M. György GRANASZTÓI, historien, ancien Ambassadeur auprès de l'OTAN et de l'Union européenne
Mesdames et Messieurs,
L'objet de mon intervention n'est pas de proposer une apologie de la situation en Hongrie, ni de m'attarder sur l'actualité politique du pays, déjà largement évoquée ce matin. Mon propos portera sur l'héritage du régime communiste tel qu'il est observé dans la Hongrie actuelle.
Les pays de l'Union européenne peuvent être classés en deux catégories : certains n'ont connu qu'un régime totalitaire au XX ème siècle, d'autres, comme la Hongrie, en ont connu deux. Les régimes totalitaires nazi et communiste en Hongrie ont eu des conséquences considérables sur la naissance du régime démocratique. Si la page du nazisme est aujourd'hui tournée, les conséquences du régime communiste sont encore perceptibles.
Le communisme a tenu une place importante dans les discours sur le modernisme en Europe et dans le monde, en raison du caractère progressiste perçu dans les valeurs communistes. La Deuxième Guerre mondiale, qui a vu l'Union soviétique lutter contre le fascisme et le nazisme, a renforcé cette perception progressiste. Je soulignerai deux points d'importance. En premier lieu, le communisme se définit lui-même comme une formation historique plus développée que les autres formations politiques et idéologiques. En second lieu, en raison de la longue période de coexistence pacifique en Europe et dans le monde du système soviétique avec les autres régimes politiques, et de l'existence d'une frange de la gauche sympathisant avec les valeurs communistes, le communisme a pendant longtemps été perçu comme compréhensible et tolérable, malgré des crises telles que la révolution de 1956. Les relations humaines et politiques tissées lors de la période de coexistence pacifique ont persisté bien après la chute du régime. Elles persistent encore aujourd'hui.
Rétrospectivement, l'une des principales erreurs commises par le régime communiste en Hongrie a été de ne pas permettre de tirer les conclusions des grands traumatismes historiques, en particulier de l'Holocauste. Si l'on compare le nombre de victimes juives hongroises déportées à Auschwitz à la population hongroise totale, la Hongrie a été, en Europe, le pays le plus touché par l'Holocauste. Il est extrêmement grave qu'aucune discussion n'ait émergé sur le sujet en Hongrie pendant les années de communisme : le pays a perdu les repères moraux et culturels relatifs au génocide des Juifs. Les raisons de cette absence de dialogue sont évidentes. Le régime communiste se positionnant comme une formation plus évoluée que les autres régimes, il a fait peser toute la responsabilité historique sur le régime précédent. La supériorité du régime communiste a supplanté le débat sur la responsabilité de la Hongrie, la participation des populations et la souffrance liée à l'Holocauste. Aujourd'hui, l'absence de dialogue sur ce sujet explique que l'on puisse entendre au Parlement, un député d'extrême droite s'enquérir de l'origine juive d'un parlementaire. Une grande partie de la population en a été extrêmement choquée. L'exigence morale se développe peu à peu mais n'est pas encore installée.
L'idéologie de la lutte des classes a également marqué le contexte politique. Dans le régime communiste, la classe moyenne représentait le principal ennemi. Rapidement, la « classe moyenne chrétienne » a été tenue responsable de l'Holocauste. Il s'agit là d'une absurdité de l'histoire, d'une position théoriquement intenable. Néanmoins, celle-ci persiste et se répercute dans la vie publique actuelle. Récemment, j'ai pris position dans un article de journal contre un politologue qui évoquait encore ce « crime originel » de la classe moyenne hongroise.
Outre certaines positions idéologiques, le passé communiste survit en Hongrie en raison de la présence de l'ancienne élite communiste dans la vie publique et dans la presse. La question de la nature du changement intervenu en 1990, rupture totale ou transition, fait débat dans le pays et interroge les relations qu'entretient la Hongrie avec son passé. J'insiste sur la naïveté des cadres du régime post-communiste, qui en 1990 n'ont pas perçu la frustration et l'amertume qu'engendrerait cette absence de lustration, ce maintien dans la vie publique d'anciens membres du régime communiste.
J'évoquerai à présent un point qui me semble fondamental pour comprendre l'héritage communiste de la Hongrie. Il concerne la société civile hongroise. Jusqu'aux dernières années du régime communiste, la société civile ne participait pas à la vie publique. Elle était neutre, laissée hors du champ politique. Ce système a des répercussions encore aujourd'hui. La première concerne l'organisation horizontale de la société civile, qu'il s'agisse des organisations religieuses ou culturelles, par opposition à l'organisation verticale de la société communiste. Les premiers partis d'opposition ont d'ailleurs suivi ce même modèle d'organisation horizontale. La deuxième répercussion résulte directement d'une conception de la société civile comme opposée à la société « officielle » communiste, avec pour effet un rejet de la notion de propriété publique, qui a persisté au sein de la société civile bien après la chute du régime. À ce titre, la nouvelle Constitution présente le mérite de marquer le retour de la notion de bien public, prérequis nécessaire à la définition de la citoyenneté.
M. Georges KÁROLYI
La société hongroise a effectivement été totalement bouleversée par le régime communiste, si bien qu'il est difficile d'y faire émerger une organisation comparable à celle des sociétés occidentales. À ce titre, je partage le point de vue de György Granasztói sur l'importance fondamentale de la classe moyenne qui, dans tous les pays du monde, est à la source de la croissance. Sans émergence d'une classe moyenne, les problèmes économiques et sociaux ne pourront être résolus en Hongrie.
Concernant la prise de conscience des deux catastrophes du siècle dernier qu'ont constitué le nazisme et le communisme, j'ai écouté avec intérêt les propos du Professeur Granasztói, indiquant que même s'agissant du nazisme, l'examen de conscience de la Hongrie n'a pas été suffisamment réalisé, comme en témoigne l'expression de certains représentants de l'extrême droite au Parlement. J'ajouterai que l'examen de conscience du communisme n'a pas été réalisé non plus. J'ai en mémoire un colloque que notre organisation avait organisé en Hongrie il y a quelques années, en ouverture duquel M. René Roudaut, ici présent, avait indiqué que les problèmes de l'Europe centrale et de la Hongrie en particulier étaient peut-être dus au fait que le procès de Nuremberg du communisme n'avait pas été fait. Cette affirmation est, à mon sens, très juste.
M. Jean-Yves LECONTE, sénateur
En vous écoutant, je constate d'importantes similitudes entre la Hongrie et les autres pays d'Europe centrale. Les données similaires concernent principalement les forces politiques agissantes depuis 1989 et la transition des partis communistes qui, finalement, ont été, dans chaque pays, parties prenantes aux négociations d'adhésion à l'Union européenne et ont failli lors de leur deuxième passage au pouvoir. Sur ce point, tous les pays de l'Europe centrale se situent sur la même ligne et ont vu, en outre, les partis socio-démocrates conserver, longtemps après 1989, un contrôle oligarchique d'une partie de l'économie.
Je pointerai cependant un certain nombre de spécificités propres à la situation hongroise : la violence antisémite et les modifications successives de la Constitution. Par ailleurs, j'observe qu'en Hongrie, la question de savoir qui appartenait à quel camp en 1989 continue de faire débat, ce qui n'est plus le cas dans le reste de l'Europe centrale. Contrairement aux autres pays d'Europe centrale, la Hongrie n'a pas réussi à dépasser le clivage de 1989.
M. György GRANASZTÓI
Permettez-moi d'ajouter que parmi les pays d'Europe centrale, qu'il s'agisse de la Pologne, de la Slovaquie, de la République Tchèque ou de l'Allemagne, la Hongrie est le seul pays où les fonctionnaires de très haut niveau dans le système communiste sont toujours présents dans la vie politique, à l'image du commissaire européen M. László Kovács.
M. Paul TAR, ancien Ambassadeur de Hongrie à Washington
Je tiens tout d'abord à remercier l'Ambassadeur Roudaut qui a parlé favorablement du premier gouvernement démocratiquement élu en Hongrie, présidé par M. József Antall, dont j'ai eu l'honneur d'être un proche collaborateur, puis ambassadeur à Washington. Je tiens à préciser que ce gouvernement a été attaqué tout aussi violemment que le gouvernement actuel, aussi bien à l'intérieur de la Hongrie qu'à l'extérieur. J'ajouterai que les gouvernements socialistes n'ont pas été attaqués de la même façon.
M. Michel Prigent a évoqué la diabolisation du communisme. Nous estimons que cette diabolisation n'a pas eu lieu, puisque, comme l'a souligné György Granasztói, les anciens cadres du parti communistes jouent toujours un rôle important dans la vie politique hongroise. Déporté de 1951 à 1953, j'ai gardé un souvenir de ce régime que je ne pourrai jamais partager.
M. Paul Gradvohl a évoqué avec une certaine ironie la question de la majorité des deux tiers. Je rappelle que cette mesure a été introduite en 1989, car les partis d'opposition de l'époque craignaient que le Parti communiste, à l'aide de ses réseaux et de ses finances, remporte les élections futures. Elu chef du gouvernement, József Antall a par la suite conclu un accord avec les libéraux pour réduire le champ d'application de cette loi. Mais ce n'est qu'aujourd'hui, grâce à sa majorité au Parlement, que le gouvernement Orbán a pu modifier la Constitution. À l'époque, j'avais proposé au gouvernement Antall de procéder à un référendum pour modifier la Constitution, tant il était clair que l'on ne pouvait espérer démocratiser le pays avec une Constitution stalinienne, inadaptée dans son ensemble au régime démocratique.
Je tiens à souligner que l'actuel gouvernement jouit d'une popularité extraordinaire dans les sondages et a remporté la quasi-totalité des élections partielles. Il me semble hasardeux de mettre en doute la légitimité d'un gouvernement aussi populaire. D'autres gouvernements en Europe ont perdu, en peu de temps, leur popularité sans que l'on ne remette en cause leur légitimité.
M. Paul GRADVOHL
Mon propos ne remettait nullement en cause le principe de la majorité des deux tiers, comparable à ce que l'on observe ailleurs en Europe, ni l'histoire de la création de cette règle, que vous avez parfaitement restituée. J'insistais uniquement sur l'utilisation de la thématique des deux tiers dans les discours tenus notamment à l'étranger, à l'égard de publics qui ne maîtrisent pas la réalité de la situation intérieure hongroise.
Je souhaite revenir sur la question de la classe moyenne. Les documents des services secrets soviétiques, hongrois et polonais révèlent que les discours sur la classe moyenne et la société civile étaient perçus dans les années 60 et 70 comme une invention des soviétologues américains. Le développement de la société civile évoqué par György Granasztói était d'ailleurs vu, à l'intérieur comme à l'extérieur du bloc soviétique, comme une évolution rendant les sociétés communistes plus difficilement gouvernables que sous Staline.
M. Richárd HÖRCSIK
Permettez-moi tout d'abord de vous faire part de mon estime pour le travail du Professeur Gradvohl. Néanmoins, certains points qu'il a évoqués appellent plusieurs remarques. Résidant en Hongrie, je ne partage pas les constats qu'il pose sur la société hongroise.
S'agissant du discours sur les classes moyennes en premier lieu, je n'y discerne en aucun cas un retour du climat des années 20 et 30. À mon sens, il s'agit au contraire d'un discours tourné vers l'avenir. En Hongrie, la propriété privée a été supprimée sous le régime communiste et une impulsion forte doit être donnée pour la reconstruire. La Hongrie a besoin d'une nouvelle classe moyenne si elle veut espérer connaître un avenir économique tourné sur l'extérieur.
En ce qui concerne la corruption dans les marchés publics, j'admets bien entendu que des difficultés existent. En revanche, j'estime qu'à ce titre, la Hongrie ne fait pas exception. Ces mêmes difficultés sont observées dans d'autres pays européens.
Enfin, sur la problématique du remboursement des études, j'affirme que les jeunes diplômés hongrois ont toute liberté d'aller travailler à l'étranger. Les universités hongroises forment d'ailleurs un grand nombre de médecins travaillant dans des hôpitaux britanniques, allemands et suédois. Mais au vu de sa situation économique actuelle, nous estimons que la Hongrie ne dispose pas de ressources suffisantes pour former les travailleurs, par exemple les informaticiens, des autres pays européens. Cela ne signifie en aucun cas que l'on prive les jeunes diplômés de leur liberté.
M. Michel PRIGENT
Je souhaite à mon tour revenir à la problématique de la classe moyenne. L'analyse de cette réalité implique de prendre en compte l'importance historique des effectifs de la noblesse en Hongrie. Dans son ouvrage « Conversations avec Staline », Milovan Djilas restitue une discussion entre Tito et Staline en 1945, au cours de laquelle ce dernier évoque la nécessité d'un traitement particulier de la Pologne et de la Hongrie en raison de l'importance de la noblesse.
Concernant la diabolisation, je souligne que le maintien d'anciens cadres communistes dans les affaires ou l'administration n'est pas incompatible avec une diabolisation du régime. Enfin, pour répondre au souci qui est le vôtre, je précise que pour avoir fréquenté certains cercles de la dissidence hongroise dans les années 70 et 80, j'ai été considéré persona non grata jusqu'à l'effondrement du régime communiste.
M. Georges KÁROLYI
En guise de conclusion, permettez-moi d'évoquer en quelques mots le thème de l'euroscepticisme. Le journal Le Monde a récemment publié une étude complète sur le sujet, citant la Hongrie comme le seul pays de l'Union européenne doté d'un gouvernement eurosceptique. J'estime qu'il faut nuancer ces propos. L'euroscepticisme en Hongrie est davantage le fait de la population que du gouvernement. Si le Jobbik, parti d'extrême droite, se présente comme un parti fondamentalement hostile à l'Europe, ceci n'est absolument pas le cas du gouvernement, qui contrairement à l'ancien gouvernement tchèque par exemple, n'affiche pas d'hostilité frontale à l'égard de l'Europe. S'il est vrai que le Premier ministre tient parfois des propos impulsifs, la Hongrie est un pays européen, comme elle l'a toujours été.
Déjà, il y a 1 000 ans, le roi Saint Etienne recevait la Sainte Couronne du pape français Sylvestre II et non de l'Empereur byzantin. Cet attachement de la Hongrie à l'Europe occidentale n'a jamais été démenti. Aujourd'hui, le gouvernement se trouve ponctuellement en décalage par rapport au mode de pensée actuellement en vigueur en Europe. Ce phénomène est conjoncturel.