Irak refusent-ils de faire partie de la CPI ? Pourquoi d'autres pays souhaitent-ils quitter cette institution, qui donne l'impression de ne juger que des Africains ? Qu'est-ce que la France pourrait faire ?
Par ailleurs, les commissions vérité et réconciliation ont toujours échoué sur le volet des réparations. Or, si la justice n'apporte pas de réparations, les victimes ne peuvent pas se reconnaître dans la justice. Comment faire en sorte que les crimes s'accompagnent de réparations ?
De la salle, Mgr Louis Raphaël Ier SAKO - le respect des droits de l'homme, la citoyenneté et le progrès ne s'obtiendront pas par des guerres atroces. Depuis 15 ans, l'Irak a beaucoup perdu. L'éducation des gens au respect de la vie, de la nature, de la paix et de la coexistence harmonieuse est un projet de long terme. Les guerres ont créé d'importantes fractures entre les différentes composantes de nos pays. Quel est le futur de la Syrie, de l'Irak, du Yémen ? Ces guerres sont sans issues. Tout cela est très triste.
J'aimerais vraiment que les discours religieux qui incitent à la haine et à la violence soient considérés comme des crimes contre l'humanité.
Mme Aurélia DEVOS - Le sujet de la justice pénale internationale est intrinsèquement politique, en même temps qu'il est judiciaire. Je ne suis pas diplomate, mais mon regard judiciaire extérieur me permet de constater un certain nombre d'éléments. Ainsi, l'action de la France aux Nations Unies a été assez volontariste, d'abord dans l'espoir que le Conseil de sécurité des Nations Unies trouve les moyens de saisir la Cour Pénale Internationale. Malheureusement, toute cinquième puissance mondiale qu'elle est, la France n'a rien pu faire contre les vétos qui ont été déposés au Conseil de Sécurité. Pour autant, un certain nombre de mécanismes ont été mis en place. Parallèlement, une réflexion a été menée au niveau national sur les juridictions nationales en second recours.
Il y a deux ans et demi, nous avons été officiellement saisis du fichier César, ce qui a permis d'amorcer le démarrage d'une enquête au niveau national. C'est peu, mais ce n'est pas rien. Ce n'est pas parce que nous ne pouvons pas tout que nous ne devons rien faire.
J'imagine mal la Syrie s'engager dans le processus de la Cour Pénale Internationale, alors même que de grands États comme la Russie, la Chine ou les États-Unis ne sont pas partis à la CPI et que d'autres États souhaitent quitter ce dispositif. Interrogeons-nous sur les raisons profondes de ces velléités de départ. Peut-être n'est-ce que conjoncturel. J'entends les critiques sur la Cour. Je ne défens pas la CPI, ce n'est pas mon rôle. Pour autant, je pense qu'elle porte intrinsèquement beaucoup plus que les juridictions nationales. La Cour fait des choix. Parce qu'il ne peut pas tout embrasser et tout juger, le procureur fait des choix. Par définition, il est donc suspect.
Enfin, il est vrai que les actes commencent souvent par des mots. Il ne faut pas les oublier dans ce type de crimes. Le statut de Rome prévoit l'incitation à commettre le génocide. Nous l'avons intégré dans le droit français en 2010. L'incitation au génocide est un crime.
M. Bruno RETAILLEAU - Ajouter des guerres aux guerres ou des frappes à d'autres frappes peut parfois déstabiliser davantage que stabiliser.
Mme Sandrine LEFRANC - À certains égards, il est vrai que les commissions de vérité ont échoué, probablement parce que les attentes étaient trop grandes. Pour autant, elles ont prononcé des mots.
Les réparations se traduisent évidemment par des indemnisations matérielles, mais elles se traduisent également par la reconnaissance du statut de victime et d'autres mesures d'accompagnement. Concrètement, il s'agit de la possibilité pour un enfant chilien né de parents disparus de ne pas faire son service militaire, donc de ne pas cohabiter avec ceux qu'il perçoit comme les assassins de ses parents.
Les commissions vérité et réconciliation sont mises en place très rapidement après les faits violents. Pour l'essentiel, elles formulent des recommandations, dans un contexte où souvent, des lois d'amnistie interdisent les dommages civils. Par ailleurs, les réparations sont difficiles quand les violations des droits de l'homme ont été massives. Au Pérou, les victimes sont au nombre de 70 000. Dès lors, les réparations sont constitutives d'une véritable politique sociale, avec des coûts énormes.
Enfin, les réparations comptent, elles font énormément de bien aux victimes, mais il ne faut pas en attendre trop. La réconciliation et la justice sont d'autres points très importants.
M. Bruno RETAILLEAU - Je vous remercie toutes les deux pour ces réponses claires et précises.
J'invite maintenant Jan KUBIS, ancien ministre des Affaires étrangères slovaque, ancien représentant des Nations Unies en Afghanistan, représentant spécial et Chef de la Mission d'assistance des Nations Unies en Irak ; et je l'invite à tracer des perspectives, à lever des espérances notamment pour l'Irak.